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REVUE
DES
DEUX MONDES
XXXilP ANNÉE. — SECONDE PÉRIODE
TOME XUV. — !«' MARS 1863.
PARIS. — IMPRIMERI,E DE J. CLAYÊ
nUE SAINT-BENOIT, 7
REVUE
DES
DEUX MONDES
XXXIIP ANNÉE. — SECONDE PÉRIODE
TOME QUARANTE-QUATRIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE SAINT-BENOIT, 20
1863
1
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A"?
M'-'-' LA QUINTINIE
PREMIÈRE LETTRE.
A M. HONORÉ LEMONTIER, A PARIS.
Aix en Savoie» l**" juin 1861.
Eh bien! oui, père, j'ai du chagrin, tu l'as deviné, tu l'as senti.
Elle ne m'aime pas !
Qui, elle? Tu voyais bien, tu comprenais bien, au désordre de mes
lettres, et tu sais bien qu'à mon âge, et de l'humeur dont tu m'as
fait, il n'y a qu'un rêve : être aiméj et qu'une souffrance : aimer sans
espoir.
Surtout ne t'afflige pas : je ne suis pas faible, ni lâche, ni fou, ni
ingrat. Je sais que si je me laissais abattre, je te briserais le cœur.
Je lutterai, je lutte. N'aie pas peur, ton enfant tâchera d'être un
homme.
Je suis agité ce soir. Je m'efforcerai d'être calme demain. Je ne
sortirai pas, et je passerai ma journée, s'il le faut, à te raconter
mon histoire. Prends patience. Je crois que ce récit me fera du bien.
Trois semaines d'émotion sans t'ouvrir mon cœur, c'était trop. J'é-
touffe. A demain, père. Tu sais que d'abord et avant tout je t'aime
de toute mon âme.
Emile.
deuxième lettre.
A M. HONORÉ LEMONTIER, A PARIS.
Aix en Savoie, 2 juin 1861.
M'y voici. 11 pleut. Je me suis enfermé dans l'espèce de chalet
apocryphe que j'habite à côté d'Aix. Je ne veux m' occuper que de
6 REFUE DES DEUX MONDES.
toi aujourd'hui. Ne me gronde pas si j'écris comme un chat. C'est
déjà beaucoup que de pouvoir écrire.
Elle a vingt-deux ans. C'est trop pour moi, n'est-ce pas? Je me le
suis dit. C'est, en raison de la précocité de son sexe et de l'expé-
rience qu'elle a peut-être déjà du monde, dix ans de plus que mes
vingt-quatre ans; mais quand je l'ai vue d'abord, je l'ai crue beau-
coup plus jeune. Son premier aspect est celui d'une enfant.
Tu vois que ce n'est pas d'Élise Marsanne que je te parle. Élise
est une charmante personne. J'ai fait tout mon possible pour désirer
d'être son mari. Tu le désirais, toi, et tu avais raison. Elle est la
fdle de ton ami, elle est mon amie d'enfance. Je suis venu ici soits
prétexte de flâner comme elle, et au fond pour te complaire en m'at-
tachant à cette belle et chère enfant. Eh bien! je ne sais quel refus
obstiné s'est fait en nous. Je n'ai jamais pu venir à bout de l'aimer
autrement que comme ma sœur, et on n'épouse pas sa sœur.
Ne dis pas que je suis capricieux, non. Je n'ai point encore fini
d'être naïf, et surtout je n'ai pas travaillé à cesser de l'être; cela, je
te le jure !
Et puis il n'y a pas de ma faute ! Si Élise m'eût aimé,... que sait-
on?... Mais point. Élise est toujours notre Lisette si gaie, si franche,
si gentille, et, disons-le aussi sans reproche, si positive ! Toujours
la même raison enjouée, le même esprit d'ordre, les mêmes rires
en présence de tout ce qui sent Y exagération. C'est comme cela, ti\
sais bien, qu'elle appelle tout ce qui émeut un peu vivement les
autres, et il ne dépend pas de moi de n'être pas facile à émouvoir,
si bien que je suis un exagéré à ses yeux, et qu'elle me pardonne
d'être comme je suis. Elle est bien bonne, j'en suis très reconnais-
sant; mais ce continuel pardon amical me laisse calme, et tu m'as
permis de ne pas me marier sans amour.
Lucie a donc vingt-deux ans. Lucie est brune, assez grande;...
elle a des yeux... Eh bien ! non, je ne peux pas te décrire Lucie...
Demande-moi la couleur des yeux et des cheveux d'Élise, comment
sont faits ses doigts et ses bagues , comment elle s'habille : je sais
tout cela, et je pourrais t'en faire un portrait aussi minutieusement
étudié que si j'étais peintre; mais Lucie, non! Pour moi, son image
remplit le monde et ne saurait être concentrée. Mon cœur m'étouffe,
et ma main tremble rien qu'à écrire son nom !
Son père est le général La Quintinie, que tu ne connais pas, je
pense, et qui commande dans je ne sais quel département. Descend-
il du La Quintinie des jardins du temps de Louis XIV? Peu importe.
Le grand-père maternel de Lucie, xM. de Turdy, habite un château
qu'il a sur le lac du Bourget. Lucie a été élevée par ce grand-père
et par une grand' tante avec laquelle elle passe les hivers à Chain-
béry. L'été, elle habite sans sa tan-te le manoir de l'aïeul.
MADEMOISELLE LA QUIiNTIlNIE. /
Elle a passé deux ou trois ans à Paris dans le couvent où était
Élise Marsanne. Malgré une certaine différence d'âge, elles s'ai-
maient beaucoup, et en venant à Aix, Élise se faisait une grande fête
de la revoir. Elle a été tout de suite lui rendre visite avec sa mère.
Le soir même, elle m'a parlé d'elle. — Si vous connaissiez Lucie,
me disait -elle, vous n'auriez pas assez de mots à grand effet dans
votre vocabulaire exalté pour dire l'impression qu'elle vous cause-
rait.
— C'est donc une merveille?
— Ah ! une merveille! Voilà déjà! — Et la bonne Élise de rire.
Moi aussi, je riais. Le surlendemain, j'ai rencontré Lucie chez ces
dames. Élise me regardait en riant toujours. J'étais très calme, très
froid, si froid et si calme que, Lucie partie, j'ai dit à Élise que son
amie était très bien.
Mais le coup était porté, vois-tu! Si j'avais dit seulement trois
paroles, je me serais trahi et rendu ridicule, j'aimais Lucie. Pour-
quoi? Oui, au fait, pourquoi Lucie et pas une autre? Il y en a ici à
choisir pour objet de mes rêves, des demoiselles plus ou moins à
marier, des brunes, des blondes, des Anglaises sentimentales, des
Parisiennes pimpantes, des Allemandes toutes roses, des Italiennes
toutes pâles. Lucie n'est rien de tout cela. Elle n'est peut-être pas
jolie; je n'en sais rien. Elle m'a regardé, elle m'a salué, je lui ai dit
trois mots insignifians, j'avais probablement l'air stupide. Elle m'a
vaguement souri, et avec tout cela elle m'a pris mon cœur comme
si elle me le tirait de la poitrine avec ses deux mains, et elle l'a em-
porté avec elle, probablement sans y attacher plus d'importance qu'à
une feuille que l'on cueille ^ passant et par distraction à une
branche du chemin.
Père, toi qui as aimé, est-ce comme cela qu'on devient amou-
reux d'une femme? Se rend-on compte de ce qui vous plaît en elle?
Est-on dans son bon sens quand cette flèche vous arrive sans qu'on
l'ait prévue, sans qu'on ait eu le temps de s'en préserver? Oh! le
vieux Gupidon avec son carquois et son arc! Je n'avais jamais songé
que ces emblèmes fussent l'explication de l'éternel phénomène, de
l'événement fatal, aussi vieux que le monde, et aussi vrai il y a
quatre mille ans qu'il l'est encore aujourd'hui!
Mais je suis peut-être fou ! Dans le temps de froid examen où nous
vivons, doit-on être ainsi la proie des antiques fatalités et des in-
stincts aveugles? Ne doit-on pas raisonner tout, même l'amour, et se
dire, comme plusieurs que je connais : A quoi cela me mènera-t-il?
Tu ne m'as pourtant pas appris cela, toi ! Tu ne m'as pas recom-
mandé de veiller sur les élans spontanés de mon cœur! 11 m'a sem-
blé au contraire que tu désirais me le conserver chaud et entier:
mais tu pensais que j'aimerais Élise et que mon bonheur viendrait
8 REYUE DES DEUX MONDES.
d'elle. Je l'ai cherché ailleurs, ou plutôt la fatalité m'a appelé ail-
leurs, car me voilà malheureux. Du moins je souffre. Et je vis pour-
tant! et je ne sais pas guérir!
C'est bien vulgaire, il me semble! Je me fais l'effet d'un amou-
reux classique. Vorrei e non vorrei. Je ne sais ce que c'est, je ne
sais ce que j'ai, et je ne sais pas le dire, à toi, médecin de mon âme.
J'ai l'orgueil profondément irrité, et par momens je suis honteux
de moi. Aide-moi donc à me retrouver ! Je ne comprends pas ce que
je suis devenu.
Le jour où pour la première fois j'ai vu Lucie, j'ai passé la soirée
à me promener avec Henri. Il a vu, à mon silence, qu'il y avait en
moi du changement, et il m'a dit en riant : Tu es donc amoureux?
J'ai nié, et puis j'ai avoué.
— Eh bien! m'a-t-il dit, je la connais cette Lucie, elle est riche,
mais tu l'es aussi. Vos situations se valent, et on ne lui connaît pas
d'engagemens. Sa famille est très considérée, la tienne aussi; je ne
vois pas d'obstacles. Fais-toi aimer.
Fais-toi aimer! comme si cela était aussi facile que de se faire
voir ! J'ai été si épouvanté d'un conseil où je sentais toute mon âme
et tout mon repos en jeu, que je l'ai repoussé vivement. Je ne sais
quelle sotte honte m'a fait mentir après la sincérité du premier aveu :
j'ai prétendu que je n'étais pas épris au point de faire la moindre
démarche avant d'avoir réfléchi et surtout avant de t' avoir consulté.
Pour le dernier point, je sentais bien que je te devais la première
confidence. Eh bien! j'ai osé encore moins avec toi qu'avec moi-
même. Il m'a semblé qu'un sentiment si subitement éclos te ferait
sourire, à moins d'être exprimé avec une certaine mesure; j'ai es-
sayé de t'écrire raisonnablement que j'avais perdu la raison. Je n'ai
pas pu résoudre un pareil problème.
Le lendemain, comme je flottais dans cette agitation vague et
terrible, le hasard ou plutôt ma destinée m'a conduit au château
de Turdy. Il avait été convenu que j'irais avec M'"^ Marsanne et sa
fille à l'abbaye de Hautecombe, que nous connaissions déjà, mais
où nous n'avions pas visité la fontaine intermittente , dite des Mer-
veilles. C'est une attrape bien conditionnée; mais le lac, vu de la
hauteur, est si joli! Et puis Élise et sa mère étaient gaies; Henri,
qui nous servait de cicérone ^ est toujours parfaitement aimable; les
petits bateaux du lac sont trop petits et parfaitement incommodes,
mais ils sont bien menés par de bons Savoyards enjoués et obli-
geans, et notre promenade, riante par elle-même, pouvait supporter
beaucoup de déceptions.
Comme nous redescendions le lac. Élise proposa de me montrer
de près le château de Turdy, qui est sur la même rive que l'ab-
baye, à peu près en firf* f^^i\-les-Bains. Le cœur me battit bien
MADEMOISELLE LA QUINTINIE. 9
fort; mais j'eus l'air de ne m' intéresser qu'au château, et nos bate-
liers nous déposèrent à un petit port composé de quelques maisons
de pêcheurs ombragées de beaux arbres et tapies à la rive, dans
l'échancrure d'un rocher.
Tu connais ce beau pays de Savoie; je ne sais si tu te rap'peUes
cette localité, tout ce rivage du lac, du côté que ferme à pic la mu-
raille dentelée appelée la chaîne des monts du Tchaty du Chat en
langue vulgaire. Nous avons vu ensemble de plus grands lacs et de
plus hautes montagnes ; mais celles-ci ont une élégance de formes
et une limpidité de couleur qui me charment. Ce beau calcaire du
Jura se refuse aux teintes sombres de l'humidité et aux souillures
pittoresques de la décrépitude. Le vieux manoir de Turdy, édifice
élégant dans sa force et planté à mi-côte de la montagne, mire dans
le lac trop bleu peut-être sa face carrée, peut-être trop blanche.
Les constructions du chemin de fer sur la rive opposée sont trop
blanches aussi, mais elles ne jurent pas sur les roches pâles et nues
qu'elles décorent de tourelles et de portiques encorbellés à l'entrée
et à la sortie de chaque tunnel. Il y en a, je crois, huit ou dix le
long du lac que côtoie la voie ferrée. Voilà les riantes fortifications
de l'âge moderne, et je n'ai pu me refuser à cette réflexion qu'Élise
n'a pas voulu prendre au sérieux, et qui me frappait pourtant
comme une idée saine et rassurante pour l'avenir : c'est que les
tours à mâchicoulis et les monumentales barrières de cette région ne
ferment plus la communication entre les peuples, mais qu'elles
l'ouvrent au contraire avec les forces souveraines de l'industrie, à
travers les flancs compacts des montagnes, obstacles que la nature
elle-même semblait avoir voulu poser à l'échange des relations so-
ciales, et que l'homme a pu et voulu vaincre.
La partie du Jura que je te décris, par manière de calmant,
avant de te faire entrer dans mon orage intérieur, est donc surpre-
nante de couleur fraîche et d'aspect théâtral. C'est bien le pays que
la faahion européenne a pu adopter pour ses promenades de santé
ou de plaisir. Des routes magnifiques , des constructions coquettes,
des chalets luxueux, d'antiques manoirs rajeunis, des cultures vi-
vaces, un grand air de bien-être et de propreté chez les habitans
enrichis par l'affluence des étrangers, tout cela ne parlerait pas
assez à l'imagination de l'artiste, si, à deux pas du riant vallon
d'Aix et du paisible lac, la nature ne reprenait sa libre et forte allure
alpestre. J'ai pu en juger lorsque, arrivés à Turdy, nous nous sommes
trouvés tout d'un coup sur la terrasse formée par le vaste sommet
du massif carré du vieux château. De là on domine tout le lac, long»
étroit, sinueux et ressemblant à un large fleuve du Nouveau-Monde;
mais quel fleuve a cette transparence de saphir et ces miroitemens
irisés?
10 REVUE DES DEUX MONDES.
Le msînoir de Turdy n*est pas loin de l'extrémité du lac , côté de
Chambéry. Il est situé à deux ou trois heures de marche verticale,
juste au-dessous de la Dent-du-Chat^ la ])ointe la plus élevée de
cette crête marmoréenne qui presse le rivage en plongeant tout
droit dans le flot, et assis sur un rocher qui dépasse et mouvementé
un peu la ligne trop roide de ce rivage abrupt. Ce rocher est assez
vaste pour porter un paysage entier de jardins et de fabriques ad-
mirablement posé dans ses ondulations. Le manoir est d'un beau
style et de taille à figurer sans mesquinerie parmi les escarpemens
qui le portent et le dominent. Il est complètement inhabité, quoi-
que en bon état de réparation extérieure; mais probablement il fau-
drait, pour arranger l'intérieur, des dépenses trop considérables,
et généralement les habitans du pays préfèrent accoler, au pied ou
au flanc de ces vastes et incommodes constructions de leurs pères,
des logis modernes à la mode anglaise ou suisse. Celui de Turdy est
bas et occupe une ligne assez longue, avec des ailes en retour.
Ombragé d'un gros massif de beaux arbres, il est comme caché et
abrité par la forteresse contre le couronnement de laquelle il s'ap-
puie, tournant le dos au lac et ne regardant pas même en face de
lui la muraille austère de la montagne, qui lui est cachée par les gros
tilleuls du jardin. En revanche une large échappée de vue à gauche,
sur la terrasse en demi-cercle de ce jardin, permet d'embrasser
toute la vallée de Cliambéry, à laquelle l'extrémité du lac sert de
premier plan, et dont le profond horizon est fermé par les glaciers
majestueux des grandes alpes de neige. Mais la vue générale du site
est à prendre sur le toit plat du vieux château. De là on voit s'ouvrir
magnifiquement la gorge qui serre le lac , et on peut compter les
nombreux plans et méandres de la vallée de Chambéry, large et
long soulèvement bosselé, fouillé, craqué et disloqué dans tous les
sens, et enfin aflaissé dans son ensemble désordonné, au milieu du
soulèvement resté debout des montagnes environnantes.
C'est un beau spectacle que celui de cette nature en ruine que
décore une splendide végétation, vierge en apparence, bien que
partout dirigée ou utilisée par la main de l'homme. Elle est si ga-
zonnée, si arrosée, si lavée et si fraîche de ton, cette nature savoi-
sienne, qu'on peut lui reprocher quelquefois, surtout aux environs
d'Aix, d'être un peu vignette anglaise, paysage romantiques com-
posé et colorié à plaisir. D'autre part, les cultures, où, comme en
Italie, la vigne court en guirlandes sur les arbres, mais ici avec une
coquetterie plus arrangée, ont un air de fête champêtre qui manque
ua peu de naïveté. Heureusement à deux pas de là le roc nu avec
des chutes d'eau dans ses brisures, les ravins profondément tran-
chés et charriant des blocs au milieu des prairies, les arbres et les
terres entraînés par les orages, montrent bien que la beauté primi-
MADEMOISELLE LA QUINTINIE. 11
tive conserve ici une certaine habitude terrible, et que ni le touriste
de la belle saison ni le patient et laborieux paysan de la montagne
ne l'ont encore soumise entièrement à leur profit ou à leur plaisir.
Je regardais ce grand , fier et doux tableau , songeant au plaisir
de vivre là, près d'une femme aimée, lorsqu'une voix déjà connue
comme si je l'eusse entendue toute ma vie me fit tressaillir et frisson-
ner : c'était M"® La Quintinie, qu'on nous avait dite absente, et qui
rentrait de la promenade avec son grand-père. Elle accourait embras-
ser Élise, et M""^ Marsanne se hâta de me présenter à M. de Turdy.
C'est un .grand vieillard maigre, poli, un peu timide, assez insi-
gnifiant à première vue, mais que je ne pouvais cependant pas re-
garder sans intérêt, car il avait une réputation de grande honora-
bilité, et je savais déjà que Lucie l'adore. Il m'accueillit avec cette
politesse provinciale qu'on raille à Paris, mais que je trouve fort
l3onne et fort agréable quand elle n'est pas exagérée, et c'était ici le
cas. On nous fit entrer au salon, et il n'y eut pas moyen de s'en
aller. Lucie retenait obstinément ces dames à dîner. M. de Turdy,
qui connaissait un peu Henri, nous retint tous les deux. On renvoya
nos bateliers, on se chargeait de nous faire reconduire le soir.
C'est ainsi que je me suis trouvé introduit et accepté dans la
maison de Lucie, non comme un prétendant qui n'eût peut-être
jamais osé se présenter, mais comme un hôte et un ami de plus que
le hasard protège. Je ne sais pas trop ce qui s'est passé avant et
pendant le dîner. Je ne sais pas mieux dire dans quel état d'émo-
tion bizarre je me trouvais. J'avais des envies nerveuses de rire et
de pleurer, et si j'eusse bu autre chose que de l'eau, je me serais
cru surpris par l'ivresse.
Peu à peu je me suis retrouvé en rencontrant deux ou trois fois
les yeux de Lucie fixés sur moi et comme étonnés. J'ai repris l'ai-
sance que donne l'habitude du monde, mais non le calme intérieur.
La voix de Lucie, extraordinairement forte et douce en même temps,
me frappait de secousses électriques chaque fois qu'elle s'élevait
au-dessus du diapason de la causerie intime. Cette voix a, je t'as-
sure, une puissance fascinatrice, et je crois même qu'elle est, en ce
qui me concerne du moins, la plus grande séduction extérieure de
Lucie. Elle est parfois vibrante comme l'airain et remplit le milieu
où elle résonne comme une sorte de commandement majestueux.
Son rire est si franc, si large, si chantant, qu'il n'y a pas d'orage
qu'il ne doive couvrir ou disperser. Une interpellation directe de
cette voix à son diapason élevé est comme un appel aux armes dans
le tournoi de la conversation. Et puis, dès qu'elle a engagé un
échange quelconque de paroles, elle s'emplit d'une suavité qui
semble verser des torrens de tendresse et d'abandon, quelque insi-
gnifiant que soit le fond de l'entretien.
12 REVUE DES DEUX MONDES.
Ceci ne veut pas dire que Lucie parle avec frivolité sur quoi que
ce soit. Au contraire, elle est sérieuse sous un grand air de gaîté
juvénile; mais je veux te faire comprendre qu'avant de l'apprécier
dans son intelligence on est déjà subjugué par son accent.
Son regard est comme sa voix, il est franc et doux, non pas hardi,
mais brave, trop souvent distrait peut-être, mais toujours pénétrant
quand on l'obtient en plein visage, et bienveillant pour peu qu'on
le mérite. Ses yeux sont d'une limpidité que je n'ai jamais trouvée
dans les yeux noirs. Ils ne sont pas noirs du reste, du moins je les
vois d'un ton orangé quand je parviens à me rendre compte de
quelque particularité en la regardant, car, malgré mon habitude de
contempler avec un soin égal l'ensemble et les détails de toute chose
et de tout être, ce qui me domine dans l'aspect de Lucie, c'est l'en-
semble. Cela tient à ce qu'il m'est impossible de la regarder de
sang-froid. Je ne sais quel vertige flotte autour d'elle; c'est comme
le frissonnement d'un nimbe.
Mais comme je dois t'impatienter avec mon récit qui n'avance
pas! Ce jour-là, il ne se passa rien du tout entre elle et moi, rien
d'apparent du moins. Nous étions parfaitement étrangers l'un à
l'autre, et je me taisais dans la crainte de perdre une seule de ses
paroles ou de me distraire de l'émotion délicieuse où je me sentais
plongé. Qu'a-t-elle dit? a-t-elle dit quelque chose? De quoi a-t-on
parlé autour de nous ce jour-là? Je n'en sais absolument rien. J'é-
tais dans un état surprenant; il me semblait faire un rêve de som-
nambule, marcher au bord d'un précipice avec aisance et savourer
l'enivrement de l'abîme avec la confiance d'un fou.
J'ai été seulement frappé de la manière dont elle m'a dit adieu.
M. de Turdy engageait Henri à revenir souvent le voir, et comme il
s'était aperçu de mon admiration pour le beau site où s'élève sa
demeure, il m'invitait à revenir aussi. Sa petite-fille et lui nous ont
reconduits jusqu'au bord du lac, où deux barques nous attendaient.
Dans la première, qui est celle de M. de Turdy, il n'y a, en sus des
bateliers, de place que pour deux personnes. C'est un de ces petits
canots elfilés qui nagent avec une vitesse étonnante. M'"»" Marsanne
et sa fille s'assirent dans cette barque et passèrent devant. Il y en
avait une plus grande pour Henri et pour moi; celle-ci s'appelait
leg Amt'g, la première s'appelle Lnric. Je compris que M. de Turdy
n'admettait jamais d'autre passager que lui-même avec sa petite-
fille, et je lui en sus un gré infini. Ces embarcations sont si étroites
qu'il n'y a vraiment aucune pudeur à y entasser des femmes études
hommes. En nous quittant, M. de Turdy nous cria : au revoir, et
Lucie répéta d'une voix franche ce mot, qui ne s'adressait qu'à moi
pai* le fait du hasard. J'étais entré le dernier dans la barque, j'avais
encore un pied sur le rivage, et Henri était déjà au bout de la
MADEMOISELLE LA QUINTINIE. 13
proue, prétendant ramer à la place du batelier pour ne pas prendre
froid.
Il eut bientôt assez de cette gymnastique. Le lac est plus îai-ge
qu'il ne paraît. Henri vint donc s'asseoir près de moi. La lune était
resplendissante, et le ciel, criblé d'étoiles, ressemblait à un ciel de
Naples. Je ne voulais parler que de ce beau spectacle, mais Henri
me parla de Lucie. — Eh ! me dit-il, il va bien, il va même très
bien, ton mariage! C'est très romanesque, et pourtant cela va tout
seul.
J'étais épouvanté de cette ouverture, je la trouvais insensée, et si
tout autre qu'Henri Valmare me l'eût faite, je crois que je me serais
fâché. Me parler avec cette légèreté, cette liberté d'esprit du but
terrible et sacré de l'amour, et cela au début du premier sentiment,
à riuvasion du premier trouble, c'était me traiter comme on ferait
d'un oiseau que l'on précipiterait sans ailes dans l'inconnu de l'es-
pace. Je ne répondis point. Je sais qu'Henri est bon quand même.
C'est le plus intime, sinon le plus sympathique de mes amis d'en-
fance. Il a ton estime et ton affection ; mais tu avais bien raison de
me dire : « Vous ne vous comprendrez pas toujours. » Le fait est
que déjà nous ne nous comprenions plus du tout, et que sa précipi-
tation me semblait un outrage à la divine pureté de mon premier,
rêve.
Il ne s'inquiéta guère de mon silence. — J'ai beaucoup parlé de toi
à M. de Turdy, reprit-il. Comme il me questionnait sur ton compte,
frappé qu'il était de ton heureuse physionomie, je lui ai raconté
toute ta vie, la manière dont ton père, resté veuf de bonne heure,
t'a élevé lui-même, à lui tout seul et à sa manière, en homme très
fort, très admirable et très original qu'il est, comme quoi cet ex-
cellent père avait réussi à faire de toi un garçon charmant, cheva-
leresque, poétique, un véritable Amadis des Gaules. J'ai dit tout
cela sans rire, parce que j'aime ton père et toi, parce que, tout en
vous trouvant singuliers, je vous estime à l'égal de ce qu'il y a de
meilleur dans le monde, et mon vieux Turdy, qui n'est pas mal don
Quichotte non plus, a pris feu tout de suite. Il ne m'a pas demandé
si tu étais riche ou pauvre, mais si tu étais occupé. J'ai répondu :
// s'occupe^ ce qui n'est peut-être pas la même chose; mais il n'a
point paru faire de distinction, et je te jure que tu as fait sa con-
quête et par conséquent celle de sa charmante petite-fille, qui ne
voit que par ses yeux.
Je ne répondais toujours point. Je ne voulais ni approuver la pré-
cipitation d'Henri, ni le dégoûter de me rendre service, car je sen-
tais bien qu'il pouvait seul suppléer à ma timidité... D'où vient que
cette brusque façon de me pousser dans ma destinée me faisait
souffrir?
f4 REVUE DES DEUX MONDES.
II remarqua mon silence et parut s*en inquiéter. — Après ça, me
dit-il, peut-être t'es-tu moqué de moi en me disant que tu étais
épris de M"*' La Quintinie, et peut-être au fond penses-tu toujours
à M"* Mai'sanne?
— Dis-moi, lui répondis-je, que tu es amoureux d' Élise, et lais-
sons l'autre tranquille. Pauvre jeune fille, si riante et si heureuse,
qu a-t-elle fait d'excentrique ou de hasardé aujourd'hui, pour que
deux écoliers en vacances se permettent d'épier le premier batte-
ment de son cœur et de disposer de sa vie dans leurs rêves?
Henri se prit à rire, et puis tout d'un coup il me développa d'un
ton fort sérieux, et pour la première fois, ses théories sur l'amour
et le mariage. « Mon cher ami, dit-il, libre à toi de te prendre pour
un écolier; mais moi, je sens que je suis un homme, et un homme
de mon temps, qui plus est. A vingt-cinq ans, j'en ai, à beaijpoup
d'égards, cinquante. Tu ne m'en fais pas ton compliment, je le
sais, je t'en dispense. Je n'ai pas la prétention de te servir de mo-
dèle, et je ne me permets pas de vouloir rien déranger au système
d'éducation que ton père t'a appliqué. Je suis ce qu'on m'a fait, ce
que le monde d'aujourd'hui fait de tous les jeunes gens qui ne se
présentent pas à lui armés de toutes pièces par la déesse Minerve,
^et cuirassés de théories plus ou moins transcendantes. Je ne suis
pas venu au monde, comme toi, avec une fortune bien établie. Mon
père a mangé gaîment la sienne sans trop songer à mon avenir,
c'était son droit. Il m'a procuré un emploi assez lucratif dans un
ministère. Je suis un homme occupé^ moi, et je n'en suis pas plus
fier, car mon occupation ne sert absolument à rien et ne me prend
pas une parcelle de mon intelligence , de mon cœur .ou de ma vo-
fonté. Je suis un privilégié qui ne feint même pas de travailler, vu
qu'il est fier et méprise l'hypocrisie, un être complètement inu-
tile à la société, et qui ne se soucie pas plus d'elle qu'elle ne se
soucie de lui. Mon père s'est servi d'une influence acquise par ses
opinions; moi, je n'ai pas encore d'opinions politiques, et comme je
suis un honnête garçon, je ne feins pas plus d'en avoir que je ne
feins de prendre mon emploi au sérieux. Je sais très bien qu'en
perdant mon père je resterai sans appui, et que si j'ai affaire alors
à des supérieurs zélés, à des pédans administratifs, je perdrai ma
place. Voilà pourquoi je songe à me marier pendant que j'ai cette
place, qui fait de moi ce qu'on appelle un parti sortable. Qui dit ma-
riage dit donc affaire dans la position où je suis; cette position, je
ne me la suis pas faite, je l'ai subie. Je n'aurais pas mieux de-
mandé que d'être un homme de mérite, mais on ne m'a pas donné
roccasion de le devenir. J'y suppléerai par ma volonté quand je me
sentirai mûr. Je réfléchirai, j'écrirai ou j'agirai; je serai quelque
chose. Il n'est pas permis de ne rien être au temps où nous vivons.
MADEMOISELLE LA QUINTINIE. 15
Ce que je produirai, je ne le sais pas encore, mais je sais la philo-
sophie que j'aurai, et je veux bien te la dire d'avance.
« Je ne sais absolument rien de la vie future, voilà pourquoi je
ne la nie pas; mais je ne force pas non plus mon imagination pour
y croire. Toute ma religion consiste à accepter la vie présente telle
qu'elle est, et à ne pas chercher querelle à Dieu sur son peu de
durée. J'accepte aussi la courte mesure d'intelligence qu'il m'a don-
née, ainsi qu'à la plupart de mes semblables, et ma vertu consiste
à n'en pas faire le mauvais usage de préférer le laid au beau, le
mal au bien. Donc je ne ferai jamais d'action perverse et je n'aurai
pas de vices, ce qui ne sera pas une conduite trop vulgaire; je n'ai
pas de goût pour ce qui est vulgaire.
« Te voilà fixé sur mes principes de religion et de moralité. Ils
tiennent, comme tu le vois, en deux mots : tolérance et bon goût.
C'est assez, si ces deux mots-là sont sérieux.
u Passons au chapitre du sentiment. Je suis passionné, avec l'ima-
gination froide, c'est-à-dire que je suis jeune, que je n'ai abusé de
rien, que j'ai encore des sens, et que je suis très capable d'aimer
une femme à la condition qu'elle sera ma femme et que je pourrai
l'estimer. Je n'estime pas les femmes en général. Toutes celles que
j'ai connues intimement jouaient un rôle quelconque, et se sont
classées dans mon souvenir comme des actrices plus ou moins ha-
biles; mais celle que je choisirai sera forcée d'être naturelle, vu
qu'elle ne fera aucun effet et n'aura aucune prise sur moi, si elle
ne l'est pas. Qu'elle soit du reste tout ce qu'il lui plaira d'être, sé-
rieuse ou frivole, artiste ou bourgeoise d'esprit, pieuse ou philo-
sophe, ambitieuse ou modeste, mondaine ou cénobitique, pourvu
qu'elle soit de bonne foi dans le caractère qu'elle me montrera et
honnête dans la satisfaction de ses instincts, je lui laisserai sa libre
initiative. Elle sera fidèle, c'est tout ce qu'il me faut, et jamais ridi-
cule, j'en réponds, j'y veillerai; je saurai la choisir, te dis-je, et je
l'aiderai à marcher droit, je l'y contraindrai au besoin. Je n'ai donc
aucune frayeur du mariage, j'en remplirai consciencieusement tous
les devoirs, et je me ferai respecter, je me le suis juré à moi-même.
« J'ai dit. Tu connais à présent celui qui te parle. Je passe au
fait présent, au sujet qui t'occupe. Élise Marsanne me plaît; elle
est, jusqu'à ce jour, la seule femme dont je puisse dire : Je peux
l'aimer; mais je ne l'aime point encore, je n'ai pas lâché la bride à
la vivacité de mon goût pour elle. Dis-moi franchement, et une fois
pour toutes, que tu renonces à elle et que ton père t'autorise à n'y
plus songer, et demain je te dirai peut-être que je suis amoureux
d'elle, si ce mot-là te paraît nécessaire au sérieux de mes projets. »
J'ai voulu, cher père, te rapporter aussi textuellement que pos-
sible tout ce discours de notre ami, parce que M™® Marsanne, voyant
i$ REVUE DES DEUX MONDES.
que je ne recherche pas sa fille, te consultera probablement avant
d'écouter un autre prétendant. Peut-être que tout cela ne t'apprend
rien, qu'elle t'a déjà écrit la tournure que prenaient les choses en
ce qui concerne Élise, et que depuis longtemps tu as pénétré le ca-
ractère et les idées d'Henri. Peut-être que tu les as pesés dans ta
sagesse, et que tu as déjà porté ton jugement. Permets-moi cepen-
dant de te dire le mien. Élise Marsanne et Henri Valmare me sem-
blent faits l'un pour l'autre, et j'ai quelque sujet de croire qu'ils
s'entendent déjà fort bien.
Quant à mon avis,... qu'importe? Puis-je dire que j'ai un avis,
une théorie quelconque à opposer au programme que mon ami s'est
fait sur l'amour et le mariage? Non en vérité, je n'avais pas encore
beaucoup pensé au mariage, moi, et, depuis que j'aime, tout se
résume pour moi dans le besoin de l'amour éternel, de l'amour ex-
clusif. Le mot de mariage ne m'offre pas un sens à part, et je ne
peux rien discuter à ce sujet avec Henri, qui fait de l'amour une
sorte de satisfaction physique légitime, énergique et amicale, mais
où il semble que les croyances, les opinions, les idées en un mot
doivent faire éternellement deux lits.
Je lui jurai que ni toi ni moi n'apporterions d'obstacle à ses pro-
jets, et je le priai de ne pas se préoccuper des miens à ce point de
vue.
Deux jours après, nous fûmes rendre notre visite à M. de Turdy.
M était seul. Sa petite-fille va de temps en temps voir sa tante à
Chambéry. Les jeunes personnes du monde vont rarement ainsi
seules dans leur voiture. Moi je n'y trouvais rien à redire, je devais
croire et je crois à la fidélité et au dévouement des vieux serviteurs
auxcpiels M. de Turdy confie son unique enfant; mais Henri, qui est
plus occupé que moi des usages, a demandé assez naïvement au
vieillard si les jeunes Savoyardes jouissaient de la liberté qu'on ac-
corde aux demoiselles anglaises. — Non, pas du tout, a-t-il ré-
pondu; mais ma Lucie n'est plus une petite pensionnaire. Elle n'a
pas de mère, sa tante est infirme, et moi, je suis bien vieux; je me
déplace difficilement. Son père n'est ici que lorsqu'il peut dérober
quelques jours à ses fonctions militaires. Lucie a le cœur partagé
entre nous trois; elle ne peut guère suivre le général, qui n'est ja-
mais installé que provisoirement, et qui, étant toujours censé en ac-
tivité de service, se flatte toujours d'entrer en campagne à la pre-
mière occasion. C'est un bon père que mon gendre, et il voit que
Lucie est plus convenablement et pjus heureusement fixée dans la
vieille famille sédentaire que dans une ville de garnison. 11 a donc
bien voulu me faire jusqu'ici le sacrifice de me laisser mon bâton de
vieillesse, et je lui en sais un gré extrême. C'est un homme excel-
Jent, bien qu'un peu imposant de manières.
MADEMOISELLE LA QUINTINIE. 17
En prononçant ce mot à' imposant^ M. de Turdy eut une sorte de
mystérieux sourire qui me frappa, mais qui ne m'a pas été expliqué.
Il continua de motiver à nos yeux, avec une condescendance qui
me frappa aussi, l'espèce de liberté dont jouit sa petite-fille, et c'est
alors seulement que j'appris l'âge de Lucie. Je ne le soupçonnais
pas : je lui avais donné de seize à dix-sept ans. — Elle est majeure
depuis un an, nous dit-il, et je trouve qu'il serait ridicule de l'as-
treindre à toutes les minuties de l'étiquette nécessaire aux petites
ingénues. Elle est arrivée à la jeunesse complète, entourée de tant
d'estime et de respect, que nous croyons juste, sa tante et moi, de
lui laisser recueillir un peu le bénéfice de sa raison et de sa piété.
Puis, s' adressant à Henri, il ajouta : — Vous trouverez peut-être
ce dernier mot un peu rauque dans ma bouche de mécréant; mais
je veux vous dire, — devant votre jeune ami précisément, — que
je me suis fort amendé depuis un an ou deux. Il est temps, n'est-il
pas vrai? N'allez pourtant pas me croire converti! Les capucinades
sont fort de mode en ce temps-ci. Moi, j'ai passé l'âge où elles
pourraient être utiles, et je m'en tiendrai à la chose qui m'a suffi
jusqu'à ce jour. Je nie le Dieu personnel, voyant, écoutant, veillant
et réglementant la création à la manière d'un administrateur émé-
rite. Si Dieu existe, il n'a, selon moi, de comptes à rendre à per-
sonne de sa gestion, et il l'abandonne aux lois établies par la force
des choses. Je sais que vous n'êtes pas beaucoup plus spiritualiste
que moi, mon cher Valmare; mais votre jeune ami,., dont j'ignore
absolument les opinions...
Je lui demandai si c'était une question qu'il më faisait l'honneur
de m'adresser.
— Non, reprit-il, je n'ai pas ce droit-là, et d'ailleurs je recon-
nais aujourd'hui que je ne l'ai envers personne. Il fut un temps où
j'étais un peu fanatique d'incrédulité, et où les momeries me pous-
saient à bout. J'ai mis de l'eau dans mon vin, ou plutôt ma petite-
fille a baptisé mon breuvage, et je me suis laissé faire. Elle m'a
reproché mon intolérance; elle m'a juré qu'elle respectait mes idées,
qu'elle ne chercherait jamais à me les ôter, et elle m'a tenu parole.
Enfin ma petite dévote a remporté la victoire. Je ne dis plus rien,
je laisse à chacun sa fantaisie, je ne me moque plus des pratiques;
je ne réclame plus la liberté de conscience, puisqu'on me l'accorde
à moi-même. Qu'en pensez-vous?
11 me regardait. Je ne sais ce que j'allais répondre, peut-être
n'aurais-je pas du tout répondu, lorsque M'*'' La Quintinie entra. Je
ne m'y attendais pas. Elle était venue par le lac, elle avait monté
la côte à pied et s'était introduite sans fracas par le jardin; elle
avait laissé son chapeau sur un banc, elle se trouva assise au milieu
TOME XUV. 2
48 REVUE DES DEUX MONDES.
de nous après avoir baisé le front blanc et luisant de son grand-
père, comme si, ayant assisté à la conversation, elle le remerciait
de ce qu'il venait de dire.
Je crois qu'elle avait efTectivement surpris et deviné ses dernières
paroles, car elle se tourna gaîment vers Henri en lui disant : Vous
n'allez pas soutenir le contraire, monsieur Valmare?
— Je n'avais pas la parole, répondit Henri en me désignant.
Voici l'oracle consulté.
— Un oracle! déjà? s'écria Lucie avec son beau rir,e moqueur et
caressant.
— Quand on est oracle à mon âge, lui répondis-je, on reste
muet, ou l'on s'en tire par des énigmes.
— Ni l'un ni l'autre, reprit-elle, ou bien l'on n'est qu'un faux
oracle, c'est-à-dire rien. Moi, je sais que vous êtes quelque chose,
on nous l'a dit, et je crois de tout mon cœur que vous êtes quel-
qu'un. Il faut parler et dire de bonne foi tout ce que vous pensez.
n me sembla qu'elle me faisait subir à dessein un interrogatoire,
que son grand-père s'y prêtait, qu'il avait amené cela, et qu'elle en
tirerait parti avec adresse, tout en y mettant une apparence d'im-
prévu.
Pensait-on "déjà que je me présentais, que je m'offrais sans re-
tour? Henri avait-il déjà, dès ma première visite, trahi le secret de
mon mutisme effaré? Henri, si prudent pour lui-même dans la vie,
était-il à ce point imprudent pour les autres? Je me crus placé sur
la sellette, et j'eus un mouvement de terreur et de dépit si prononcé
que je faillis m' enfuir sans dire un mot.
Lucie vit mon air éperdu. Je crois que je rougissais comme un
enfant. Elle fut très gaie, et d'une gaîté dont il était impossible de
se piquer, car cet accent de bonté qui est en elle , ce ton de bon-
homie presque fraternelle dès le premier abord, est une séduction
dont je ne puis te donner l'idée. Elle prétendit que j'étais en proie
au vertige des pythonisses, que je regardais la fenêtre, et elle cou-
rut la fermer, assurant que j'avais le projet de m' envoler pour sous-
traire le secret des dieux à la vaine curiosité des mortels. Quand
j'eus ri et plaisanté à mon tour, j'espérai en être quitte; mais Henri,
qui voulait absolument me faire briller ^ y revint, et Lucie insista. Je
pris mon parti alors avec la témérité que soulève en moi la moindre
apparence de persécution. C'est de mon âge, et c'était mon droit.
Je veux tâcher de me bien rappeler ce que j'ai dit ce jour-là, car
dès ce jour- là j'ai brûlé mes vaisseaux et compromis sans retour
mon rêve d'amour et de bonheur.
J'ai dit que les oracles n'étaient pas responsables de leurs arrêts,
qu'ils étaient la proie toute passive d'une vérité infernale ou céleste
MADEMOISELLE LA QUINTINIE. 1^
agissant en dehors d'eux ou malgré eux. Là-dessus j'ai déclaré que
je ne voyais pas matière à prononcer, parce que je ne me trouvais
aux prises en ce moment avec aucune foi réelle. M. de Turdy, en
accordant à sa petite-fille le droit de croire au Dieu personnel, ces-
sait d'être l'incrédule qu'il avait la prétention d'être. M"^ La Quin-
tinie, en respectant l'incrédulité de son grand-père, abandonnait
les voies de l'orthodoxie. Il n'y avait plus de doctrine dès qu'il y
avait transaction. L'oracle, voyant des idées aussi confuses troubler
son atmosphère, demandait à descendre du trépied et à garder ses
inspirations pour lui-même.
— C'est-à-dire, répondit M"^ La Quintinie, que vous accaparez
pour vous tout seul la vérité suprême. C'est fort vilain! c'e^ de
l'égoïsme! Mais vous en avez dit assez, malgré vous, pour que j'en
fasse mon profit, et je crois que j'ai eu tort de faire si bon marché
du peu de foi de mon grand-père. Pourtant, si j'étais ergoteuse, je
vous dirais que vous me donnez raison, car, si mon grand-père, en
tolérant mes idées religieuses, a fait un pas vers la foi, je reste or-
thodoxe en me réconciliant avec une âme à demi convertie.
Elle disait cela d'un ton très net et tout en caressant le vieillard,
qui, souriant et vaincu, me regardait comme pour me demander
s'il était possible de résister à ce bel apôtre.
Je résistai pourtant sans trop savoir pourquoi; je me sentais
poussé à la révolte par un instinct de loyauté. Plus on se sent épris,
plus on doit offrir sérieusement son âme, et il n'y aurait rien de
sérieux dans la prudence évasive. Je soutins donc mon assertion.
Je ne voulus rien céder. Je déclarai que, si j'avais une doctrine
de foi bien arrêtée, il me serait impossible de la modifier au gré
de mes affections ou de mes sympathies.
~ Savez-vous que cela est effrayant? objecta M"*" La Quintinie.
Vous dites : Si f avais une doctrine! Donc vous n'en avez pas, et
avec cela vous êtes plus intolérant que ceux qui en ont une !
Je répondis qu'une doctrine ne s'improvisait pas à mon âge, que
je travaillerais de toute mon âme à m' éclairer, et que je me prépa-
rais à croire et à penser par un grand respect envers l'essence
même de la foi, comme un homme qui va franchir quelque dange-
reux passage s'assure contre le vertige et consulte sa volonté.
Lucie me regardait attentivement, comme si elle eût étudié de
sang- froid ma fermeté intérieure dans les lignes de mon visage;
puis, après un instant de silence, elle dit d'un ton très sérieux :
— Je crois que vous avez raison, et que cet apprentissage d' austé-
rité intellectuelle vous mènera à la vérité!
Henri prit cela pour des paroles d'encouragement. Moi, je sentis
que le ton et le regard de Lucie me faisaient vaguement beaucoup
20 REVUE DES DEUX MONDES.
de mal; mais quand Henri me demanda ensuite pourquoi, je ne sus
pas le lui dire.
On parla d'autre chose, et nous prîmes congé. Notre visite avait
duré plus longtemps qu'il n'était strictement convenable; mais, loin
de nous le faire sentir, on nous invita à une promenade à laquelle
M'"* Marsiinne et sa fille, ainsi que deux ou trois autres personnes,
allaient être conviées. M. de Turdy chargea Henri de prendre jour
avec ces dames et de lui écrire leur décision.
M'"* Marsanne me prit à part le soir même pour me demander
comment s'était passée ma seconde visite à Turdy. Je lui en rendis
compte sincèrement. Comme jamais il n'a été question entre elle et
moi des projets que vous aviez faits ensemble et que je suis censé,
aussi bien qu'Élise, les ignorer absolument, je crus devoir exprimer
sans détour mon admiration pour Lucie et ma sympathie pour son
grand-père. « Prends garde, mon cher Emile, répondit notre amie.
M"^ La Quintinie a refusé plusieurs partis, et, bien qu'elle n'ait pas
affiché une résolution décisive, sa famille craint qu'elle ne tourne
tout doucement à l'habitude du célibat. 11 faut que je t'apprenne ce
que c'est que Lucie. Je ne le sais réellement que depuis deux ou
trois jours, ayant été aux informations auprès des personnes du pays.
« Lucie n'est pas seulement une charmante fille que mon Élise a
connue très gaie et très intelligente au couvent; c'est à présent une
personne plus que distinguée : c'est, dit-on, une femme réellement
supérieure. Elle a tant de goût et de bon sens qu'elle le cache plu-
tôt qu'elle ne le montre; mais il paraît qu'elle est aussi instruite
qu'une femme peut l'être et qu'elle a un grand talent de musicienne,
avec cela un caractère qui, par le courage et l'élévation, ne paraît
pas de son sexe. Tout en la chérissant. Élise se moque un peu d'elle
entre nous. Moi, je suis moins sceptique que ma fille, et je vois dans
M"' La Quintinie une personne qui ne se décidera pas aisément au
mariage, parce qu'elle a le droit d'exiger beaucoup et parce qu'elle
ne connaît pas les petites ambitions, l'ennui de l'oisiveté, le besoin
de paraître, enfin toutes les petites raisons qui déterminent la plu-
part des jeunes filles.
. « Si j'étais sa mère, poursuivit M'"* Marsanne, peut-être la laisse-
rals-je suivre cette voie exceptionnelle, à la condition que j'aurais
pour me consoler une autre fille comme Élise, destinée à prendre
la vie plus terre à terre. On dit que le général La Quintinie n'en-
tend pas de cette oreille, et que quand il a le loisil- de s'occuper de
Lucie, il tempête de la voir encore fille à vingt-deux ans. Il menace
alors les vieux parens de la leur retirer, s'ils ne trouvent pas à la
marier au plus vite. Donc le grand-père avait jeté d'abord les yeux
sur Henri Valmare; mais il paraît qu'Henri a une autre inclination.»
MADEMOISELLE LA QUINTINIE. 21
Ici M'"* Marsanne sourit d'une manière expressive, et elle continua :
(( Du moins Henri m'a dit qu'il l'avait fait clairement pressentir dès
les premiers mots très bienveillans et très gauches du bonhomme
Turdy. Aussi le bonhomme a-t-il songé à toi dès qu'il t'a vu et qu'il
a su d'Henri qui tu es et ce que tu vaux. — Je laisserai tous mes
biens à Lucie, a-t-il dit. Sa grand' tante en fera autant. Nous n'avons
donc pas à nous préoccuper de la fortune du futur. Ma sœur a des
idées un peu féodales, c'est un radotage dont je souris. On passera
sur le nom, quel qu'il soit. Ce qu'il nous faut, c'est un jeune homme
charmant, très instruit et d'un caractère un peu exceptionnel, à la
fois enthousiaste et vertueux, comme vous m'avez dépeint M. Emile
Lemontier. Celui-là pourrait plaire à ma petite-fille, qui sait? Rien
ne coûte d'essayer. N'en dites rien au jeune homme; mais si Lucie
lui tourne un peu la tête, ne le découragez pas, car de mon côté je
plaiderai sa cause vivement. »
En me rapportant les paroles de M. de Turdy, M'"^ Marsanne m'a-
vait paru, elle, plaider avec une délicate réserve la cause des
amours d'Henri et d' Élise. Aussi je me gardai bien de dire non au
rêve du vieux Turdy, et tout en m'y prêtant à mes risques et pé-
rils, je priai M'"^ Marsanne de ne point t'en écrire. J'eus peut-être
tort, mais je craignais de te tourmenter l'esprit. Tu avais un grand
travail à terminer, et moi, me sentant pris trop vite et trop forte-
ment, je me flattais de me calmer et de t'entretenir peu à peu de
mes espérances sans te bouleverser de mes anxiétés.
Dans tout cela, cher père, ne te semble-t-il pas que les per-
sonnes graves, le grand-père, M'"^ Marsanne et Henri, qui se pique
d'avoir cinquante ans, ont agi bien vite? Je ne leur en veux pas.' Ils
n'ont pas deviné combien j'étais capable d'aimer avec passion, et
combien Lucie, avec son air ouvert et confiant, était en garde contre
mon amour.
J'ai eu pourtant de grandes illusions, comme tu vas le voir, des il-
lusions dont je suis honteux à présent. Je ne suis pas un fat, et, sans
faire de fausse modestie, je ne me crois pas présomptueux. Si j'ai
fait de très bonnes études, c'est grâce à toi, qui de bonne heure,
avec un mélange admirable de persévérance et de sollicitude, as su
développer, exciter et contenir tour à tour les élans de ma curiosité.
D'ailleurs cette soif d'apprendre, mon seul mérite, je la tiens de toi,
et je n'ai en moi rien de bon qui ne t'appartienne. A force de m'en-
tendre répéter que je ne suis pas un garçon vulgaire, j'ai dû m'ha-
bituer à le croire; mais je te jure que je n'ai pas ouvert la porte
aux sottes vanités, que j'ai le respect enthousiaste des supériorités
auxquelles je dois de n'être pas un esprit trop inférieur, et que tout
mon orgueil est de comprendre le bien qui m'a été fait, le prix du
beau et du vrai qui m'ont été donnés.
22 REVUE DES DEUX MONDES.
En me présentant de nouveau devant Lucie, j'étais donc digne,
sinon de son estime, du moins de son attention. Je lui apportais une
confiance sans bornes dans son caractère, et ce n'est pas là un sen-
timent d'infatuation personnelle. Je ne l'examinais pas, je ne me
demandais pas si mon cœur et mon imagination la plaçaient trop
haut : j'avais ce besoin d'adorer sans contrôle et de se donner sans
réserve qui est à coup sûr le fait d'une réelle ingénuité d'esprit.
Ce fut à la cascade de Goux qu'eut lieu notre troisième rencontre.
Cette chute d'eau, médiocre comme volume et comme hauteur,
n'en est pas moins digne de l'engouement de Jean-Jacques. En fait
de paysage, Rousseau était vraiment un grand artiste, et on peut,
quand on est artiste aussi, le suivre avec confiance dans ses prome-
nades. Il avait compris que le beau n'a pas besoin d'une grande
mise en scène, et que l'effet des choses est dans l'harmonie. Rien
de plus frais et de plus suave que l'arrangement naturel de cette
cascatelle. La brisure de rochers d'où elle s'élance est proportion-
née à son élévation, et les blocs où elle disparaît un instant, pour
s'en échapper en plusieurs courans agités, sont jetés là dans un
désordre en même temps hardi et gracieux. Il y a des entassemens
qui forment des arches moussues où l'eau tournoie et bouillonne
avec des bruits charmans et un mouvement dont la fougue est plu-
tôt joie que colère. Partout sur ces beaux rochers mouillés fleurit
cette petite plante rose que tu aimes tant, l'érine alpestre, qui se
tasse et se presse à la pierre, en lutte contre l'eau, avec la coquet-
terie des êtres délicats d'aspect qui ont l'organisation forte. J'étais
en train d'examiner ces fleurettes à la loupe avec Henri, quand
j'entendis arriver la voiture qui amenait M""*"* Marsanne avec M"® La
Quintinie et son grand-père. Je ne crus pas devoir marquer trop
d'empressement, et je laissai Henri se présenter le premier. Tout le
monde connaissait la délicatesse de ma situation, car on s'arrangea
de telle manière que je dusse offrir mon bras à Lucie, et très peu
d'instans après, bien qu'elle ne parût point songer à s'y prêter, nous
fûmes seuls ensemble au bord d'un des méandres du torrent, sépa-
rés de nos compagnons par un groupe de rochers.
Nous étions trop près de la cascade pour échanger facilement des
paroles suivies. L'érine alpestre me servit de prétexte pour nous en
éloigner un peu et pour parler de toi. Lucie se montra dès lors toute
disposée à m'entend re, et elle me fit sur ton compte mille ques-
tions charmantes. Elle connaît tes travaux, et elle en raisonne
comme une femme de mérite qui n'a pas ou qui feint de ne pas
avoir dans la mémoire la technologie des choses, mais qui en a par-
faitement compris le but et suivi le développement. J'étais ravi de
voir qu'elle n'était étrangère à rien de ce qui t'intéresse. Je le fus
encore plus quand je découvris qu'elle connaissait toute ta vie de
MADEMOISELLE LA QUINTINIE. 23
dévouement, de travail et de dignité. Elle voulut savoir ton âge, ta
figure, tes goûts, tes habitudes, ta manière de travailler, de parler,
de t'habiller, et quand j'eus répondu à tout, elle me demanda si je
te ressemblais.
Je ne te ressemble qu'à demi, et j'avouai humblement qu'avec
mes vingt-quatre ans j'étais beaucoup moins bien que toi avec tes
soixante. Elle ne me sut pas mauvais gré de l'hommage que j'étais
heureux de te rendre en toutes choses; mais ce n'est pas de la res-
semblance extérieure qu'elle se préoccupait. Elle voulait savoir si
je partageais toutes tes idées, et si, en les respectant beaucoup, je
n'y apportais pas en moi-même quelque modification. La question
était directe, sérieuse, et ne me déplut pas. D'autres eussent peut-
être préféré une femme ne sachant parler que de choses frivoles,
mais je ne me sentais pas mal à l'aise avec cet esprit net et sérieux
qui me demandait compte avec douceur et délicatesse dti fond de
ma pensée. Je n'éprouvai pas le puéril besoin de la dominer et de
lui prouver qu'un homme ordinaire en sait presque toujours plus
long que la femme la mieux instruite. Je voyais bien qu'elle en était
persuadée, et qu'en m' interrogeant elle ne me demandait que cette
solution de la conscience du vrai que tout être humain a le droit de
vouloir soumettre à son point de vue.
Voici, je crois, le sens fidèle de ma réponse :
« Mon père a travaillé quarante ans, cherchant à travers les pro-
fondeurs du passé non pas tant les curiosités de l'érudition que les
vérités de l'histoire philosophique. Il n'a été ni professeur, ni fonc-
tionnaire sous aucun gouvernement. Il n'a voulu appartenir à au-
cun corps de la science officielle. Sa fortune et son peu d'ambition
directe lui ont permis de conserver une indépendance absolue, ex-
trêmement rare dans le temps où nous vivons. Vous voyez que le
résultat de tant de savoir et de liberté l'a conduit à repousser les
systèmes de toutes pièces et à n'admettre qu'un très petit nombre
de vérités fondamentales. Vous êtes étonnée , disiez-vous tout à
l'heure, de trouver dans ses résumés tant de respect pour des
croyances qui ne sont pas les siennes, tant de mesure et de douceur
envers les plus intolérans adversaires de sa philosophie : c'est que
mon père est d'une générosité de tempérament dont rien n'appro-
che, et que la forme amère ou irritée lui est antipathique; mais ne
croyez pas que cette douceur d'âme change rien aux principes qu'il
a une fois admis. Si vous avez lu attentivement, comme je le crois,
ses conclusions générales, vous devez être certaine qu'il n'y a pas
en lui de transaction possible avec ceux qui nient le développement
de la lumière...
— C'est-à-dire avec les catholiques? dit M'^^ La Quintinie en me
regardant fixement.
24 REVUE DES DEUX MONDES.
— Non-seulement avec les catholiques, repris-je, mais avec les
sectateurs de toute religion qui cloue la pensée humaine sur un
dogme immobile et sans avenir.
— Et vous partagez entièrement cette révolte de votre père contre
des croyances... qui sont les miennes, on vous l'a dit?
— Je la partage entièrement, répondis-je, non-seulement par res-
pect pour son opinion, qui est celle de tous les vrais grands es-
prits, mais encore par la conviction que mes études, mes instincts
et mes réflexions m'ont forcé d'avoir.
C'était là, n'est-ce pas? une déclaration de guerre bien plus
qu'une déclaration d'amour. M"^ La Quintinie garda le silence assez
longtemps pour me faire croire que tout était rompu, ou plutôt que
rien ne serait jamais commencé entre nous. Elle avait mis sur ses
genoux une touffe de ces petites fleurs qui avaient servi à commen-
cer Tentretien, et elle avait l'air déjouer avec sans m' entendre.
Tout à coup elle leva la tête et me regarda encore en disant : — Il
y a une chose certaine, monsieur Lemontier, c'est que vous avez une
franchise rare, et que c'est une grande qualité. J'aurais bien des
choses à vous dire, mais c'est vraiment trop tôt. Je ne peux pas
avoir tant de confiance. Donnez-moi le temps de vous connaître un
peu plus, et alors je me permettrai peut-être de discuter quelque-
fois avec vous, car j'ai beau être une femme, encore enfant à bien
des égards, vous savez que chacun tient à sa croyance, et que les
faibles ont le droit de se défendre contre les forts.
— Pourquoi pas tout de suite? lui demandai-je. Étes-vous aussi
sincère que moi quand vous prétendez ne pas me connaître ? Je me
suis pourtant donné tout entier, et vous n'avez rien à découvrir que
je ne vous aie livré.
— Vous avez raison, reprit-eile, et je crois que ce serait vous
faire injure que de vous étudier comme un homme ordinaire. Qui
comprend votre père et qui vous a vu un instant doit vous connaître,
sous peine de tomber dans une méfiance niaise; mais pourtant... je
ne peux pas dire un mot de plus sans vous faire une question ab-
surde. Répondrez- vous à une question absurde?
Et comme j'hésitais à répondre, cherchant à deviner d'avance,
elle ajouta en riant : — La vérité exige quelquefois l'absurdité. Vous
savez le fameux credo quia absurdum !
Mais tout en riant ainsi elle rougissait beaucoup, et je la priai de
s'expliquer en rougissant moi-même autant qu'elle.
— Eh bien! reprit-elle avec un héroïsme de franchise extraordi-
naire, on prétend que vous ayez conçu pour moi, à première vue,
une passion de roman. C'est l5lise qui dit cela, et pour vous tu-er de
votre embarras, sachez qu'elle prétend que j'ai répondu à cette pas-
sion comme par une commotion électrique. Vous reconnaissez là le
MADEMOISELLE LA QUINTINIE. 25
Style moqueur de notre amie ; mais il y a quelque chose de vrai
sous cette hyberbole. J'ai cru voir que vous étiez porté à une sym-
pathie particulière pour moi, et de mon côté j'ai ressenti pour vous
la même chose. Voilà les grands mots lâchés; ils ne sont pas si ef-
frayans qu'ils en ont l'air, et nous pouvons à présent nous entendre,
en braves gens que nous sommes , pour rire des attaques de nos
amis, et pour leur répondre ensuite, sans rire, que nous nous esti-
mons véritablement l'un l'autre. Du moins, quant à moi, je le dé-
clare. En pouvez- vous dire autant de vous-même , et ma question
est-elle absurde, indiscrète ou inconvenante?
Cher père, je ne sais pas comment on dit à une femme qu'on est
amoureux d'elle; mais je n'ai trouvé rien de si naturel et de si aisé
que de lui dire qu'on l'aime sérieusement. Je l'ai dit à Lucie sans
trouble immodeste, sans génuflexion indécente, en la regardant bien
en face, comme elle me regardait, et sans aucun reste de timidité.
Je lui ai dit que je ne savais pas si c'était de l'amitié, de l'amour ou
de la passion, vu que je n'avais aucune expérience de mes propres
sentimens, mais que je me sentais lui appartenir entièrement. J'ai
ajouté qu'elle ne devait pas se préoccuper de cette vivacité d'im-
pression, que je ne savais pas encore l'importance et la durée que
cela pouvait avoir dans ma vie, que cet embrasement subit de tout
mon être pouvait bien tenir à ma jeunesse et à mon enthousiasme
naturel, que je n'étais pas assez sot pour m'en faire un mérite et
pour vouloir qu'elle m'en sût gré. Il n'y avait en moi qu'une chose
à prendre en grave considération, mon respect pour elle, c'est-à-
dire une foi aveugle dans sa loyauté et un dévouement qui pouvait
être mis à l'épreuve la plus rude le jour où il serait accepté.
Je ne sais pas si elle fut très émue en m'écoutant. Dès qu'elle
eut compris, elle mit sa figure dans ses mains, et elle se tenait
assise, les coudes appuyés sur ses genoux. C'est tout ce qui m'a
frappé dans son attitude , car tu penses bien que je n'étais pas de
sang-froid et que je songeais à me faire bien comprendre dans l'éner-
gie de ma sincérité beaucoup plus qu'à surprendre en elle un trou-
ble physique quelconque. Ce trouble des sens , dont pour rien au
monde je n'eusse voulu profiter, même pour effleurer seulement
son vêtement, ne m'eût rien appris, sinon qu'elle était femme, et
nullement blasée sur de pareils épanchemens. Or je savais bien
qu elle est femme; tout en elle exprime une vie intense gouvernée
par une vie intellectuelle plus intense encore, et quant à l'expé-
rience qu'elle peut avoir, je ne croyais pas devoir la craindre. Per-
sonne, j'en réponds devant Dieu, ne lui a jamais exprimé une affec-
tion aussi forte et aussi vraie que la mienne.
Je vis seulement, quand elle releva son visage, qu'elle avait caché
quelques larmes et qu'un beau sourire reprenait le dessus, — Vous
26 REVUE DES DEUX MONDES.
êtes, me dit-elle, la droiture en personne, puisque du premier mot
vous risquez Le tout pour le tout! De la part d'un autre, ce que vous
m'avez dit là m'eût probablement choquée; mais, tout en ayant eu
un peu mal aux nerfs, je ne sais trop pourquoi, j'ai été plus touchée
que blessée de votre hardiesse. N'en concluez pas que je vous aime
comme vous avez l'air de m'aimer. Sur l'honneur, je ne sais pas ce
que c'est que l'amour, ni si je le saurai jamais; mais je connais l'a-
mitié, et il me semble que vous me l'inspirez spontanément, comme
un droit que vous réclameriez au nom du Dieu qui lit dans les
âmes. Restons-en là jusqu'à nouvel ordre. Malgré le grand mystère
qu'on se recommande autour de nous, et que chacun trahit de son
mieux, nous savons fort bien l'un et l'autre qu'on veut que nous
nous aimions. Ceci est une question immense, puisqu'elle conduit
ibrcément au mariage, et que le mariage nous effraie tous les deux,
n'est-il pas vrai?
— Cela est très vrai quant à moi, répondis-je; mais cette nouvelle
brutalité que vous exigez de ma franchise veut être expliquée. Le
mariage est le contrat le plus saint et le plus respectable que je con-
naisse, c'est le but et l'idéal d'une vie sérieuse et pure. Je ne me
crois pas indigne d'y aspirer, et il n'y a dans mon existence aucun
usage de ma liberté qui m'en détourne et qui me crée des regrets
j)0ur la suite; seulement je n'ai pas encore assez réfléchi aux devoirs
d'un père de famille, et je ne suis pas assez mûr pour les envisager.
Avec une espérance comme celle qu'on veut me suggérer, la matu-
rité se ferait peut-être très vite, et mon père m'y aiderait considé-
rablement; mais à l'heure qu'il est, et tel que me voilà, surpris par
un sentiment dont je ne soupçonnais pas la puissance, je mentirais
si je me donnais pour un esprit tout à fait formé, et je sens qu'avec
vous il faudrait être cet esprit-là. Vous avez le droit de l'exiger.
Lucie me répondit qu'elle était parfaitement satisfaite de toutes
mes réponses et de toutes mes idées sur notre situation, qu'elle ne
voyait devant nous aucun obstacle invincible à l'union désirée par
son grand-père, mais qu'elle ne voyait pas non plus la possibilité
d'y arrêter si vite nos pensées et de prendre spontanément une ré-
solution intérieure. — Il faut nous voir, dit-elle, et causer ensemble
de temps en temps. Nous y courons peut-être le risque de rencon-
trer l'amour sur le chemin de l'amitié, puisque ni l'un ni l'autre ne
savons bien la différence; mais je crois pouvoir dire sans orgueil que
nous avons tous les deux une certaine force de réflexion à mettre
à l'épreuve, et qu'il n'y a pas de mal possible dans nos relations.
Nous avons beaucoup de courage, cela est certain, et je n'ai pas de
parti-pris contre le mariage, dont je me fais la même idée que
vous. Il serait peut-être puéril de nous rencontrer tels que nous
sommes sans vouloir nous connaître , et sans laisser à Dieu le soin
MADEMOISELLE LA QUINTINIE. 27
de noirs associer ou de nous désunir. Je m'en remets à lui. Je n'ose
pas dire : Faites comme moi, puisque vous n'êtes pas sûr que Dieu
s'occupe de nos destinées...
Je lui répondis que je n'avais jamais nié cette intervention et que
j'aimais à y croire, que j'y croirais peut-être absolument un jour,
quand j'oserais m'affirmer à moi-même certaines vérités qu'on ne
doit pas admettre par complaisance ou par enivrement.
— C'est bien, ajouta-t-elle, et avant tout pourtant vous consul-
terez votre père ?
— Sans aucun doute.
Elle réfléchit un instant comme incertaine, puis elle approuva et
prit mon bras pour aller rejoindre son grand-père, qui était en tête-
à-tête, lui, avec M'"*" Marsanne. Certainement ils parlaient de nous,
car ils sourirent en nous voyant. Lucie alla droit à eux, et leur dit
avec beaucoup d'assurance, trop d'assurance peut-être : — Eh bien!
nous ne nous détestons pas, nous nous estimons beaucoup, et nous
voulons bien nous rencontrer de temps en temps; mais n'en deman-
dez pas davantage. Nous ne nous déciderons à l'étourdie ni l'un ni
l'autre. Soyez donc discrets et patiens, c'est votre affaire.
Le grand-père fut enchanté et me pressa vivement les mains. Je
causai assez longtemps avec lui. C'est un vieux raisonneur à idées
étroites, mais dont le cœur généreux répare la sécheresse intellec-
tuelle. 11 a une instruction superficielle qui lui permet de prononcer
sur tout sans avoir rien approfondi. Il a la prétention de croire au
néant, et sa logique est si mauvaise que Lucie a dû se faire reli-
gieuse par réaction. Ce n'en est pas moins un homme aimable et un
homme excellent que M. de Turdy. Il a une grande' bienveillance et
la naïveté d'un vieillard dont la vie a été pure. Il se pique de com-
prendre les délicatesses du sentiment, et il en a certes l'instinct,
sinon par expérience, du moins par habitude de savoir-vivre. Je l'ai
pris surtout en affection à cause de la tendresse vraiment touchante
qu'il a pour sa petite-fiUe. Elle est son idéal et son dieu, et s'il n'a
rien gouverné en elle, il n'a du moins rien flétri et rien amoindri.
Tout en s' attribuant une finesse et une prudence qu'il n'a pas, il
a une notion vraie des choses sociales, et il fut de l'avis de Lucie et
du mien sur les convenances morales du mariage. Il comprit qu'on
ne devait pas faire de ceci une affaire, surprendre deux volontés
hésitantes et unir deux êtres qui ne se connaissent pas. Il m'a ra-
conté qu'il avait été marié à une femme qu'il avait vue pour la pre-
mière fois la veille du contrat, et il m'a laissé deviner qu'il avait
eu avec elle une vie pâle, régulière et sans effusion. Sa fille, qu'il
avait voulu laisser plus libre, s'était engouée sans beaucoup de ré-
flexion des épaulettes de colonel et des moustaches noires de M. La
Quintinie. Il ne paraît pas que cette union puisse être qualifiée au-
28 REVUE DES DEUX MONDES.
trement que de paisible, ce qui signifie peut-être ennuyée. Enfin
l'amour véritable ne me semble pas avoir beaucoup visité ce vieux
manoir et cette famille de Turdy. La grand' tante est restée fille, en
proie à une dévotion ponctuelle et mondaine. Sa maison est à Cham-
• béry le rendez-vous de la vieille aristocratie de la province.
La conclusion de ces détails fut que M. de Turdy se berçait avec
plaisir de l'espoir de marier Lucie avant de mourir et qu'il était très
content de pouvoir écrire au général, son gendre, qu'il avait mis un
nouveau mariage en train pour elle ; mais il consentit à ne vouloir
rien presser. Il laissa à Lucie le temps de la réflexion, sachant,
disait-il, qu'elle romprait tout, si on la tourmentait. Il ne vit pas
d'inconvéniens à nous mettre en rapports ensemble, sans engage-
ment réciproque. Lucie a agréé l'essai d'autres soins que les miens,
mais dès les premiers jours elle les a repoussés sans appel. Elle n'a
pu être compromise par aucun dépit, tant sa réputation est bien
établie. On me jugeait incapable de me plaindre en cas d'échec, et
on avait raison. La situation a donc été dessinée ainsi, et jusqu'à
présent elle n'a pas été modifiée par le fait de M. de Turdy ni par le
mien; mais nous avions compté sans des obstacles que tu appré-
cieras, et qu'aujourd'hui je juge invincibles. Je reprends mon récit.
La journée de la cascade de Goux fut charmante. On fit une lé-
gère collation sur l'herbe. Lucie fut gaie comme je ne l'avais pas
encore vue, et il ne tint qu'à moi de croire qu'elle était heureuse ou
remplie d'espérances de bonheur. La gaîté de Lucie n'est pas une
pétulance d'enfant qui s'étourdit, c'est une grâce de femme qui
cherche à épanouir les autres; on y sent la tendresse d'une bonne et
sainte fille qui a cherché toute sa vie à dérider le front de vieillards
aimés, et qui a trouvé le rayonnement de sa propre jeunesse dans
cette préoccupation touchante. Le vieux Turdy n'est pas gai par lui-
même, et Lucie a fait de leur vie à deux un éternel sourire. M'"* Mar-
sanne, qui me l'avait dépeinte si sérieuse, fut étonnée de l'abon-
dance et de la tenue de son enjouement, et moi, dont le cœur ému
était plutôt prêt à éclater dans les larmes que dans le rire, je me
sentis emporté sans résistance dans un monde d'idées fraîches et
jeunes, dans un paradis de fleurs et d'oiseaux enivrés de soleil.
Lucie est particulièrement et l'on pourrait dire spécialement ai-
mable. Je n'avais jamais compris toute l'extension de ce mot-là, trop
prodigué dans le monde, où presque tous les individus sont frottés
d'un certain vernis d'aménité banale. Bien diflerente est cette amé-
nité que le cœur échaufle et que l'esprit colore. Lucie n'est pas ainsi
avec tout le monde. Elle a besoin de la véritable intimité pour s'a-
bandonner, et jusqu'à ce jour elle n'avait dit le secret de son charme
ni à Henri ni à moi. Elle ne songea plus à s'observer dans ce dîner
sur l'herbe, et son expansion fut éblouissante. Elle ne cherche pas
MADEMOISELLE LA QUINTINIE. 29
l'esprit, et elle en a beaucoup quand elle s'anime. Sa plaisanterie
du moment fut un jeu avec Élise, jeu où Élise brilla et fut vaincue.
Élise, avec son dédain pour les idées sérieuses et les sentimens vifs,
met volontiers sa coquetterie à railler, devant Henri , ce qu'elle ap-
pelle mes vertus et ce qu'elle traite de science théologique dans la
piété de Lucie. Elle m'appelle Grandissons elle appelle Lucien son
vieux bénédictin. Je me laisse railler : Élise n'est jamais méchante
et ne me fâche point; mais Lucie a une manière enjouée de se dé-
fendre. Elle abonde dans le sens de sa compagne, et joue, à mourir
de rire, le rôle de vieux docteur. Elle l'interpelle en termes de caté-
chisme sur les modes, sur la forme des éventails, sur la couleur des
rubans; puis elle lui fait d'une voix grave, et avec des intonations
de prédicateur très comiques , des sermons en trois points sur ses
hérésies en fait de goût et de parure. Elle lui cite, avec des arran-
gemens apocryphes, les pères de l'église à propos de son ombrelle
ou de ses gants, et en somme elle lui démontre qu'elle entend mieux
qu'elle ces graves questions de la toilette des femmes.
A ce jeu en succéda un du même genre, où elle me prit à partie
S'jr mes opinions politiques. Gomme je lui reprochais d'être légiti-
miste, elle se mit à contrefaire certains vieux personnages encroûtés
qu'elle voit chez sa tante, que son grand -père reconnut et nomma
en riant jusqu'aux larmes. Évidemment Lucie, en s'égayant dans
cette mimique très réussie et dans cette caricature d'un langage
arriéré de formes et d'idées, faisait gracieusement la cour à son
grand-père, j'osais alors dire à moi aussi. Elle nous abandonnait
l'exagération, les travers et les ridicules du milieu où nous la sup-
posions rivée. Elle semblait même trahir la cause du passé et nous
céder la gouverne de son esprit jeune et généreux, prêt à nous
suivre dans les élans de la vie. Moi du moins, je voulais voir tout
cela dans sa gaîté conciliante, et je revins de cette promenade
ébloui, charmé, prêt à me croire préféré à tout ce que Lucie avait
respecté, accepté ou subi jusque-là.
Mon erreur était complète, l'orgueil m'aveuglait. Lucie est, je le
crois, une âme inébranlable, qui fait la part de ce qu'on peut ap-
peler l'écume des opinions, mais qui reste fidèle à de certains prin-
cipes et tranquille comme ces grandes profondeurs de l'Océan qui
ne s'aperçoivent pas des caprices du vent à la surface du flot. Sa
gaîté, sa douceur, son humeur égale et facile, auraient dû être pour
moi la révélation d'un parti-pris, d'un pli à jamais formé dans le
livre de sa destinée. Que ce soit à telle ou telle page de son code in-
térieur, cette page résume sa force, établit sa résistance; elle n'ira
pas au-delà.
Je revis Lucie le lendemain à Aix , chez M'"^ Marsanne , qui était
un peu souffrante. Elle prolongea sa visite pour lui tenir compagnie.
30 REVUE DES DEUX MONDES.
Élise était allée avec sa belle-sœur voir la Grande -Chartreuse, et
Henri avait obtenu la permission de les accompagner. Je me trouvai
donc comme en tête-à-tête avec Lucie, car M'^^ Marsanne nous mit
en train de causerie, et se borna ensuite à nous écouter, plaçant de
temps en temps un mot pour nous aider à développer ou à résumer
nos idées. Tu ne l'ignores pas, c'est le talent bienveillant et assez
intelligent de notre amie.
Lucie me parut avoir sur le cœur l'épithète de légitimiste que je
lui avais adressée en riant la veille.
— Le mot n'est pas une injure en lui-même, dit-elle; n^is vous
y avez mis une intention hostile, confessez-vous !
Et comme je l'avouais, car je neveux rien nier, rien dissimuler
avec elle : — Je veux , reprit-elle , vous dire les opinions politiques
que je me permets d'avoir. Née d'un père français et d'une mère
savoisienne, j'ai été élevée en Savoie, c'est-à-dire en Italie, puisque
nous sommes Français d'hier. Je suis donc Italienne à demi, et je
n'admets pas que l'annexion ait pu nous dénationaliser si vite. Étant
bonne Italienne et patriote, je m'en pique, je ne puis aimer l'Au-
triche, et je ne puis pas approuver la résistance politique du saint-
siége à l'unité de l'Italie.
— En vérité! s'écria M'"*" Marsanne, votre orthodoxie s'arrête au
pouvoir spirituel ?
— Absolument, répondit Lucie; je n'ai jamais eu d'autre manière
de voir, et je suis orthodoxe quand même, car le pouvoir temporel
n'est pas un article de toi. J'irai plus loin, j'avouerai que j'aime Ga-
ribaldi, et que je cesserais d'aimer Victor-Emmanuel le jour où il
cesserait de protester pour l'indépendance de l'Italie. Voilà ma
profession de foi. Est-ce le légitimisme comme vous l'entendez en
France?
— Non certes, répondis-je, et je crois que nous sommes bien
près de nous entendre.
— Alors restons-en là, dit-elle, et parlons d'autre chose, car la
îiimilitude parfaite des idées n'est pas si nécessaire dans ce monde.
Peut-être même est-il bon que chacun garde une certaine nuance
qui le caractérise, pour faire acte de liberté dans la limite admis-
sible.
Il me sembla qu'elle abandonnait encore une partie de son lest
pour s'enlever plus haut dans la région du vrai, et je lui en marquai
ma reconnaissance par le soin que je pris de ne plus rien contredire.
Elle parla de la France avec un peu d'amertume et de l'indilTérence
politique et religieuse des Français avec tristesse ; puis elle parla de
son grand-père avec adoration et des douceurs de leur intimité. Je
ne sais ce qu'elle dit encore : elle fut si bonne ce jour-là , que je
t'écrivis le soir une longue lettre que je devais terminer et V envoyer
MADEMOISELLE LA QUINTINIE. 31
le lendemain. Je ne te l'envoyai pas; le lendemain, j'avais la mort
dans l'âme.
Le lendemain, je rendis visite à M. de Turdy. Je ne sais par quelle
fatalité il lui vint à l'esprit de me demander si j'avais été aux Ghar-
mettes, et comme je répondais négativement : — Voilà, dit-il en
riant, un pèlerinage que ma petite-fille ne fera pas avec vous!
J'interrogeai les yeux de Lucie, qui affectait de regarder le pay-
sage, comme si elle n'eût entendu ni la question ni la réponse. Je
ne sai^ quelle curiosité chagrine me fit insister. Elle prit alors son
parti et répondit nettement : — Ce n'est pas là une promenade pour
une jeune fille ! Vous pensez bien que je n'ai rien lu de M. Rousseau;
mais je sais, par la tradition du pays, tout ce qui concerne cette
existence des Gharmettes, et le nom de M™'' de Warens me répugne»
permettez-moi de vous le dire.
— Ma chère enfant, reprit le grand-père, j'aime à croire que tu
sais fort mal l'histoire des Gharmettes , et qu'aucune personne du
pays ne s'est jamais permis de la raconter devant toi, à moins que
cette p.ersonne ne soit ta grand' tante ou une de Ses amies les bé-
guines, ou encore quelque prêtre, car il n'y a que les dévots pour
dire crûment les choses, et pour apprendre aux jeunes filles ce
que nous autres, vieux mécréans, nous croirions devoir leur laisser
ignorer.
Lucie garda un instant le silence, et une vive rougeur de dépit
ou de honte monta jusqu'à son front; mais la lutte contre elle-
même fut rapidement terminée. La rougeur s'envola comme un
éclair, elle embrassa le vieillard en lui disant : — En cela, père,
tu peux bien avoir raison! Tu sais, moi, tout ce qui me console de
te contredire, c'est quand je peux trouver l'occasion de me donner
tort! — M. de Turdy, attendri, me regardait comme pour me dire :
Yous voyez si on peut résister à tant de grâce et de bonté,... et il
est certain que j'étais de son avis. On discuterait avec Lucie, on
disputerait même, rien que pour le plaisir de la voir si délicieu-
sement céder. Aussi le nuage qui me resta dans l'esprit eut-il une
autre cau^e que son aversion systématique pour le grand génie de
Rousseau, qu'elle ne connaît pas. Je m'affectai intérieurement de
la pensée que cette âme candide était déjà déflorée par la science
de soi-même imposée aux jeunes filles pieuses comme un devoir,
comme une nécessité du sérieux de la confession. La confession !.. .
Je n'avais jamais pensé à cela qu'avec sang-froid. J'avais vu la pre-
mière institution, la confession publique à la porte du temple,
comme une chose terrible et grande, comme un reflet ardent de
l'époque du martyre : je regardais la confession auriculaire comme
une déviation du principe , comme un accommodement du pécheur
avec le ciel et du prêtre avec le pécheur; mais je n'avais pas encore
32 REVUE DES DEUX MONDES,
mis dans ma pensée l'image du prêtre entre Lucie et moi. Quand
elle se présenta, elle fit passer une sueur froide dans tout mon corps.
Je me rappelai ce passage de Paul -Louis Courier, qui ne m'avait
frappé que comme éloquence, et il me revint tout entier dans la
mémoire comme si je l'eusse appris par cœur. Tu te le rappelles,
ce passage que nous avons lu ensemble il n'y a pas longtemps...
« On leur défend l'amour, et le mariage surtout; on leur livre les
femmes. Ils n'en peuvent avoir une et ils vivent avec toutes familiè-
rement, c'est peu, mais dans la confidence , l'intimité, le secret de
leurs actions cachées, de toutes leurs pensées. L'innocente fillette,
sous l'aile de sa mère, entend le prêtre d'abord, qui, bientôt l'ap-
pelant, l'entretient seul à seule, qui, le premier, avant qu'elle
puisse faillir, lui nomme le péché... Seuls, et n'ayant pour témoins
que ces murs, que ces voûtes, ils causent! De quoi? Hélas! de tout
ce qui n'est pas innocent. Ils parlent ou plutôt murmurent à voix
basse, et leurs bouches s'approchent, et leur soufïle se confond
Cela dure une heure et se renouvelle souvent. »
Cette implacable citation de ma mémoire, avec son corollaire sur
le rôle du prêtre entre les époux, me fit ressentir tous les aiguillons
de la jalousie, et cette première torture de l'amour fut si poignante
que Lucie s'en aperçut et me demanda ce que j'avais.
La présence du grand-père ne me gênant pas pour un entretien
de cette nature, je demandai brusquement à Lucie si elle avait un
confesseur.
— Eh! mais oui, sans doute, répondit-elle, il le faut bien!
— J'aurais cru que vous n'en aviez pas besoin.
— On a toujours quelque chose à se reprocher.
— Dans le secret de la conscience, dans le fond de la pensée ap-
paremment, car vos actions, à vous, ne peuvent jamais être mau-
vaises.
— Franchement, dit-elle en riant, je n'ai pas commis, que je
sache, beaucoup de mauvaises actions. Quant aux cas de conscience,
si j'en avais, ce ne serait pas à l'abbé Gémyet que je demanderais
de les résoudre. Le bonhomme est l'idéal de la simplicité*.
M. de Turdy, comme s'il eût voulu me tranquilliser, s'écria que
Fabbé Gémyet était le meilleur et le plus inofiensif des hommes.
— Celui-là, dit-il, je le connais, je réponds de lui, et je ne t'en per-
mettrai jamais d'autre. Puisqu'on voulait absolument un confesseur,
continua-t-il en s' adressant à moi, j'ai voulu au moins choisir, et
j*ai mis la main sur un bon prêtre, tolérant, point cagot...
— Et tout a fait nul, reprit Lucie avec le même sourire que j'a-
vais déjà remarqué.
— Null je le veux bien, dit le grand-père en s' animant; nul! je
les aime comme cela et pas autrement, les prêtres ! je ne veux point
MADEMOISELLE LA QUINTINIE. 33
de 'ces fanatiques comme mademoiselle ma sœur les préférerait
peut-être.
— Eh! mon Dieu, cher papa, reprit Lucie, tu accuses ma tante!'
Tu sais bien qu'elle est plus mondaine que moi et qu'elle s'accom-
mode fort bien pour son compte de la tolérance illimitée de M. Gé-
myet. Voyons, ne me chicane pas trop. J'ai fait ce que tu voulais,
j'ai accepté mon confesseur de ta main : je le respecte, j'ai de F es-
tune et de l'amitié pour lui; mais je ne peux pas le prendre pour
un aigle, lui-même n'a pas cette prétention-là, et quand je me con-
fesse à lui de beaucoup de tiédeur et de relâchement dans la pra-
tique, je suis toute prête à lui dire que c'est sa faute, et c'est tout
au plus s'il ne me dit pas que cela lui est parfaitement égal.
— Bien, bien, très bien! s'écria le grand-père en riant et en me
regardant encore, voilà ce que je veux, et c'est à ce prix-là que
nous nous entendrons.
— Qu'est-ce que vous pensez de tout cela, vous? dit Lucie en se
tournant vers moi avec son gracieux abandon. Doit-on faire les
choses à demi? Je sais d'avance que vous pensez le contraire, car si
vous n'étiez pas un esprit absolu, vous ne seriez plus vous-même.
— Je pense, répondis-je sans hésiter, que la confession est mau-
vaise ou inutile. Vous avez accepté la chose inutile et pris le moins .
mauvais parti, ne pouvant vous résoudre à prendre le seul bon...
— Qui est de ne plus rien croire? Cela ne m'est pas possible!
Elle me fit cette réponse fort sèchement. Je m'inclinai et ne par-
lai plus, bien qu'elle m'y provoquât avec toutes les grâces d'esprit
et de cœur qui sont en elle. Au bout de quelques instans, comme je
prenais congé : — Vous me boudez, je le vois, dit-elle; vous croyez
que je vous regarde comme un athée. Non, je suis à cent lieues de
cela; mais rappelez-vous, j'ai une doctrine, et vous n'en avez pas!
— Eh bien! lui répondis-je, j'en aurai une. Je vous jure que j'en
aurai une avant peu, car je vois qu'il le faut!
Elle partit d'un grand éclat de rire et me tendit la main pour la
première fois, corrigeant par ce témoignage d'affection et d'inti-
mité ce que sa raillerie avait de blessant; mais on n'a pas deux
cœurs pour aimer, et je ne peux pas mettre dans le même cette si-
multanéité de joie et de souffrance. Je commençais à ne plus com-
prendre Lucie. J'étais horriblement triste, c'est pourquoi je ne
t'écrivis pas en rentrant. Henri se moquait un peu de moi.
— Tu t'embarques mal, disait-il. Te voilà déjà aux prises avec
les préjugés de ta fiancée, car elle est ta fiancée, je t'en réponds.
Le grand-père t'adore, et la jeune fille t'aime.
— Non, elle ne m'aimera probablement pas.
— C'est peut-être toi qui n'aimes pas, reprit-il avec un peu de
TOME XLIV. 3
3â revue des deux mondes.
vivacité. Tu me fais Tefiet d'un pédant ou d'un despote. Eh! mon
cher, que t'importe que ta femme croie au culte et suive les pra-
tiques d'une église quelconque?
— Tu permettras le confesseur k la tienne, toi?
— Je lui en permettrai dix, à la condition que ces messieurs-là
ne l'empêcheront pas d'être à moi corps et âme.
— Non, tu ne te soucies pas de son âme! Tu lui laisseras l'abso-
lue liberté de conscience, tu l'as dit!
— Conscience religieuse, entendons-nous! Qu'elle croie à Junon-
Lucine ou à l'immaculée conception, ce ne sont pas là mes affaires.
Pourvu qu'elle me donne des enfans qui soient de moi, qu'elle pré-
fère mon entretien au confessionnal, je ne lui demanderai jamais
compte de ses épanchemens spiritualistes avec les docteurs en droit
canonique.
— Eh bien! moi, je suis tout autre. Je ne sépare point l'âme du
corps, et je ne supporterai pas l'amant platonique, de quelque nom
qu'il s'appelle!
— Alors ne te marie pas, mon cher, ou cherche une protestante.
M"^ La Quintinie n'est pas ton fait. Tu as raison, il ne faut pas
écrire à ton père. Oublie-la et retourne à Paris.
— Est-elle donc si obstinée que je ne puisse l'amener à mes
idées?
— Je n'en sais rien. Elle paraît fort douce de caractère; elle a
l'air de t' aimer. Élise est convaincue qu'elle t'adore. Tu peux es-
sayer, mais tu t'engages là dans une mauvaise voie et tu rêves
l'impossible,^ car on ne change pas ce que la nature a fait sans le
gâter, je t'en avertis. Lucie a une tendance au mysticisme; tu pour-
ras bien déplacer le fétiche, mais gare à l'avenir! L'amant pourra
bien remplacer le prêtre.
Henri me parla encore longtemps sur ce ton, et il m' ébranla. Ah !
que j'aurais voulu t' avoir près de moi pour résoudre tous mes doutes !
J'étais partagé entre mille aperçus contraires. Tantôt Henri me dé-
montrait que je voulais asservir la compagne de ma vie, l'effacer,
lui ôter toute personnalité, et la noyer dans le rayonnement de mon
orgueil ; tantôt il me semblait rompre absolument la beauté du lien
conjugal en admettant qu'on pût vivre intellectuellement à part
l'un de l'autre, et en s'efforçant même de me prouver que c'était
mieux ainsi. H concluait à l'infériorité de nature chez la femme, et
il répétait ce lieu commun révoltant, qu'il lui faut un frein autre que
l'amour et le respect de son mari, parce qu'elle n'a pas assez de
force morale pour s'en contenter.
Je retournai à Turdy peu de jours après. J'étais résigné; j'accep-
lab tout! Non convaincu, mais soumis, j'admettais que Lucie, en
MADEMOISELLE LA QUINTINIE. 35
me faisant de légères c(5hcessions, pouvait en exiger autant de moi.
Je la trouvai seule au jardin. — Eh bien! me dit-elle, cette fameuse
doctrine, F apportez-vous toute chaude et cuite à point? — Elle rail-
lait, je me sentis fort irrité; elle me sourit, et comme le ciel est
dans son sourire, je vis qu'elle raillait sans amertume et sans dé-
dain. Je me calmai. — Non, lui dis-je, je n'apporte pas de doctrine.
Il me semblait très facile d'en reconstruire une de tous points avec
les saines notions qui m'ont été données dès mon enfance, et qui ne
demandent plus qu'un lien pour composer un ensemble ; mais ce
lien, c'est Tamour, l'amour que je ne connais que par un instinct
violent, une révélation subite enveloppée de nuages. Je sens pour-
tant bien que l'amour est tout, et que sans lui toute doctrine reste
vide. Les catholiques n'ont pu s'en tirer qu'en le supprimant; vous
voyez bien que nous ne sommes pas plus avancés l'un que l'autre!
— Les catholiques ont supprimé l'amour! Vous croyez cela? s'é-
cria Lucie, sincèrement interdite et comme cherchant un argument
à m'opposer.
— Trouvez-moi un précepte catholique autre que celui de l'obéis-
sance passive de la femme envers le mari !
— Mais la religion est tout amour pourtant î
— Oui, l'amour envers Dieu et la charité envers le prochain.
Cherchez dans vos souvenirs si quelqu'un vous a jamais dit : Le
cœur de la femme est destiné à renfermer une affection sans bornes
pour l'homme de son choix,^pour le compagnon de sa vie?
— Non, mais il est écrit :^ La femme quittera son père et sa
mère, . .
— C'est une loi civile, ce n'est pas même l'amour sous-entendu,
c'est le domicile conjugal. Le code l'explique tout au long.
— Enfin qu'est-ce que vous entendez par l'amour? La préférence
qu'on donne à un homme sur la Divinité même?
— Préférence, lui répondis-je impétueusement, est un mot qui
ne me présente ici aucun sens. C'est un mot inventé par ceux qui
ont rapetissé l'idée de Dieu au point d'en faire un homme dont un
autre homme peut devenir le rival, et ceci, permettez-moi de vous
le dire, est une sorte de profanation du sentiment que nous devons
avoir de la Divinité.
— Bien! reprit Lucie, qui m'écoutait avec une attention animée;
vous dites là des choses qui me vont. Vous admettez dès lors que
l'on aime Dieu par-dessus toutes choses?
— Aimer est le mot le plus élastique et le plus vague que l'homme
ait inventé. Dieu ne peut nous inspirer qu'un genre d'adoration
auquel rien ne se compare et qu'aucune langue ne peut exprimer.
Dieu ne veut donc pas être aimé avec le même esprit et avec le
36 ' REVUE DES DEUX MONDES.
même cœur qu'il nous a donnés pour aimer notre semblable, et du
moment que nous croyons en lui, nous avons nécessairement pour
lui le sentiment qu'il réclame de nous; mais ce sentiment n'existe
pas dans une âme que l'ascétisme dérobe à l'amour humain, car il
s'y dénature et devient amour humain lui-même, ce qui est une
idolâtrie, un délire et un blasphème.
— J'entends! vous croyez que sainte Thérèse...
— Était folle et consumée de flammes terrestres auxquelles son
imagination malade essayait de donner le change. Je hais ces men-
songes de l'âme, comme tout ce qui est contre nature.
Lucie ne répondit rien , elle marchait dans le jardin et cueillait
des fleurs machinalement; mais ses mains tremblaient, et sa dé-
marche trahissait une grande agitation.
— Mon ami,' me dit-elle enfin quand ses deux mains furent
pleines, — car nous sommes amis toujours et quand même, n'est-ce
pas? — vous dites des choses qui me bouleversent, et vous voyez,
je ne vous réponds pas. Suis-je vaincue par le raisonnement ou
persuadée par un charme mystérieux dont je doive me méfier? Je
ne sais pas; en vérité, je ne sais pas! Il faut que j'y pense. Ne dés-
espérez pas et n'ayez pas non plus trop d'orgueil. Il faut que je me
prive de vous voir pendant quelques jours, et je vous dirai ensuite
si j'ai fait un pas en avant ou en arrière. Je ne veux point être per-
suadée par surprise.
Cette résolution, contre laquelle je n'avais pas le droit de protes-
ter, me jeta dans une vive inquiétude, et j'eus là le pressentiment
de quelque chose de grave. Elle essaya de me rassurer. — Voyez où
nous en sommes, dit-elle ; on presse la situation un peu plus que
nous ne le voudrions. On a déjà écrit à mon père, sans vous nom-
mer, il est vrai; mais il paraît qu'il s'impatiente et demande des dé-
tails. Il va falloir parler à ma tante, qui ne sait rien encore. Avez-
vous écrit à votre père, vous?
— Non. J'attendais, je devais attendre une véritable espérance.
— Eh bien! n'écrivez pas encore, promettez-le-moi, et n'allons
pas plus avant sans que je sois sûre de moi-même. Je vous disais
l'autre jour que je ne voyais pas d'obstacles; j'en vois aujourd'hui.
Je vous disais aussi que je ne voyais pas non plus de parti à prendre.
Cela n'est guère possible du moment qu'il faut apaiser la sollicitude
de deux familles par des résolutions quelconques. Ne nous laissons
donc pas entraîner par les impatiences des autres, car là est le dan-
ger. Forçons-les à nous attendre , en nous attendant nous-mêmes
patiemment et volontairement.
Je ne pouvais que me soumettre, mais je m'en allai épouvanté,
car Luc'k' ih* fixait que vaguement le terme de mon exil. C'était tan-
MADEMOISELLE Li QUINTIME. 37
tôt huit jours, tantôt quinze, et je me disais par momens que c'était
peut-être toute la vie.
Cinq jours, cinq mortels jours après, j'ai reçu un billet de M. de
Turdy qui me disait : « Je suis seul, venez me voir. » Je l'ai trouvé
seul en effet. Lucie était allée à Chambéry passer une semaine au-
près de sa grand' tante. M. de Turdy était triste, bien qu'il voulût
faire contre fortune bon cœur. Nous n'avons parlé que de Lucie,
tout en essayant de n'en point trop parler. — Lucie, m'a-t-il dit,
subit des influences mystérieuses que je ne peux pas saisir. Vous
avez entendu notre discussion de l'autre jour : j'ai gagné le point
important, le confesseur. C'est un bon homme. Ma sœur est une
bonne fille dont la dévotion n'a rien d'exalté; son entourage est très
arriéré d'opinions, mais il n'y a là personne d'assez fort pour avoir
du crédit sur l'esprit de ma petite- fille. Vous avez vu qu'elle se
moque de ces vieux seigneurs de village qui n'ont pas le sens com-
mun, et quant à elle, vous avez du constater que, dans tout ce qui
tient à la vie pratique, à la politique, au temporel^ comme ils di-
sent chez sa tante, elle est très libérale; mais elle avait toujours dit
et elle recommence à dire qu'elle ne veut pas devenir la femme d'un
incrédule. Je me suis épuisé à la gronder, à la contredire; elle m'a
promis de s'interroger elle-même, et elle m'a paru très ébranlée
en partant.
— Soyez certain, lui dis-je avec amertume, qu'à présent elle a
repris ses forces , et que l'influence mystérieuse dont vous parlez
s'est de nouveau emparée d'elle.
— Ah! si je savais qui! s'est écrié le vieillard en frappant sa
canne sur le parquet avec vivacité. Ce sera quelqu'une des nonnes
de ***. H y a là un couvent de carmélites très austères, et je sais
qu'elle y va quelquefois. Oui, oui, ce doit être un foyer de fana-
tisme. Je ne veux plus qu'elle y mette les pieds!
Je me sentais bien mal défendu contre le malheur de ma desti-
née par ce vieux enfant; mais je le voyais si chagrin et si tourmenté
* que je consentis à passer la journée et la soirée avec lui. Je fis tant
bien que mal sa partie de trictrac pour remplacer Lucie, qui la fait
tous les soirs quand ils sont tête-à-tête.
Il était tard quand nous eûmes fini, et, pour épargner au batelier
de la maison la peine de me faire passer le lac, j'acceptai l'hospi-
talité que le châtelain m'offrait pour la nuit.
Ici se place un fait fort étranger peut-être à ma situation, un fait
qui te paraîtra sans doute insignifiant, mais qui m'a trop frappé
pour que je ne te le rapporte pas.
J'étais si agité de me trouver dans cette maison pleine de l'image
de Lucie, dans cette maison qui eût pu devenir la mienne, si j'étais
38 REVUE DES DEUX MONDES.
moins loyal ou moins jaloux, que je ne pus fermer l'œil. Ma chambre
était au rez-de-chaussée et avait une sortie directe sur le jardin. Je
m'en échappai sans bruit et me promenai une demi-heure dans ce
jardin, qui n'est pas grand, mais qui est un Éden quand même,
grâce à ses beaux ombrages, à ses massifs de fleurs et à ce site ma-
gnifique qu'on y domine. La lune, réduite à un croissant assez délié,
se leva vers minuit, éclairant à peine le pied des arbres; mais la
nuit était si claire et si constellée que je distinguais, sinon la cou-
leur, du moins la forme de tous les objets environnans. Le lac se
détachait comme une plaque d'argent bruni au sein d'une masse
sombre qui paraissait incommensurable. Des buissons de fraxinelle,
plante que l'on cultive beaucoup ici dans les jardins, et qui atteint
de grandes proportions, exhalaient des parfums exquis. Tout était
recueillement voluptueux, mystère d'amour peut-être, dans cette
nuit tiède. Une charmante cascade, qui bondit au bout du jardin
après avoir mis en mouvement une petite usine, était emprisonnée
dans son écluse. Tout était muet et comme endormi profondément.
Je pensais à Lucie avec une ardeur de désir et de terreur qui me
faisait frissonner sans cause, non pas au moindre bruit, il ne s'en
produisait aucun, mais à l'idée, à l'appréhension du moindre souflle
de l'air dans mes cheveux.
Tout à coup j'entends dans ce morne silence le bruit cadencé d'une
paire de rames sur le lac, et, en suivant la direction du son, je vis
distinctement une barque qui cinglait en droite ligne sur le petit
port placé à l'angle du rocher qui porte le manoir. Cette barque,
vue de la plate-forme, était si petite que je n'eusse pu la distin-
guer, si l'eau, vivement brillantée en cet endroit, ne l'eût détachée
comme un point noir à la surface.
Quoi de plus simple que la présence d'une embarcation sur ce lac
souvent exploré la nuit par les pêcheurs ou les oisifs? Mon imagi-
nation excitée vit pourtant là un événement capable de décider de
ma vie. C'était Lucie qui revenait me surprendre, et que j'allais voir
aborder au-dessous de moi !
Aborder là, non, pourtant, ce n'était pas possible : le rocher est'
à pic; mais si la barque s'engageait dans l'ombre projetée sur l'eau
l)ar la masse de ce rocher, évidemment elle se dirigeait sur le petit
port, et, comme du jardin on ne voit pas le débarcadère, je sortis
du jardin en franchissant un mur à hauteur d'appui, et je descendis
précipitamment le sentier.
'Grâce à l'ombrage des grands marronniers qui, plantés à mi-côte,
étendent leurs longues branches au-dessus des chaumières jusqu'au
bord de Teau, je gagnai la rive sans être aperçu, et je vis la barque
d'assez près pour m'assurer qu'elle ne contenait que deux hommes,
MADExMOISELLE LA QUINTINIE. 39
un batelier qui faisait force de rames , et un personnage enveloppé
d'un manteau et coiffé d'un chapeau à larges bords. Ils passèrent à
peu de brasses du rivage et disparurent en remontant vers l'abbaye
de Hautecombe.
Je me raillai moi-même , mais la déception ne fut pas moins pé-
nible, et je restai cloué à ma place comme si j'eusse attendu l'ap-
parition d'une autre barque portant réellement Lucie.
Cependant j'écoutais machinalement le petit bruit de celle qui
venait de passer, et je remarquai qu'elle s'arrêtait à une très courte
distance de moi. Je retins, mon souffle, et j'entendis une voix basse
et timbrée, une voix méridionale dire avec un léger accent étran-
ger : Cest ici?
— Oui, monsieur, répondit la voix toute locale du batelier sa-
voyard.
Tout rentra dans le silence. La curiosité m'aiguillonnait; il faut te
dire pourquoi.
A vingt pas de la petite anse sablonneuse qui sert de débarcadère
au hameau, la montagne verticale se creuse en grotte. Deux piliers
bruts naturellement évidés dans le massif calcaire soutiennent une
petite voûte où l'on a sculpté dans le roc une statuette de madone.
C'est une chapelle rustique, dont le sol, un peu exhaussé au-dessus
de l'eau, est à sec quand le lac est tranquille, et cette chapelle est
une des retraites favorites de Lucie. Elle y a voué une dévotion par-
ticulière à la Vierge, elle y a fait planter du lierre qui s'enroule
gracieusement autour des piliers, et elle y va souvent rêver ou prier
le soir.
Je tenais ces détails du batelier, qui m'avait transporté le jour
même. Était-elle là? mon Dieu! Y avait-elle donné rendez-vous à
cet inconnu? Je ne pouvais rien voir, la grotte s'ouvre dans un
angle rentrant de la montagne. Ah! tu ne sais pas que je suis horri-
blement jaloux! Je ne le savais pas moi-même. Quelle torture, mon
père! quelle fureur!
Je demeurai quelques instans sans pouvoir réfléchir. J'étais sur
le point de me jeter tout habillé à la nage, car de la rive on ne
peut gagner autrement cette chapelle : le rocher plonge à pic dans
le lac à une très grande profondeur; mais toute mon attention se
reporta sur la barque, qui, après une pose de quelques minutes,
revenait vers moi. Je me dissimulai encore, et je vis repasser les deux
hommes à peu de distance. Je les suivis des yeux aussi loin que
possible ; ils s'en allaient par où ils étaient venus, du côté qui re-
garde Chambéry, et bientôt ils se perdirent dans la brume qui com-
mençait à se répandre au ras de l'eau.
Quel était donc le but de cette longue course sur le lac pour une
ÛO REVUE DES DEUX MONDES.
Station d'un instant? Il n'y avait là que la chapelle rustique où l'on
pût prendre pied, et cette grotte n'a aucune communication, que je
sache, avec l'intérieur de la montagne. J'essayai de démarrer un
petit canot de pêcheur, j'en vins à bout, et en un instant je gagnai
la grotte. Elle était vide, sombre et muette. J'y remarquai seule-
ment un parfum de fleurs très prononcé et un objet blanchâtre dont
je m'emparai; c'était une grosse touffe de lis qu'on venait de dépo-
ser aux pieds de la madone, car les fleurs étaient trop fraîches pour
avoir passé là la moitié de la nuit. L'inconnu venait donc d'appor-
ter cette offrande... A qui? à la Vierge ou à Lucie?
J'emportai le bouquet, je l'examinai dans ma chambre après l'a-
voir déUé avec soin. Il ne contenait aucun papier; mais sur le ruban
de soie blanche qui l'entourait il y avait un signe imprimé en or, et
ce signe était ce qu'on appelle en style de sacristie, je crois, un
cœur de Marie y un cœur surmonté d'une croix et percé d'un glaive
avec des gouttes de sang figurées en rouge carmin, emblème d'a-
mour charnel, s'il en fut, avec une allusion à la douleur physique.
J'éprouvai un mouvement de dégoût. De pareils symboles m'ont
toujours semblé exprimer tout autre chose que des idées religieuses,
et je cherche en vain dans la vraie doctrine chrétienne quelque
trait qui s'y rapporte.
Je me tourmentai l'esprit horriblement; que signifiait cette sorte
d'ex-voto d'un cœur malade, dévoré peut-être, peut-être ensanglanté
par ma tentative d'union avec Lucie? Ce n'était peut-être rien de
tout cela, c'était tout simplement un vœu accompli par une âme dé-
vote étrangère à mes préoccupations; mais cet étranger, je l'avais
assez aperçu pour me convaincre que ce n'était ni un paysan ni un
prêtre : il m'avait paru jeune, bien mis et d'une tournure svelte.
Pourtant je l'avais si mal vu que je pouvais bien avoir rêvé tout
cela. Quoi qu'il en soit, je reportai le bouquet, et je restai caché dans
la chapelle, attendant avec la rage au cœur que quelqu'un vînt le
prendre. Je ne vis personne, je n'entendis rien, si ce n'est la voix
du batelier dont j'avais emmené le bateau, et qui, aux premières
lueurs du jour, me héla du rivage pour me le redemander. Quand il
sut que j'étais un hôte du manoir, il me reprocha, puisque j'avais
eu la fantaisie de naviguer si matin, de ne pas l'avoir réveillé.
Il me reconduisit à l'autre bord. J'avais remis les lis aux pieds de
la madone, et j'avais emporté le ruban. Je veillai encore de loin
jusqu'au grand jour en vue de la grotte. Aucune barque n'en ap-
procha. Je m'y fis reconduire dans la soirée. Les lis étaient là flé-
tris, personne n'y avait touché. Il était huit heures du soir. Quoique
très fatigué, car je n'avais pu me reposer dans la journée, je montai
au château, et je surpris agréablement M. de Turdy, qui s'apprêtait
MADEMOISELLE LA QUINTIME. $1
à se coucher, en lui disant que, me trouvant par hasard dans son
voisinage, j'avais songé à venir faire sa partie.
— Ah! que c'est aimable à vous! s'écria-t-il. J'allais tâcher de
dormir pour échapper à l'ennui de ma veillée solitaire. C'est si long,
une soirée de vieillard qui ne peut plus lire sans se fatiguer! Les
enfans nous gâtent. Ils s'occupent de nous distraire, et quand ils
sont là, nous nous laissons aller en égoïstes que nous sommes, et
quand ils s'en vont, nous nous plaignons de ce qu'ils ne préfèrent
pas notre triste société à toutes choses !
— 11 faut, lui dis-je en préparant sa table de jeu, que M'*'' La
Quintinie ait à Ghambéry des occupations bien sérieuses ou bien at-
trayantes pour vous laisser seul, car j'ai été témoin du plaisir sin-
cère qu'elle trouve à vous entourer de soins.
— Eh! oui, sans doute! Il faut bien qu'elle ait l'esprit troublé de
quelque souci grave !
— Est-ce que vous ne recevez pas tous les jours des nouvelles
de Ghambéry ?
— J'en reçois de deux jours l'un : elle m'écrit des billets très
courts, et qui ne m'apprennent rien de l'emploi de son temps. Or-
dinairement nous ne nous quittons point de tout l'été, hormis pour
les grandes fêtes religieuses, qu'elle va célébrer auprès de sa tante.
L'hiver, nous nous séparons franchement. Je n'aime pas Ghambéry.
Je passe quelques mois à Lyon, où j'ai des connaissances, et où il
fait moins froid que dans nos neiges. Alors ma Lucie m'écrit de lon-
gues lettres charmantes, qui font ma consolation et mon orgueil;
mais la séparation qu'elle m'impose en ce moment, en plein été,
sans cause suffisante selon moi, m'est fort pénible.
Je fis observer à M. de Turdy que j'étais la cause de son cha-
grin, et qu'il eût été beaucoup plus logique de la part de Lucie de
m' envoyer à Ghambéry, avec défense d'en sortir jusqu'à nouvel or-
dre, que d'y aller elle-même pour m' éviter.
— G'est ce que j'ai dit, reprit-il; mais elle a insisté si vivement
que j'ai dû céder, et je vois bien qu'il y a sous jeu quelque chose
qu'on me cache.
— X vous? On vous cacherait quelque chose?... Non, Lucie vous
adore !
— Ah ! que voulez-vous, mon cher ! La dévotion rompt sans façon
tous les liens du cœur et de la famille; mais voilà que je me plains
à vous, comme un vieux enfant que je suis, à vous qui soufïrez
peut-être un peu aussi pour votre compte !
— Je souffre beaucoup, répondis-je, car j'aime M"® La Quintinie
plus que je ne puis l'exprimer.
11 mh serra les mains, et nous oubliâmes la f)artie de trictrac. Il
42 REVUE DES DEUX MONDES.
était beaucoup plus expansif que la veille et comme découragé de la
vie. Il essaya de faire l'esprit fort pour se remonter, mais il n'en
vint pas à bout. Je mourais d'envie de l'interroger sur les relations
que Lucie pouvait avoir avec le personnage mystérieux que j'avais
vu la nuit précédente sur le lac ; mais le pauvre homme me parut
si abattu que je me reprochai l'égoïsme de mes soupçons. Je ne lui
parlai point de l'aventure, et je le fis jouer pour le distraire, après
quoi j'acceptai le gîte qu'il m'offrait. Je voulais veiller encore toute
la nuit, et j'y parvins malgré la fatigue qui m'écrasait. Rien ne trou-
bla le morne repos de la nuit autour du manoir. J'allai dès le matin
visiter encore la grotte. Les lis pourrissaient dans l'abandon. Je les
jetai dans l'eau, et je revins à Aix, où la fièvre me retint deux jours
au lit.
Le troisième jour, abattu, mais non calmé, j'allai à Chambéry à
tout hasard , cherchant à rencontrer Lucie malgré sa défense , vou-
lant tâcher de savoir au moins ce qu'elle devenait. Je ne connais
personne à Chambéry, mais je rencontrai aux abords de la ville
quelques baigneurs d'Aix, dont un Anglais fort mélomane avec qui
je me suis un peu lié, et qui m'aborda en me disant : — Est-ce que
vous n'allez pas aux carmélites de ***?
— Pourquoi faire?
— Pour entendre chanter une demoiselle du pays qui est, dit-on,
fort extraordinaire.
— Oui, j'y vais, répondis-je tout tremblant. Où est-ce?
— Suivez-nous, me dit-il.
Nous gravîmes un chemin très rapide qui monte en zigzag à tra-
vers d'énormes rochers.
— Et le nom de cette cantatrice ? demandai-je à mon guide.
— Attendez! Je ne sais plus, ce n'est pas une artiste de profes-
sion, c'est une personne de bonne famille qui chante en l'honneur
de la fête du jour, la Trinité. Elle a un nom en ie,,,, La Quérinie,...
non, La Quintinie... M'y voilà.
Je sentis tous les frissons de la fièvre me reprendre, il faisait
pourtant une chaleur d'orage accablante. Nous arrivâmes au pied
d*un édifice fermé, à fenêtres grillées; c'était le couvent, et nous y
trouvâmes une centaine de personnes qui s'étaient assises à l'ombre
et qui attendaient que les nonnes eussent fini de psalmodier les
vêpres. Aucun homme ne pénétrait dans ce couvent rigidement
cloîtré. Les dames de la ville n'ont accès dans la chapelle qu'avec
des permissions particulières. Cette chapelle était pleine et la porte
close; mais à cause de la chaleur les fenêtres du chœur étaient ou-
vertes en partie, et comme on entendait fort bien la psalmodie, on
ne devait rien perdre du chant.
MADEMOISELLE LA QUIXTL\IE. Zi3
Le mélomane qui m'avait renseigné et que je ne quittais pas en-
tra sans façon en pourparlers avec les hommes qui se trouvaient là
et les interrogea sur M*^^ La Quintinie. Je recueillais tout avec avi-
dité. « C'est une personne du plus grand mérite, disait-on, toute
vouée aux bonnes œuvres, une vraie sainte, et en même temps c'est
une femme charmante, qui fait les honneurs du salon de sa tante
avec une grâce parfaite; mais jamais elle ne chante dans le monde.
On dit qu'elle a fait le vœu de ne chanter que pour l'église. Elle
chantera le jour de la Fête-Dieu à la cathédrale, et je vous réponds
qu'on y viendra de loin pour l'entendre. En ce moment-ci, elle fait
une retraite de huit jours aux carmélites. On dit qu'elle va se ma-
rier, mais d'autres disent qu'elle se fera religieuse; on ne sait pas. »
En ce moment, un des amateurs de la ville signala une lourde
voiture armoriée qui montait la côte. « C'est le vieux carrosse de la
vieille M'^^ de Turdy. Elle va entendre chanter sa petite-nièce à la
bénédiction du saint sacrement. Peut-être la ramènera-t-elle à la
ville. Vous la verrez alors; elle est très jolie ! »
La voiture arriva en effet à la porte de la chapelle, et j'en vis
descendre la vieille tante, grasse, boiteuse, et soutenue par un
homme d'environ quarante ans, dont la figure me frappa beaucoup :-
une tête méridionale très brune, très accentuée, une mise sévère,
beaucoup de cheveux noirs crépus rejetés en arrière, un front demi-
chauve très pur et très lisse contrastant avec des yeux sombres et
fatigués, d'un éclat fiévreux. Il entra dans Féglise avec la vieille
dame après avoir frappé d'une façon particulière. La porte se re-
ferma brusquement derrière eux.
Quel était cet homme qui seul avait le droit d'entrer dans le sanc-
tuaire? Je le demandai avec agitation à tout le monde. Personne ne
le savait, personne ne le connaissait. C'était un laïque; rien dans sa
mise et dans son attitude n'annonçait un prêtre : ce devait être, se-
lon les assistans, qui tous me parurent plus ou moins ultramontains,
un personnage envoyé par le pape pour recueillir le denier de saint
Pierre, ou un grand dignitaire de la société de Saint- Vincent-de-
Paul.
Le bruit des cloches à toute volée annonça la fm des vêpres et
le commencement du salut. Des voix de femmes entonnèrent un
chœur fort pauvrement exécuté; puis l'orgue préluda, et la voix de
Lucie se fit seule entendre. Ce qu'elle chanta, je n'en sais rien. Je
ne suis pas érudit en musique, et je n'avais plus le loisir d'écouter
mes voisins. J'étais dévoré de rage à cause de cet homme qui était
entré là, et qui l'entendait de plus près que moi, qui la voyait
peut-être, pendant que j'étais à la porte avec les inconnus. J'aurais
voulu qu'elle chantât mal, que sa voix fût désagréable, et que tout
44 REVUE DES DEUX MONDES.
le monde se mît à siffler comme au théâtre; n'en avait-on pas le
droit, puisqu'on venait là comme au spectacle ou au concert?
Mais comme elle chante , mon Dieu ! Quelle voix limpide et puis-
sante, quel accent large et sublime, quelle plénitude et quelle sua-
vité! Et elle n'a pas chanté, elle ne chantera jamais pour moi seul!
Je me le disais, je m'efforçais de me détacher de cette femme qui ne
m'appartiendra jamais, et j'étais vaincu, brisé par cette voix surhu-
maine qui s'emparait de moi comme la brise s'empare de l'herbe
qu'elle secoue et de la fleur qu'elle effeuille! En même temps que je
la maudissais pour cet envahissement de tout mon être, je sentais
des larmes gonfler ma poitrine et ruisseler sur mes joues. Cela était
trop fort pour moi. Je m'éloignai. Je voulus descendre le sentier.
Je voyais devant moi, de l'autre côté du ravin, l'étrange ville de
Chambéry, avec ses toits d'ardoise sombre sans reflets, encadrés de
fer-blanc brillant, comme une exhibition de linceuls noirs semés
de larmes d'argent. Les montagnes à forme fantastique qui la domi-
nent, le bruit des torrens qui la traversent, ses vieux édifices , ses
ceintures d'arbres séculaires, tout cela s'agitait devant moi comme
dans un rêve. Un instant les tambours et la musique de la garnison
* se firent entendre et formèrent un rauque contraste avec le chant
de Lucie, qui planait tranquille comme une voix du ciel sur cette
impuissante clameur de la terre. Je me jetai à l'écart dans les ro-
chers qui surplombent le ravin. Je me bouchai les oreilles, j'enten-
dais toujours Lucie, rien que Lucie; elle semblait me dire : Tu n'as
pas besoin de tes sens pour m'entendre, c'est mon âme qui parle à
ton âme, et tu ne m'échapperas pas.
Tout à coup la voix cessa , les dileltanti du dehors s'oublièrent
jusqu'à applaudir; mais les cloches couvrirent ces vains témoignages
d'admiration mondaine, et peu d'instans après je me trouvai, je ne
saurais dire comment, le premier auprès de la voiture où montait
Lucie avec sa tante et le personnage inconnu objet de ma haine in-
stinctive et de ma colère mal déguisée. Cet homme monta le dernier
et jeta sur moi un regard froid comme l'acier, un regard qui m'exas-
péra. Je ne sais ce que je fis, je ne suis pas sûr de ne lui avoir pas
montré le poing d'un air de menace.
Quant à Lucie, elle ne m'aperçut seulement pas. Vêtue de blanc
et la taille enveloppée d'un léger burnous de cachemire, elle cher-
chait à dérober sa figure sous le capuchon à floches de soie; mais ce
capuchon retomba sur son épaule , entraînant une partie de son
abondante chevelure dénouée , et je vis sa figure pâle qui semblait
ravie en extase, ou plutôt un peu égarée par l'épuisement de l'ex-
t<'isf', car il y avait de la souffrance dans ses traits , et ses lèvres
étaient .-uissi blanches que son vêtement; ses narines étaient dilatées,
MADEMOISELLE LA QUINTINIE. 45
sa bouche serrée, ses yeux sans regard. Je ne croyais pas que sa
physionomie aimante et douce pût se pétrifier ainsi sous la* contrac-
tion mystique de la pensée. Elle me regarda et ne me vit pas; elle
disparut sans voir personne, sans répondre à plusieurs saints qui lui
furent adressés sur son passage, et j'entendis que quelqu'un disait :
— Elle chante avec trop de ferveur, il y a sous le calme triomphant
de sa voix une émotion qui la tue.
Une seule personne malveillante, une femme très parée, éleva un
peu le ton pour dire : — Laissez donc ! elle aime le succès , elle est
femme !
— Non, reprit mon Anglais dilettante, elle est artiste avant tout;
elle n'est peut-être pas dévote!
Je recueillais machinalement les opinions, et cette dernière pa-
role me frappa, car je n'étais plus capable de penser pour mon
propre compte. Je me sentais très mal, je me sentais mourir, car je
venais de constater que je n'étais rien pour Lucie. Avant moi, il y
avait en elle l'ascétisme, ou la musique, ou cet inconnu qui entrait
avec elle dans le sanctuaire des femmes, peut-être le même qui
portait des lis dans la chapelle du rocher, à la clarté des étoiles :
que sais-je? Il y a une passion immense dans l'âme de Lucie, et je
ne suis point l'objet de cette passion !
Mon Anglais s' aperçut que j'étais pris de défaillance. 11 me ramena
à Aix dans sa voiture avec beaucoup d'obligeance et de courtoisie.
Je me remis au lit, et je dormis près de quarante-huit heures. Je
crois qu'on m'a saigné; on a mis le tout sur le compte d'un coup de
soleil. J'ai passé encore deux jours à me remettre; enfin je suis trè$
bien, très fort, très calme aujourd'hui. Je me suis occupé, durant
cette inaction forcée, à me détacher de Lucie, à repousser de moi cet
amour impossible, insensé, misérable, et qui me rendrait injuste et
méchant, je le sens bien! Je n'ai plus voulu rien savoir d'elle. J'ai
prié Henri et M'"^ Marsanne, qui m'ont soigné ayec une bonté par-
faite, de ne pas prononcer son nom devant moi, et de ne rien t' écrire
de mon indisposition. Je me suis senti de force à te raconter tout
moi-même. Je suis guéri physiquement, et dans deux jours je pars
pour te rejoindre. Ah! mon père! je suis bien malheureux! mais tu
sauras peut-être guérir ton Emile.
George Sand.
( La seconde partie au prochain n". )
TROIS MINISTRES
DE L'EMPIRE ROMAIN
SOUSXES FILS DE THÉODOSE.
IV.
PRESfIER SIEGE DE ROME PAR ALARIC.
I.
Honorius enfin se sentait émancipé : il avait tué son tuteur (1),
forcé sa belle-mère à fuir pour éviter le même sort, et chassé sa
femme du palais, en attendant qu'il là chassât de Ra venue ; ses eu-
nuques lui dh'ent sans doute qu'il était un homme. Euchérius lui
manquait encore. Enlevé par un gros d'auxiliaires barbares pendant
qu'on égorgeait son père et conduit par eux jusqu'aux portes de
Rome, le fils de Stilicon s'y était réfugié : Sérène n'avait pas tardé
à l'y rejoindre. Voyant ensuite que les espions du nouveau ministre
Olympius le poursuivaient de demeure en demeure et le traquaient
comme une proie, Euchérius se retira dans une église qui jouissait du
droit d'asile. Il eût pu s'y croire en sûreté; mais le chef du parti ca-
tiiolique ne respectait pas plus une église chrétienne qu'un temple
païen, quand ils gênaient son intérêt ou son caprice, et une lettre
(1) Voyez, dans la Revue du 1" juillet 1862, les détails de la mort de Stilicon, qui
amena contre Rome l'entreprise d'Alaric. Voyez en outre les études sur Rufvi et Eu'
trope dans la Revue du l'"'" novembre 1800, du l'»- mars et du l*'"' août 1801.
TROIS MINISTRES DE l' EMPIRE ROMAIN. 47
munie du sceau impérial ordonna d'en tirer le fugitif à main armée.
L'asile fut envahi par des soldats, le sanctuaire violé, et le pri-
sonnier dirigé, pieds et poings liés, sur Ravenne.
Un simulacre de tribunal l'y attendait, un simulacre de jugement
le condamna à perdre la tête. L'ordre régulier des choses voulait qu^
l'arrêt fût exécuté dans Ravenne même, il en fut autrement : l'em-
pereur décida qu'Euchérius serait décapité dans l'enceinte de Rome.
Quelles furent ses raisons : superstition ou cruauté raffinée? Crai-
gnit-il que le sang du fils versé sur une terre encore tiède du sang
du père ne s'élevât avec trop de force pour crier vengeance contre
lui, ou réservait-il à Sérène, comme une marque de bonne parenté
et de reconnaissance, le spectacle de son fils supplicié? Prétendit-il
enfin intimider par cet exemple les habitans de Rome, qui ne ca-
chaient ni leurs regrets de la perte de Stilicon, ni leur éloignement
pour ses meurtriers? Ces trois raisons contribuèrent probablement à
la détermination d'Honorius; mais une quatrième aussi put le tou-
cher. 11 avait chassé sa femme du palais, ou du moins de son
appartement, sans qu'elle eût jamais donné lieu à aucun reproche
(l'histoire a le soin de nous le dire) : la trouvant encore trop près,
il voulait la renvoyer à sa mère; or l'occasion lui semblait assez na-
turelle de faire escorter la sœur jusqu'à Rome par le convoi qui ra-
mènerait le frère condamné à mort. Cette résolution arrêtée, on
équipa une petite troupe de braves bien armés, et deux eunuques
de confiance, Térentius et Arsacius, furent chargés de livrer, dans
les murs de la ville éternelle, Thermantie à sa mère, Euchérius au
bourreau.
Ces événemens se passaient au moment où l'armée d'Alaric ren-
trait en Italie, ainsi qu'on le verra plus tard. Le convoi chemina d'a-
bord assez tranquillement; à quelques journées de marche, de l'au-
tre côté de l'Apennin, il rencontra des fourrageurs de cette armée
qui couraient la campagne, mêlés aux débris des anciennes bandes
de Stilicon. On se battit, et les Romains furent mis en déroute : dans
le conflit, Euchérius fut délivré, ou s'échappa des mains de ses gar-
diens.^ Les Barbares, ravis d'une si belle capture, le conduisaient
déjà vers Alaric, quand les Romains, revenus sur leurs pas, prirent
vaillamment leur revanche et reconquirent leur prisonnier. Rien ne
les troubla plus durant le trajet, et ils arrivèrent à Rome avec leur
double dépôt. Térentius y remplit sa mission en serviteur exact et
scrupuleux ; il ne repartit point sans avoir vu tomber la tête d'Eu-
chérius et remis l'impératrice aux mains de sa mère. Toutefois il se
garda bien de revenir par le même chemin, tant il craignait une
nouvelle rencontre des Barbares. Un navire frété au port d'Ostie le
ramena, en longeant les côtes de la Campanie et des Abruzzes, jus-
liS REVUE DES DEUX MONDES.
qu'à son maître, qui le paya généreusement par la charge de grand-
chambellan; son compagnon Arsace eut le second rang parmi les
eunuques du palais : tous deux devinrent les conseillers intimes
d'Honorius, comme ils avaient été les instrumens de ses méfaits.
Cependant les assassins de Stilicon , dans la première ivresse du
succès, faisaient main basse sur toutes les places, se partageaient
toutes les dignités de l'empire d'Occident. Olympius s'attribua d'a-
bord, sous le titre de maître des offices, le pouvoir absolu qu'avait
possédé sa victime. L'officier romain qui avait rempli l'office de
bourreau lors de l'exécution du régent, Héraclianus, reçut pour cet
infâme service le gouvernement des provinces africaines, que ré-
gissait le comte Bathanarius, mari de la sœur de Stilicon. Arrivé à
Carthage avec un rescrit de l'empereur, il fit saisir Bathanarius, le
mit à mort et s'installa à sa place. Sous la main de ce misérable,
Olympius tenait Rome , dont la subsistance resta dès lors à sa dis-
crétion. Ce n'était pas tout que de s'emparer du pouvoir par un
meurtre, il fallait encore justifier ce meurtre aux yeux du monde et
convaincre Honorius qu'il avait été sauvé. Olympius avait pour cela
besoin d'une conspiration : il se mit en mesure de la découvrir, et
chercha des coupables avec une audace incfuie. On le vit jeter d'a-
bord son dévolu sur deux personnages considérables attachés à la
personne du prince, Pierre, primicier des notaires, et le grand-
chambellan, Deutérius : mis en jugement comme confidens et com-
plices des attentats de Stilicon, ils furent interrogés publiquement,
puis soumis à toutes les rigueurs de la question. Comme ces hommes
honorables protestaient, au milieu des supplices et avec une hé-
roïque fermeté, de l'innocence du régent non moins que de la leur,
Olympius les fit assommer à coups de bâton. Ses autres tentatives
ne réussirent pas mieux. 11 eut beau choisir ses victimes dans tous
les rangs; les bourreaux n'obtinrent aucun aveu, et le maître des
offices aucun indice de la conspiration qu'il cherchait.
Arrêté ainsi dans son plan d'exécutions en grand par le courage
des accusés, Olympius se rejeta sur les confiscations, dont il élar-
git d'autant plus le cercle. qull s'enrichissait en se vengeant. Un
décret que nous avons encore déclara dévolus au fisc impérial les
biens du brlgandy de \ ennemi public, et ceux de ses satellites. Ce
dernier mot, d'une signification indéterminée, pouvait comprendre
non -seulement les anciens amis de Stilicon, mais ceux qui avaient
coopéré à ses actes et obéi à ses ordres quand il avait le droit d'en
donner, et, par une extension facile à prévoir, il atteignait quicon-
que osait résister ou déplaisait à Olympius. On mit d'abord la main
sur les propriétés du brigmid; ses intendans furent tenus, sous les
plus fortes peines, de dénoncer tout ce qu'il possédait de meubles
TROIS MINISTRES DE l' EMPIRE ROMAIN. Zl9
et d'immeubles, ainsi que Tendroit où ils se trouvaient, et, pour
prévenir toute dissimulation possible, le décret annula les créances
que des tiers pourraient présenter sur le condamné. Les amis connus
de Stilicon et ceux que, pour une raison ou pour une autre, on en-
globa dans la catégorie des satellites furent frappés de semblables
mesures. La plus grande rigueur était exigée des agens du fisc, et les
ménagemens, l'équité même, pouvaient tourner contre eux comme
des prévarications taxées de complicité ou de connivence avec les
proscrits. L'intendant des largesses sacrées, Héliocrates, chargé
de la poursuite des confiscations à l'intérieur de Rome, ayant mis
dans sa conduite une modération dont l'histoire le loue, se vit dé-
noncer auprès d'Olympius : il savait ce que valaient les maîtres qu'il
servait, et, sans perdre le temps à se justifier, il se sauva précipi-
tamment dans une église. L'exil, la relégation, l'emprisonnement,
marchaient de pair avec les confiscations. Les anciens soldats de
Stilicon étaient particulièrement suspects; on leur interdit l'accès de
Rome et celui de Ravenne, lors même que leur congé de vétérance
était régulier et qu'il avait été obtenu sans faveur : en cas d'infraction
à la défense, on les déportait. La terreur était générale. Tout entier
au sentiment de son triomphe, le parti catholique excusait ces crimes
ou les atténuait pour n'avoir pas à en rougir, a L'église et le prince,
nous dit le représentant historique de ce parti , Orose , furent ainsi
sauvés à bon marché par le châtiment de quelques pervers. » Le
langage des écrivains polythéistes est au contraire sombre et dou-
loureux. «C'était, disent-ils, le règne du mauvais génie; en l'ab-
sence du bon, qui s'était retiré de la terre, il troublait à son gré
toutes les choses humaines. »
A l'aide de ces cruautés et du bouleversement des plus hautes
fortunes, la réaction religieuse voguait à peines voiles. Olympius,
dès son arrivée à la maîtrise des offices, avait fait appel aux évêques,
provoquant les plus considérables à lui donner des avis, accueillant
toutes les demandes, recevant toutes les députations ecclésiastiques
avec une feinte humilité. Un de ses premiers actes fut d'écrire à
l'évêque d'Hippone, Augustin, qui se contenta de louer sa piété et
le bien qu'il voulait faire à l'église, mais ne lui traça point de plan
de conduite : des hommes plus ardens le poussaient dans la voie
des réactions violentes. On vit en effet les lois religieuses se succéder
avec une étonnante rapidité : en quelques mois, le régime de to-
lérance établi par Stilicon après la mort de Théodose avait complè-
tement disparu. Stilicon avait été assassiné le 23 août 408, et dès le
14 novembre une loi excluait des charges de la cour et de l'armée les
païens et les hérétiques; le 13 décembre, une autre loi rétablit et am-
plifia la juridiction civile des évêques, et six jours après celle-ci une
TOME XLIV. 4
50 REVUE DES DEUX MONDES.
troisième ordonna la démolition des temples, en substituant l'action
ecclésiastique à celle des magistrats. En même temps la persécution
redoubla de rigueur contre les Juifs, les hérétiques, et en particu-
lier les donatistes, qui s'étaient réveillés au bruit de la mort du ré-
gent, comme si elle leur eût apporté la liberté. Augustin pria Olym-
pius de bien faire sentir à ces sectaires que la liberté n'est que pour
les catholiques : c'était une conséquence du principe d'unité. Les
trois lois que je viens de citer furent les principales. Gomme l'ac-
tion et le but n'en étaient pas moins politiques que religieux, et se
liaient d'ailleurs étroitement aux événemens qui devaient suivre, je
m'arrêterai quelques instans sur chacune de ces lois, afin de bien
montrer l'attitude et l'esprit du parti vainqueur au lendemain de la
chute de Stilicon.
J'ai parlé précédemment (1) de la juridiction civile des évêques,
de ce for ecclésiastique imprudemment introduit par Gratien et Théo-
dose au sein de la société romaine; les lois de Stilicon l'avaient ré-
duit à un simple arbitrage, limité d'ailleurs dans son exercice à cer-
taines matières de médiocre importance. La loi du 13 décembre lui
rendit son ancien caractère de juridiction proprement dite, et l'ag-
grava encore en faisant cette juridiction sans appel et l'étendant à
toutes ou presque toutes les matières civiles, ce qui mettait l'évê-
que au-dessus des gouverneurs de provinces et l'assimilait au préfet
du prétoire. Un privilège si exorbitant ne causa pourtant pas dans le
clergé une reconnaissaiice enthousiaste. Le clergé n'y voulut point
voir un octroi du prince, mais la restitution d'un droit inhérent au
caractère du prêtre. La justice vient de Dieu : or qui peut la mieux
dispenser sur terre que les chefs du sacerdoce , qui lient et délient
au ciel ? Saint Paul ne recommande-t-il pas aux fidèles de ne point
porter leurs différends devant les tribunaux du siècle, mais de pren-
dre pour juges des choses de cette vie les saints, qui jugent jusqu'aux
anges, ou même les moindres personnes de l'église? Aux raisons
tirées de saint Paul, on pouvait répondre, sans cesser d'être chré-
tien, que la prescription de l'apôtre, bonne pour des associations
restreintes, interdites, persécutées, dont le premier devoir était de
veiller sur leurs membres et de les prémunir contre l'inimitié du
siècle , ne s'appliquait point à une grande société organisée civile-
ment, où la religion avait sa place, mais n'absorbait pas tout. Rien
d'ailleurs n'était plus contraire à l'ordre politique romain que ce
second état dans l'état, cette juridiction qui pouvait à un jour donné
se séparer de l'empereur en l'excommuniant, tandis que, dans la
théorie du gouvernement impérial, la loi était une émanation du
(I) Jievue du l»' juillet 1802.
TROIS MINISTRES DE l' EMPIRE ROMAIN. 51
prince, représentant lui-même ou plutôt incarnation du peuple-roi. -
Quoi qu'il en soit, on courut à ce nouveau forum par curiosité, par
flatterie, par crainte d'être soupçonné; le prétoire du juge civil n'eut
plus de chrétiens à sa barre ; la foule se pressa autour du siège de
l'évêque. Celui-ci, le bâton pastoral en main, passa son temps à juger
des procès, à entendre des avocats, à étudier les lois, au grand dé-
triment de l'instruction religieuse des peuples et de sa propre édi-
fication. Augustin s'en plaint amèrement; il maudit presque cette
chaîne dorée dont l'ambition épiscopale l'a chargé, cette corvée-,
comme il l'appelle, qui tue et dévore le temps qu'il doit aux choses
divines. «Oh! s'écria-t-il, j'aimerais à passer chaque jour quelques
heures dans un beau monastère, travaillant de mes mains, lisant,
priant, me livrant à l'étude des livres saints, plutôt que de vivre
dans ce tumulte odieux de disputes, de chicanes, de procès... Que
ne puis -je dire avec la parole sainte : « Retirez -vous de moi, mé-
chans, afm que je remplisse le commandement de mon Dieu! »
La loi du 19 décembre, sur la suppression des temples et des
sacrifices, était la sanction de tous les actes violons dirigés depuis
dix années contre l'ancien culte national par les évêques et les
moines en dehors de l'administration et malgré elle. Il nous suffira
d'en indiquer les principales dispositions pour qu'on juge de l'effet .
qu'elle produisit sur la masse encore si grande des polythéistes.
« Les revenus et annones des temples étaient affectés à l'entretien
des soldats. — Les simulacres existant dans les temples, chapelles
ou autres lieux devaient être renversés de leurs piédestaux et bri-
sés. — Les temples publics étaient confisqués et appropriés à des
usages civils ; les temples et chapelles privés devaient être démolis
par les propriétaires eux-mêmes. » Toute célébration de festins ou
jeux dans les lieux souillés par la superstition ou en l'honneur d'un
rite sacrilège était rigoureusement interdite. Ce qui était tout à fait
nouveau dans cette loi, c'est qu'elle donnait pouvoir à l'évêque
du lieu d'assurer l'exécution de ces mesures par la main ecclésias-
tique, sans que les magistrats civils fussent moins responsables;
leur négligence était punie d'une amende de vingt livres d'or outre
pareille amende infligée à leurs officiaux. Ainsi le préfet était sou-
mis à la surveillance de ses agens, les agens et lui à celle de l'évê-
que. Deux autres lois rendues contre les hérétiques et les Juifs con-
damnèrent à la peine de mort quiconque troublerait par la force
l'exercice de la religion catholique, et à celle de la déportation qui-
conque attaquerait publiquement ses dogmes. Ces sévices que l'es-
prit rehgipux de notre siècle réprouve, non moins que l'esprit de
liberté, étaient dans les tendances du catholicisme au v^ siècle ; de
grands docteurs les provoquaient et en déclaraient l'application
52 REVUE DES DEUX MONDES.
juste et salutaire. L'évêque d'Hippone, défendant les lois dont nous
parlons, écrivait à l'un de ses collègues schismatiques : « L'église
de Dieu connaît deux sortes d'ennemis également dangereux, quoi-
que opposés, les adversaires déclarés et les indifférens. Ces lois que
tu blâmes enchaînent les premiers à la manière des fous furieux ;
elles secouent les seconds, et les tirent d'une léthargie funeste pour
les faire veiller au salut de l'unité. Nous en avons ranimé ainsi plus
d*un, et loin de nous taxer de cruauté, ils nous remercient aujour-
d'hui de les avoir arrachés à un sommeil de mort. »
La loi du 14 novembre, relative aux généraux barbares, jeta dans
l'armée romaine la même perturbation que les deux autres dans
l'ordre civil. Ainsi que nous l'avons dit, elle privait de leurs grades
les officiers non catholiques, ou du moins elle leur défendait de pa-
raître devant le prince avec leurs insignes, c'est-à-dire qu'elle les
dépouillait de leur dignité en leur réservant leur traitement : c'était
une sorte de mise en disponibilité. Les officiers barbares au service
de Rome étant presque tous hérétiques ou païens, cette mesure
donnait satisfaction au parti militaire romain , mais en même temps
elle désorganisait l'armée, telle que les besoins publics l'avaient
constituée depuis un demi -siècle. Frappés dans leur honneur et
dans leur fortune, ces vieux généraux barbares, qui avaient fait les
guerres de Julien, de Valentinien, de Théodose, arrêté Radagaise à
Fésules sous Stilicon et battu Alaric à Pollentia, déposèrent leur
baudrier de commandement et ne parurent plus au palais. Reau-
coup quittèrent complètement le service de Rome pour passer chez
les Goths, d'autres restèrent en Italie, mécontens et soupirant dans
la retraite après des jours meilleurs. Le Goth Sarus, qui avait décidé
contre Alaric la victoire de Pollentia, trop fier pour se soumettre à
son ennemi et ne pouvant plus servir les Romains, se jeta dans la
campagne avec une troupe de Barbares intrépides comme lui; il y
fit la guerre pour son compte, gardant la neutralité entre les deux
armées. Cette déplorable situation ouvrit enfin les yeux d'Honorius
sur les conséquences de sa loi d'exclusion. N'osant la rapporter for-
mellement de peur de se mettre à dos du même coup le parti catho-
lique et le parti militaire romain, il voulut du moins en adoucir les
eiTets dans la pratique; mais beaucoup de généraux barbares re-
poussèrent fièrement une demi-réparation, à laquelle ils préféraient
une disgrâce complète. De ce nombre fut Généride, que l'histoire
nous peint comme un homme courageux, honnête, désintéressé et
connu par son vieil attachement à la famille de Théodose. Honorius
l'aimait et s'entretenaif volontiers avec lui. Vivement blessé par la
loi d'exclusion, Généride avait résigné son commandement et se te-
nait renfermé dans sa maison, ne mettant plus le pied à la cour :
TROIS MINISTRES DE l'eMPIRE ROMAIN. 53
Honorius lui en fit reproche un jour qu'il le rencontra. « Pourquoi
ne te vois-je plus, lui dit-il, et comment, étant magistrat, ne pa-
rais-tu pas dans le palais aux- époques déterminées et à ton rang?
— César, répondit le Barbare, j'obéis à votre loi, car je ne suis pas
chrétien. » L'empereur s' étant récrié sur ce que sa loi ne regardait
pas un homme tel que lui, et qu'il pouvait se présenter : a Non, re-
prit Généride avec fermeté, votre loi nous condamne à quitter le
baudrier, nous l'avons fait, et je n'accepterai jamais une exception
qui serait une insulte pour les autres ! » Honorius eût voulu réparer
le mal que faisait sa loi : il était déjà trop tard. Des officiers romains
sans expérience et sans autre mérite que l'appui du parti vain-
queur remplaçaient déjà les officiers barbares dans tous les cadres
de l'armée. Turpillion commandait la cavalerie, Yarane l'infanterie;
« ces deux hommes, selon le mot d'un historien, n'étaient bons qu'à
enhardir l'ennemi et à décourager leurs propres troupes. » Quant
à la garde du prince, où servait l'élite des milices impériales, elle
avait été confiée à Valons, soldat plutôt que général, d'une bravoure
inconsidérée, et qui nuisit plus à l'empire par son ardeur que les
autres par leur lâcheté.
Tandis que la société romaine, en proie à une réaction impitoyable,
chancelait ainsi sur ses bases, et que le nom de Stilicon servait de
prétexte à tous les excès des partis, que devenait la famille du ré-
gent? Sérène, réunie à sa fille Thermantia, vivait obscurément dans
un coin de Rome. Ces deux reines détrônées confondaient leurs
larmes : l'une pleurait son mari assassiné, son fils supplicié sous ses
yeux; l'autre dévorait en silence l'affii^ont d'une répudiation. Pour-
tant la mesure des maux n'était pas comblée pour elles; une nou-
velle catastrophe, la plus tragique de toutes, menaçait ce reste in-
fortuné de tant de gloires. Thermantia devait survivre à sa mère. Elle
ne mourut qu'en 415, et des mains pieuses la transportèrent près de
sa sœur Marie dans les caveaux du Vatican. Vouées au même des-
tin, elles partagèrent aussi la même tombe, après avoir partagé la
couche du même homme et l'avoir quittée toutes deux sans être
épouses; mais Honorius avait en vain dépouillé Thermantia des hon-
neurs souverains : la mort les lui rendit. Elle fut ensevelie dans le
manteau et avec les ornemens des impératrices , et quand , onze
siècles plus tard, des fouilles pratiquées au Vatican amenèrent la
découverte de son sépulcre, on recueillit parmi ses os plusieurs
poignées de perles mêlées à des débris de pourpre et d'or.
On ne peut parler de la famille de Stilicon sans y joindre Glau-
dien, dont la renommée reste attachée à celle de son héros. Gomme
ami, comme païen et comme poète, il devait être une des premières
victimes de la terrible réaction. Gomme poète, et l'égal de Juvénal
54 REVUE DES DEUX MONDES.
dans la satire, Claudieii s'était attiré bien des jalousies et des co-
lères dont il se riait lorsqu'il était puissant et protégé; il fut accablé
quand on le vit délaissé et faible. Gomme païen, et « païen obstiné, »
suivant le mot d'Orose, il avait jeté trop d'éclat sur le paganisme à
son déclin, les polythéistes le citaient avec trop d'orgueil, pour que
les chrétiens ne l'eussent pas dans une profonde haine. Enfin on lui
en voulut de l'amitié de Sérène, sa noble patronne, et Honorius,
qu'il avait si magnifiquement chanté, ne le défendit point. 11 fut
chassé de la cour, privé de ses biens, frappé dans sa famille, pour-
suivi dans ses amis, dont plusieurs furent mis à la question, afin de
l'incriminer lui-même, séparé enfin de sa femme, dont il ne parle
plus. On n'épargna que le grade qu'il possédait dans F armée, peut-
être pour lui laisser un peu de pain. L'histoire nous nomme un de
ses ennemis, le plus cruel, le plus implacable de tous, et c'était un
compatriote du poète, né comme lui dans la ville d'Alexandrie. Il
se nommait Adrien et avait occupé des places éminentes sous les
règnes de Théodose et de ses fils. On lui reconnaissait de grands
talens, une activité infatigable dans les affaires, mais peu de scru-
pule à y chercher son profit. Claudien eut le malheur de l'attaquer
au temps où ses traits restaient sans réplique. Comparant la vigi-
lance funeste d'Adrien à la paresse de l'honnête Mallius Théodorus,
consul en 399, il avait composé cette épigramme acérée : « Mallius
se livre jour et nuit au sommeil, tandis que l'Égyptien veille pour
piller le sacré et le profane. Peuples de l'Italie, adressez au ciel des
vœux pour que Mallius veille enfin et que l'Égyptien puisse dor-
mir! » L'Égyptien ne s'endormit pas, et, devenu préfet du prétoire
après le meurtre de Stilicon, il consacra ses insomnies malfaisantes
à la ruine du poète, qu'il réduisit à demander merci. Nous avons
encore la lettre par laquelle Claudien essaya, mais vainement, de
désarmer son persécuteur.
« Mon châtiment dépasse la mesure, lui écrit-il, pardonne à un
adversaire terrassé. Me voici suppliant à tes genoux; j'avoue mon
crime, j'implore mon pardon. Achille, dans son ardente colère,
respecta le cadavre d'Hector; Oreste sut calmer les furies venge-
resses de sa mère; Alexandre s'attendrit à la vue des rois qu'il avait
détrônés; il rendit à Porus, son captif, plus de peuples et de con-
trées qu'il n'en avait conquis : le fondateur de notre patrie , tu le
vois, connaissait la clémence... J'ai perdu mon crédit et mes biens;
la pauvreté hideuse me poursuit, ma maison est déserte, mes plus
chers amis m'ont été enlevés. L'un expire aux mains des bourreaux,
l'autre traîne dans l'exil une douloureuse destinée. Que puis-je en-
core attendre et craindre?... Quand on peut déchirer son ennemi et
lui arracher l'âme, le courroux s'apaise. Les bêtes sauvages s'éloi-
TROIS MINISTRES DE l' EMPIRE ROMAIN. 55
gnent de la proie qu'elles ont sous leurs pieds; quel ennemi suis-je
pour toi? L'humble colline n'est pas le théâtre des combats de Bo-
rée; le feu du ciel ne s'arrête point sur la tête du saule, et le dieu
du tonnerre n'honore point de ses traits la bruyère rampante; il faut
aux coups de la foudre les grands chênes et les ormes séculaires...
Que la ville d'Alexandrie, notre commun berceau, entende ma
plainte; que Pharos, signalée de loin par les navires, soit émue de
mes vers; que le Nil, élevant au-dessus des flots sa face baignée
de larmes, pleure mes funérailles sur ses rives sans nombre ! »
Ces beaux et tristes vers ne le sauvèrent point. Il semble au con-
traire, sur quelques mots d'un écrivain grec contemporain, qu'il
quitta l'Occident pour aller mourir expatrié dans cet empire d'Orient,
dont il avait été, après Stilicon, l'adversaire le plus redouté.
II.
Déjà en marche pour l'Épire , d'après ses conventions avec le
gouvernement romain, Alaric, au premier bruit du meurtre de Sti-
licon, avait ramené son armée en Norique, sur la frontière même de
l'Italie. Il s'y retrancha fortement, mais dans une attitude en appa-
rence pacifique, tandis qu Ataûlf, son lieutenant et le mari de sa
sœur, allait recruter sur les bords du Danube une seconde armée de
Goths pannoniens et de Huns. Son camp fut bientôt rempli de Bar-
bares, déserteurs des garnisons romaines, qui se succédaient par
bandes nombreuses demandant vengeance pour leurs femmes et
leurs enfans égorgés, vengeance pour leur général Stilicon, et souf-
flant leur colère dans le cœur des Goths d' Alaric. Au milieu de tant de
passions sauvages, ce chef restait impassible, répétant qu'il était
l'allié de l'empire, et qu'il ne romprait point le premier la foi jurée.
En eflet,*il se remit à négocier comme si rien n'était changé dans le
gouvernement romain depuis le traité conclu à Ravenne, entre lui et
Stilicon, pour l'occupation de l'Illyrie orientale. « Si l'empereur,
disait-il, renonce à la possession des provinces grecques, dont la
conquête assurée d'avance et déjà commencée devait se faire par les
armes des Goths, il n'en doit pas moins au roi de ce peuple les
4,000 livres d'or stipulées pour indemnité de campagne, et qui re-
présentent ses frais d'armement; Alaric s'en contenterait, et, Rome
ne voulant plus de ses services, il quitterait le Norique pour aller
rejoindre son beau-frère en Pannonie. » Quant à son titre de maître
des milices, qu'il avait abdiqué en Orient pour passer à la solde de
l'Occident, quant aux honneurs que lui avait formellement promis le
ministre d'Honorius, il n'en dit mot, gardant soigneusement ce chef
de réclamation pour une circonstance plus opportune. En garantie
56 REVUE DES DEUX MONDES.
du nouvel accord dont il indiquait les bases, le roi goth offrait pour
otages à l'empereur des personnages distingués de sa nation et de-
mandait nominativement deux otages romains : Jason, fils de Jovius,
préfet d'IUyrie, et le jeune Aétius, fils de Gaudentius, qui avait déjà
passé près de lui trois années en la même qualité, lorsqu'il occu-
pait l'Épire.
Ce message , parti du camp d'Alaric pour Ra venue vers la fin de
septembre, trouva la cour et le gouvernement dans la plus grande
confusion, mais dans un aveuglement plus grand encore. Olympius
prit en face des envoyés l'attitude superbe d'un vainqueur de Stili-
con, et Honorius, qui croyait ou s'efforçait de croire que le roi des
Goths avait été d'accord avec son beau-père pour le renverser du
trône, éconduisit ses ambassadeurs sans leur laisser le moindre
espoir d'arrangement. C'était la guerre, la guerre immédiate «qu'on
eût pu éviter, dit un historien, en achetant une trêve par quelque
argent, le§ Barbares se prenant toujours à ce piège; » mais l'esprit
de vertige animait cette administration, tout occupée de questions
de parti, qui provoquait de gaîté de cœur la guerre étrangère à l'in-
stant même où, par l'expulsion des Barbares fédérés, elle brisait le
nerf de l'armée romaine. Ce n'était en effet ni Turpillion ni Ya-
rane qui pouvaient rendre la confiance aux troupes désorganisées,
et la présence d'un Vigilantius à la tête des cohortes palatines
n'était bonne qu'à discréditer une milice brave, habituée à servir
sous des chefs éprouvés. Olympius, malgré tout, se mit à concen-
trer une armée qu'il renferma dans Ravenne, derrière les marais et
les fossés qui entouraient la place ; il ordonna en outre des levées
d'hommes en Italie, mais sans succès. L'esprit de suite et de direc-
tion intelligente manquait à ce gouvernement pour les petites comme
pour les grandes choses : les mouvemens de troupes s'opéraient; au
hasard, sans >iies d'ensemble; en dégarnissant la plupart des villes
fortifiées du nord, on laissait libre le débouché des Alpes en face
d'Alaric; on ne songea pas davantage à fermer les gorges de l'Apen-
nin, qui livraient à l'ennemi la route de Rome. Les mesures prises
n'eurent qu'un but : couvrir dans leur repaire impénétrable Hono-
rius, ses ministres et ses eunuques; Rome et l'Italie furent aban-
données.
Lorsqu'Alaric eut mis ainsi de son côté l'apparence du droit, il
n'hésita plus à marcher, et, sans attendre l'arrivée de son beaii-
frère, il gagna la frontière italienne avec autant de précipitation
qu'il avait montré jusque-là de lenteur. Entré en Italie, il passa
près d'Aquilée sans l'assiéger; Concordia, Altinum, Crémone ne le
retinrent pas davantage : il franchit le Pô dans cette dernière ville,
avant d'avoir rencontré un seul ennemi, a On eût cru assister à une
TROIS MINISTRES DE l'eMPIRE ROMAIN. 57
fête militaire, disent les historiens, tant il y avait d'ordre et de ré-
gularité dans la marche du Barbare, de calme dans les populations
qu'il traversait! » Sur la rive droite du Pô, près de Bologne, il prit
et démantela le château d'OEcubaria, dont la garnison, vaillante et
animée, à ce qu'il paraît, avait gêné sa marche et pouvait gêner sa
retraite; puis, longeant les marais de Ravenne jusqu'aux portes
d'Ariminum, il présenta à l'armée impériale mi défi que celle-ci
n'accepta point. Il ne fit pourtant que passer, laissant Ravenne à sa
gauche; mais il dévasta cruellement le pays vers Ancône et jus-
qu'à la frontière du Picénum, brûlant, pillant, détruisant tout,
afin qu'il ne restât rien après lui de ce qui pouvait ravitailler l'en-
nemi. Il franchit ensuite le col de l'Apennin qui conduisait dans la
vallée de la Nera et de là dans celle du Tibre. C'était la principale
route d'étape de Rome à l'Adriatique : des villes importantes, des
châteaux-forts la garnissaient dans tout son parcours; il saccagea
les premières et rasa les seconds. Tout fuyait devant lui; les habi-
tans se cachaient, les garnisons se repliaient sur Rome avec une
partie des populations fugitives. Il parcourut ainsi la Haute-Étrurie
jusqu'aux abords de JNarnia, place trop importante pour qu'il né-
gligeât de s'en emparer.
Cette marche d'Alaric allant prendre Rome sans opposition, au
milieu du silence de l'Italie, avait quelque chose de lugubre et de
mystérieux. Lui-même paraissait en proie à une agitation croissante
à mesure qu'il approchait de ces murs consacrés par la gloire, par
la puissance, par les respects du monde entier. Pris d'une sorte
d'ivresse sacrilège, il sentit à ce nom se réveiller dans son âme les
instincts primitifs du Barbare, l'orgueil de la destruction, l'ambition
de terminer sous le fil de son épée les destins d'une ville qui se di-
sait éternelle, l'idée enfiu d'un pillage étrange, unique dans l'his-
toire, le pillage des trésors de l'univers entassés là pendant dix siè-
cles. Au feu de ces ardentes pensées, son imagination s'exaltait; il
croyait entendre, il entendait les voix qui l'avaient troublé jadis en
Pannonie dans la solitude des bois sacrés, lorsqu'il y rêvait la seule
gloire qu'il comprît alors, celle des destructions et des ruines. On
raconte qu'un ermite, descendu des âpres vallées de l'Apennin, se
présenta un jour sur son passage, et le conjura avec larmes de. ne
point attenter à la ville du genre humain, d'épargner au monde une
calamité sans exemple. « Je marche malgré moi, aurait répondu
le Balthe avec une sorte d'égarement; il y a là quelqu'un qui me
pousse en avant et me crie sans cesse : Va prendre Rome. » Ses sol-
dats intérieurement n'étaient guère plus tranquilles. Nourris de-
puis leur enfance de récits merveilleux ou de contes effrayans dont
Rome était l'objet, ils doutaient si cette reine des nations, qu'on
adorait, et dont aucun ennemi étranger n'avait jamais souillé le sol
58 REVUE DES DEUX MONDES.
(les Goths le croyaient du moins), n'était pas un dieu plutôt qu'une
ville. Beaucoup étaient persuadés que ses murailles lançaient la
foudre. Un événement naturel vint fortifier ces superstitions en face
de iNarnia, quoique la différence fût grande entre Narnia et Rome.
Au moment où Alaric attaquait cette ville , située sur une roche
• abrupte et presque inaccessible dont la Nera baignait le pied , il
s'éleva tout à coup un de ces orages si fréquens en automne dans
les régions de l'Apennin, et qui éclata avec une violence terrible.
Narnia était comme ceinte de feux, et le bruit du tonnerre, réper-
cuté au loin par les échos, semblait annoncer un bouleversement de
la nature. Les Goths, saisis d'une terreur panique , s'enfuirent, et
Alaric, cédant peut-être à la même impression, ne fit halte qu'à
Ocriculum. Aucun incident remarquable ne signala plus sa marche
jusqu'aux portes de Rome. En vue de la ville éternelle, il établit
son camp dans la plaine qui bordait la grande cité vers le nord et
se continuait au sud-est le long du Tibre jusqu'au port. Dans cette
situation et maître de barrer le fleuve, il menaçait les communica-
tions de la ville avec ses greniers d'approvisionnement, situés à
l'embouchure du Tibre, et pouvait l'affamer au besoin.
L'apparition de cette armée barbare fut presque une surprise
pour le sénat et pour le peuple, qui ne l'attendaient pas si tôt. Tout
le monde avait compté sur une guerre en règle, sur des batailles,
sur des sièges, sur une défense quelconque des populations italiennes
et de l'armée, comme aux jours de Pollentia et de Fésules ; mais au-
cune armée n'avait montré son drapeau, aucun obstacle n'avait re-
tardé cette marche triomphale, et l'ennemi était là. Grâce à la folie
de désordre où les derniers événemens politiques avaient plongé la
ville, on n'avait guère connu le pi^ogrès des Goths que par l'arrivée
des fugitifs, paysans ou soldats, qui venaient y chercher asile ; le
sénat n'avait reçu aucun avis, aucune instruction du gouvernement
impérial; personne n'avait osé commander, et les magistrats ne s'é-
taient occupés de rien. Il fallut tout régler, tout faire à la hâte, sous
les yeux de l'ennemi. On s'empara des arsenaux de l'état, on arma
le peuple, on garnit les remparts de balistes, de pierres et d'autres
armes de jet; on exerça enfin au maniement des engins de guerre
une populace inhabile et craintive; tout cela se fit presque au hasard
et sans direction. Chose incroyable, si l'histoire ne l'affirmait pas :
on allait jusqu'à ignorer dans les murs de Rome quel était le chef
de cette armée barbare qui venait de traverser l'Étrurie et qui cam-
pait au bord du Tibre. Suivant les mieux informés, c'était Alaric;
suivant d'autres, c'était quelque ancien général de Stilicon con-
duisant les anciens auxiliaires licenciés par Olympius, ou Sarus ou
tout autre; pour quelques-uns même, c'était Stilicon qui n'était
point mort. « Sauvé par des soldats dévoués, il avait, disait-on, rai-
TROIS 3IINISTRES DE l' EMPIRE ROMAIN. 59
lié ses bandes dispersées, et venait plein de colère leur livrer Rome
et le sénat. » Alaric, aux yeux de plusieurs, n'était quele délégué et
le lieutenant de l'ancien régent, son ami; il voulait prendre Rome
pour la lui remettre. Ces bruits étaient absurdes sans doute, mais
les partisans d'Olympius les répandaient pour agiter le peuple, et
déjà on entendait crier à la trahison : « Rome est vendue, mort aux
traîtres! » Dans le sénat, on pensait généralement avoir affaire au
roi des Goths; mais que ce fût Alaric, Sarus ou Stilicon, on soupçon-
nait au chef ennnemi des intelligences au dedans des murs. Com-
ment, répétait-on, se sarait-il aventuré ainsi jusqu'au cœur de l'Ita-
lie, avec une armée romaine à dos et une ville immense en face de
lui, s'il n'était pas sûr du succès, si la perfidie n'avait pas tout pré-
paré d'avance? L'idée de trahison, comme il arrive toujours, devint
bientôt l'idée dominante dans les masses populaires, d'où elle passa
dans le sénat. Une fois admise en principe, on se mit à chercher les
traîtres, et, par une pente fatale, le soupçon se dirigea sur la veuve
du régent, sur Sérène, qui, dans la retraite où elle pleurait près de
sa fille , était restée étrangère à toute intrigue , à toutes relations
de parti. L'histoire proclame solennellement son innocence ; des es-
prits prévenus n'y voulurent pas croire. Les clameurs élevées contre
elle devinrent bientôt si violentes que le sénat dut s'en émouvoir,
et il ne manquait pas d'hommes sans conscience, fins politiques en
apparence, haineux ou peureux en effet, qui, sans se soucier du
crime, sans vouloir examiner si l'accusée était coupable ou non, pro-
posaient un exemple pour décourager l'ennemi. « Plus l'exemple
serait éclatant, plus la leçon serait salutaire, disaient sans doute ces
habiles gens : Alaric ou tout autre, si ce n'est pas lui, voyant ses
trames découvertes, perdra confiance et retournera sur ses pas. »
Sous la pression de ces sentimens divers, la fille de Théodose, la
veuve infortunée du Barbare qui avait voulu rendre au sénat son
autorité, à l'empire sa force, et retremper en quelque sorte l'éter-
nité de Rome dans ses vieilles lois, Sérène, arrachée de sa demeure,
fut jetée en prison comme coupable d'avoir promis Rome aux Bar-
bares. C'était un crime de lèse-majesté au premier chef. Ces sortes
de crimes s'instruisaient régulièrement sous les yeux du prince,
premier juge de sa propre dignité et des dangers de l'état ; mais le
prince était absent, toute communication avec Ravenne avait cessé,
et le temps pressait. La difficulté était donc assez grande, quand un
personnage inattendu vint la trancher. Ce fut un autre représentant
de la maison de Théodose, Galla Placidia, la sœur consanguine des
deux empereurs, la fiancée d'Euchérius, la pupille et l'ennemie de
Sérène, enfin l'âme du parti catholique à la cour dé son frère pen-
dant la vie de Stilicon. Par quelle étrange fatalité, cette jeune fille
se trouvait-elle là, dans un pareil moment, loin de son palais et des
60 REVUE DES DEUX MONDES.
personnes chargées de la protéger? Quel intérêt l'amenait à Rome,
quand elle était en sûreté à Ravenne? Quel que fût le fanatisme de
ses croyances et le désir de venger ses longues humiliations, on
ne peut croire qu'elle y fût venue pour assister au supplice de son
fiancé et jouir des douleurs de celle qui lui avait servi de mère. En
tout cas, elle y était; elle comparut devant le sénat; elle accusa
Sérène de trahison, et, sur sa déclaration, le sénat à l'unanimité
prononça contre l'accusée la peine de mort. La veuve de Stilicon
fut étranglée dans son cachot.
L'histoire, à toute autre époque, eût cherché dans les passions
humaines la cause de cette immolation d'un innocent : elle eût ex-
pliqué comment Sérène mourait victime, soit de l'intérêt politique,
soit des rancunes de famille, soit de la vengeance d'un implacable
orgueil froissé trop longtemps; mais telle n'était pas au v^ siècle
la logique des idées. 11 fallait voir partout et dans tout la main
d'un dieu ou celle d'un démon : un événement décisif, une cata-
strophe publique ou privée apparaissait d'abord aux contemporains
comme un arrêt du ciel ou de l'enfer. Païens et chrétiens se don-
naient volontiers la main sur ce terrain, et c'est ce qui arriva dans
la circonstance présente : chaque parti interpréta, suivant son point
de vue, le fait qu'on ne voulait pas laisser au domaine des choses
terrestres. Le genre de mort auquel Sérène venait de succomber
réveillait d'ailleurs plus d'une idée superstitieuse. On se rappela
qu'aux jours brillans de sa jeunesse, quand elle accompagnait dans
Rome son père vainqueur du paganisme, on l'avait vue fière, heu-
reuse, insultante, fouler aux pieds les dieux vaincus. Entrée alors
dans le temple de Vesta, dont le feu venait à peine d'être éteint,
elle avait arraché du cou de la déesse un collier de perles consacré
pour le passer au sien, et une vieille vestale lui ayant reproché cou-
rageusement son vol sacrilège, Sérène l'avait fait chasser du temple
par ses valets. Les païens se racontaient cet acte honteux qu'ils
n'avaient point oublié, et ajoutaient avec un sentiment de triomphe :
« C'est le collier de Vesta qui l'a étranglée! » Un autre souvenir se
joignait à celui-là, celui de Stilicon profanant par une autre spolia-
tion l'enceinte du Gapitole et faisant enlever des lames d'or qui gar-
nissaient ses portes au dehors. Ainsi, disait-on, avait marché le
châtiment, d'un pied boiteux, mais sûr; le fouet des furies venge-
resses avait balayé toute cette famille, un moment si superbe. Ces
sombres jugemens, recueillis par les historiens païens, forment dans
leurs écrits l'oraison funèbre de Sérène. Quant aux chrétiens, ils se
taisent sur les circonstances de sa mort : leurs adversaires sem-
blaient avoir raison.
La mort de Sérène ne termina rien. Alaric ne partit point; il serra
au contraire plus étroitement la ville, où la famine se fit bientôt
TROIS MINISTRES DE l' EMPIRE ROMAIN. 61
sentir. On fut obligé de réduire à la moitié, puis au tiers, la mesure
de blé distribuée au peuple; le peuple se souleva, pilla les maisons
des riches, et massacra le préfet, nommé Hilarius. Ce remède ne
guérit point le mal; la famine ne fit que s'accroître sous l'adminis-
tration de son successeur Pompéianus. Des maladies contagieuses,
qui ne tardèrent pas à éclater, portèrent la désolation au comble.
Dans ces tristes circonstances, deux femmes honorées jadis du dia-
dème des Augustes, Laeta, veuve de l'empereur Gratien, et Pissa-
ména, sa mère, donnèrent un exemple de charité chrétienne que les
païens eux-mêmes ont enregistré avec éloge : elles transformèrent
leur palais en un hôpital où les pauvres venaient chaque jour rece-
voir leur nourriture. Elles trouvèrent cette noble façon de dépenser
la dotation que le fisc impérial leur avait assignée pour leur table.
Chaque heure qui s'écoulait amenait de nouvelles souffrances, et
le préfet de Rome commençait à désespérer quand des hommes,
originaires d'iîtrurie et refoulés dans la ville par l'approche des
Goths, se présentèrent à lui, offrant de lui faire connaître un moyen
de salut qu'ils regardaient comme infaillible. Les Toscans avaient
de tout temps passé pour des aruspices et des magiciens habiles , et
leur crédit ne faisait que grandir à mesure que le paganisme se per-
dait dans la thaumaturgie, et le culte païen dans la pratique des
sciences occultes : Pompéianus devina donc aisément qu'il s'agissait
d'opérations surnaturelles, et, quoique chrétien de profession, il
admit ces hommes à s'expliquer et les écouta avec intérêt. Ils ve-
naient lui proposer de faire tomber le feu du ciel sur le camp des
Barbares, de mariîère à détruire ou disperser en quelques heures
toute leur armée. « Nos moyens sont certains, lui dirent-ils, et nous
les avons éprouvés tout récemment : c'est nous qui avons suscité
cet orage furieux devant lequel les Goths se sont enfuis, lorsqu'ils
faisaient le siège de Narnia. » Ils entrèrent alors dans le détail des
rites d'après lesquels l'incantation devait se pratiquer aux termes
des rituels sacrés. Pompéianus, frappé de leur assurance, consulta
avec eux les livres des pontifes, et trouva que, pour donner à l'opé-
ration toute son efficacité, il devait faire célébrer certains sacrifices,
accomplir certaines cérémonies solennelles au Gapitole, au Forum
et sur les principales places de la ville , en présence du sénat. Or
ce caractère de sacrifice public réclamait le concours de l'assem-
blée entière : ici commençait la difficulté. D'abord les sacrifices
païens et tout le cérémonial qui les entourait étaient interdits par les
lois de l'empire, principalement par la loi récente qui plaçait son
exécution sous la responsabilité des magistrats civils et sous la sur-
veillance des évêques; en second lieu, le sénat n'était pas unanime
dans la profession du culte païen : il comptait dans son sein une
minorité chrétienne, ardente, riche, considérable par la naissance
62 REVUE DES DEUX MONDES.
et le crédit. Consentirait-elle à s'associer à des manifestations con-
traires à sa croyance non moins qu'aux lois de l'empire? On pouvait
répondre, il est vrai, que le sénat, abandonné par le gouvernement
impérial, rentrait dans sa liberté, que ce gouvernement, malgré
ses préférences catholiques, ne pouvait trouver mauvais que Rome
tentât un dernier moyen de salut tiré de la religion romaine, et
qu'après tout le peuple s'irriterait à bon droit, si ses magistrats re-
poussaient par des scrupules personnels un remède possible à sa dé-
tresse, et si les sentimens d'une faible minorité contrariaient trop
violemment le vœu du plus grand nombre. Ces réflexions traversè-
rent l'esprit de Pompéianus pendant sa conférence avec les aruspices
toscans : il les congédia en leur faisant espérer qu'il mettrait leur
habileté à l'épreuve; mais, désireux pour sa propre responsabilité de
consulter avant tout le pape ïnnocentius, chef actuel de l'église ro-
maine, il se rendit à son palais.
La demeure des successeurs de saint Pierre ne ressemblait guère
alors à la pauvre cabane que le premier évêque de Rome avait pu
habiter sur les pentes du Vatican, ou dans le quartier des Juifs,
réceptacle de la plus vile populace. Ils occupaient, au temps dont
nous parlons, un palais magnifique, embelli de toutes les merveilles
des arts, et où rien ne manquait de ce qui peut rendre la vie élé-
gante et délicate. On ne les voyait sortir que traînés dans un char
éclatant, vêtus de soie et d'or, et le dîner qui les attendait au re-
tour surpassait en recherche et en profusion les festins des em-
pereurs. Ce tableau, que traçait au milieu du iv*" siècle l'historien
Ammien Marcellin, était encore plus vrai sous les fils de Théodose,
quand le sacerdoce chrétien était devenu une magistrature mar-
chant de pair avec les plus hautes dignités de l'état. Ce n'est pas
que r évêque actuel de Rome jouît immodérément d'une situation
créée par la grandeur même du catholicisme; bien loin de là. Inno-
cent, homme savant et modeste, s'occupait au dedans de la disci-
pline de son église, et cherchait à calmer au dehors les troubles sus-
cités en Orient par l'esprit impérieux de Jean Chrysostome. Né dans
la ville d'Albe, d'une souche probablement ancienne, il joignait à la
foi la plus sincère et la plus éclairée cette finesse d'intelligence et
cet esprit de gouvernement qui distinguèrent de tout temps les
vieilles races italiques. Dans le domaine des intérêts temporels. In-
nocent était Romain de cœur, autant du moins qu'un chrétien pou-
vait l'être à cette époque de lutte passionnée ; les païens lui ren-
daient cette justice. En reportant à un tel homme, respecté de tout
le monde, la confidence qu'il venait de recevoir, le faible et flottant
Pompéianus avait évidemment pour but de rejeter sur le chef de
l'église catholique la responsabilité qui incombait naturellement au
préfet de la ville ou du moins de la lui faire partager.
TROIS 3IINISTRES DE l' EMPIRE ROMAIN. 6B
Innocent le comprit, et sans se révolter, sans couvrir non plus de
son consentement des actes qui n'étaient à ses yeux qu'une folie sa-
crilège, il répondit qu'il ne s'opposerait point à ce que d'autres que
lui pouvaient juger utile au salut commun, mais qu'il y mettait pour
condition que la cérémonie n'eût point un caractère public. C'était
se tirer habilement d'un piège, car les païens, sur sa réponse, ne
pouvaient accuser les chrétiens de comploter leur ruine et d'être
d'intelligence avec l'ennemi, et d'un autre côté l'èvêque était bien
sûr qu'aucun chrétien ne se souillerait par sa présence à de telles
solennités. Cependant que devenait, avec cette condition, le con-
cours du sénat, que l'aruspicine voulait unanime? Les chrétiens
n'avaient point à s'en inquiéter, et leur èvêque ne leur imposerait
jamais une obligation qui équivalait à l'apostasie. Tel fut l'avis d'In-
nocent. On se demande ce que fit Pompéianus, dont la situation
était rendue plus critique par l'habile conduite du prêtre. Les his-
toriens ne s'accordent pas à ce sujet. Un écrivain chrétien affirme
que les sacrifices eurent lieu et ne produisirent rien ; un païen au
contraire fait entendre que Pompéianus y renonça, et renvoya les
aruspices toscans. Si opposés que soient ces témoignages, on peut
les concilier en admettant que les choses se pratiquèrent, mais non
publiquement, aux termes des rites, ce qui enlevait à l'incantation
son efficacité , de sorte que les chrétiens purent dire aux païens :
« Vos aruspices sont des imposteurs, » et les païens répondre qu'on
leur avait refusé d'agir. La question restait entière.
Cependant aucun secours ne venait de Ravenne, aucun n'était
sérieusement promis, et les communications entre les deux capi-
tales devenaient chaque jour plus difficiles et plus rares. Aban-
donnée par le gouvernement impérial, Rome fut contrainte d'aviser
elle-même à son salut. Le sénat résolut d'envoyer une ambassade
au camp des Goths. On choisit pour en faire partie deux hauts per-
sonnages, illustrés par de grands emplois, Basilius, Espagnol de
naissance et préfet de la ville quelques années auparavant, et un
ancien tribun des notaires, nommé Jean, homme modéré, conci-
liant et personnellement connu d'Alaric. Sortis des murs avec l'ap-
pareil convenable, ils se présentèrent au camp des Goths : là, ajoute
l'historien principal de ces faits, ils purent se convaincre que c'était
bien Alaric qui commandait cette armée, comme beaucoup l'avaient
cru, et que Rome avait en face d'elle le plus redoutable des Bar-
bares. Les envoyés exposèrent avec calme et fermeté la mission
qu'ils tenaient de leurs concitoyens. Le sénat faisait dire qu'il sou-
haitait la paix, mais qu'il était prêt pour la guerre, que tout le peu-
ple, un peuple innombrable, était armé, exercé au maniement du
fer, et ne demandait qu'à livrer bataille. Alaric jusqu'alors avait
écouté l'orateur sans l'interrompre; mais à ce dernier mot il ne
64 lŒVUE DES DECX MONDES.
se contint plus. « Tant mieux, s'écria-t-il , il est plus aisé de cou-
per le foin quand il est épais que quand il est rare , » et il partit
d'un grand éclat de rire. Lorsqu'on vint à parler des conditions de
la paix, il redoubla d'insolence et de moquerie, protestant qu'il ne
lèverait point le siège qu'on ne lui eût livré tout l'or et tout l'ar-
gent renfermés dans la ville , ainsi que tous les meubles et les es-
claves étrangers qui s'y trouveraient. « Eh quoi ! dit un des ambas-
sadeurs étonnés, que nous laisseras-tu donc? — La vie, » répliqua
le roi gotli. Sur cette dure parole, les Romains le quittèrent pour
aller reporter au sénat le récit de la conférence. En apprenant, à
n'en pouvoir douter, que c'était bien Alaric qui était là avec' ses
Goths, les assiégés furent pris d'un redoublement de frayeur, comme
si c'eût été pour eux une nouvelle inattendue. Peuple et sénat ne
songèrent plus qu'aux moyens d'apaiser la colère du Barbare. On fit
partir sur-le-cbamp une seconde ambassade, et après de nouvelles
et longues conférences il fut convenu que le siège serait levé à la
condition que la ville paierait 5,000 livres d'or, 30,000 livres d'ar-
gent, et qu'elle fournirait en outre quatre mille tuniques de soie,
trois mille toisons teintes de pourpre, comme les portaient les offi-
ciers goths en guise de cuirasse, et trois mille livres d'épices. Pour
garantie du traité, Alaric demanda des otages pris dans les plus
hautes familles romaines. Gela fait, il promettait non-seulement de
vivre en paix avec la république, mais encore de s'allier à elle étroi-
tement, et de mettre son peuple à la disposition de Rome contre
quelque ennemi que ce fût.
Le sénat était engagé, l'empereur ne l'était pas, et sa signature
seule pouvait rendre la convention régulière. Honorius la donna
sans difficulté en ce qui concernait la contribution, l'argent de-
mandé ne sortant point de son trésor et ses ministres lui affirmant
que les richesses de la ville éternelle suffiraient bien et au-delà à
remplir son engagement. Pourtant, lorsqu'on en vint à l'exécution,
on s'aperçut que la chose n'était pas si facile que la cour impériale
s'était plu à le croire. Les finances urbaines étaient épuisées, la
caisse du sénat fut bientôt à vide ; les sénateurs à leur tour durent
contribuer personnellement m proportion de leur fortune. Un d'en-
tre eux, Palladius, fut choisi pour régler la part contributive de cha-
ctm; mais soit que les riches parvinssent a* dissimuler une partie de
leurs biens, soit qu'après tant de révolutions et de souffi*ances la
plupart fussent réduits à la pauvreté, on ne put se procurer par ce
moyen La somme entière. Il la fallait pourtant sous peine de ruine,
de ruine complète. Les magistrats se décidèrent alors, pour der-
nière ressource, à faire enlever des temples et des images des dieux
les ornemens d'or et d'argent qui les recouvraient, et le sénat ne
s*y opposa point. Rien ne fut plus cruel aux vrais païens que cette
TROIS MINISTRES DE l' EMPIRE ROMAIN. 6^5
mesure, « inspirée, disent leurs historiens, par le mauvais génie
dont les caprices régissaient alors le monde. » En effet, d'après les
doctrines du polythéisme, les ornemens symboliques des divinités»
consacrés par certains rites, constituaient une partie essentielle de
leur puissance : les simulacres dépouillés n'étaient plus que des sta-
tues sans âme et des dieux morts. Parmi les statues d'or ou d'ar-
gent massif livrées aux burneaux pour les fondre, un hasard inex-
plicable comprit celle de la vertu guerrière, du courage, Virtus,
cette première divinité de la vieille Rome. Le sénat et le préfet ne
firent point exception pour elle, tant la peur les pressait. Ce fut le
coup suprême porté au culte national par ceux qui se vantaient de
le conserver, et pour beaucoup de Romains la dernière illusion pa-
triotique. « Tout est fini, purent-ils dire, Rome renie la vertu qui
l'a fait vivre tant de siècles, et provoque elle-même sa destinée. »
L'histoire nous a conservé dans quelques pages des écrivains poly-
théistes un écho de ces secrètes, mais profondes douleurs.
On livra immédiatement une partie de la rançon, des termes fu-
rent pris pour acquitter le reste. Alaric donna trois jours aux habi-
tans po ir venir dans son camp se pourvoir de vivres, et désigna les
portes de la ville par lesquelles il leur serait permis de sortir et de
rentrer; il rendit libre également la navigation du Tibre. Le peuple
affamé vendit aux Barbares ce qu'il lui restait de plus précieux pour
avoir du pain, et ces échanges firent affluer aux mains des Goths
une autre partie des richesses de Rome. Par jactance de générosité,
le roi goth leva le siège avant le parfait paiement du prix convenu,
et se retira en Étrurie pour y attendre une entière, satisfaction et
quant au complément de la rançon et quant à la remise des otages.
Une des clauses du traité concernait la libération des esclaves bar-
bares renfermés dans la ville : ceux qui voulurent être libres le pu-
rent, et la plupart d'entre eux allèrent rejoindre les assiégeans. Il
arriva sur ces entrefaites que des maraudeurs goths, descendant le
long du Tibre, arrêtèrent un convoi de blé qui se rendait à Rome,
et le pillèrent. Alaric les punit exemplairement, disant que ce mé-
fait avait été commis contre sa volonté. Tel fut son dernier acte en
s' éloignant da la ville éternelle, dont il emportait dans ses bagages
les trésors et les dieux.
Tandis que ces choses se passaient à l'ouest des Apennins, Hono-
rius faisait à Ravenne les préparatifs de son huitième consulat, qui
fut célébré avec autant de pompe que le permettait la pénurie du
trésor impérial. Le second fils du grand Théodose ouvrit ainsi, de
concert avec son neveu Théodose II, consul et empereur d'Orient,
la nouvelle année /i09.
TOME XLIV. K
46 REVUE DES DEUX MONDES,
III.
Telle fut la première péripétie du grand drame qui devait se
dénouer par le sac de la ville éternelle. Le roi goth avait obtenu
l'objet principal de ses réclamations, principal en apparence du
moins : de l'argent. Il s'était fait payer l'indemnité convenue avec
Stilicon pour l'expédition de Grèce, en ajoutant aux frais de cette
campagne manquée un large dédommagement pour celle qu'il ve-
nait d'achever aux portes de Rome; mais un autre point restait à
débattre, le plus important au fond, quoiqu'il l'eût à peine touché
dans la négociation. L'appétit de son peuple pour l'or et le butin
était satisfait; ses prétentions personnelles ne l'étaient pas, et sa
condition ultérieure vis-à-vis de l'empire n'était point réglée. Maître
des milices de l'Illyrie orientale au moment où il avait quitté l'em-
pereur Arcadius, Alaric ne devait pas changer de situation en chan-
geant de maître : le traité de Ravenne le stipulait formellement.
Maintenant que le peuple goth , dédommagé de ses dépenses d'ar-
mement, se trouvait au cœur de l'Italie, que deviendrait-il, et que
ferait-on de son roi? Alaric, qui ne possédait plus ni commande-
ment romain, ni grade, ni pension, redemanderait-il à l'Orient la
maîtrise qu'il avait abdiquée au profit de l'Occident, ou bien ac-
cepterait-il en Italie la condition d'un Barbare pacifié ou vaincu
qui n'avait plus qu'à regagner ses forêts? Yoilà précisément ce qu'il
ne voulait pas, et fort habilement il avait glissé dans ses propositions
au sénat une déclaration de ses sentimens romains, avec l'offre de
son peuple pour combattre les ennemis de l'empire. De la part
d'un chef d'armée victorieux, imposant à la ville éternelle ses con-
ditions de rachat, une pareille amitié, dangereuse à accepter, l'était
. encore plus à refuser, et le sénat n'avait rien dit.
La mort de Stilicon donnait à l'ambition du roi des Goths un but
déterminé, celui de remplacer ce grand général dans le comman-
dement suprême des milices d'Occident, et de sa part une telle am-
bition n'était pas gratuite, puisqu'il apportait en retour à l'empire
la plus brave armée barbare qui fut au monde. Chacun le comprit
ainsi, et beaucoup de gens approuvaient le marché : ses bons pro-
cédés à l'égard des habitans de Rome après et même pendant le
siège lui avaient d'ailleurs concilié la faveur d'une partie du sénat
et du peuple. Quant à l'attitude d' Alaric en Étrurie, elle était celle
d'un général mécontent, attendant satisfaction de son gouvernement,
plutôt que d'un ennemi opprimant un pays ennemi. A Ravenne, où
Ton comprenait l'état des choses tout aussi bien qu'à Rome, la dis-
position des esprits était inverse : on aimait mieux avec Alaric la
guerre que la paix. La cour redoutait ce Barbare de génie qui, une
TROIS MINISTRES DE l' EMPIRE ROMAIN. 67
fois entré dans le gouvernement, eût tout mis sous ses pieds; Ho-
norius se soulevait à l'idée de passer de la tutelle d'un Vandale à
celle d'un Goth , et le parti des généraux romains repoussait toute
concession capable de ramener l'influence des généraux étrangers,
tandis qu'Olympius, fidèle à son rôle, faisait sonner bien haut, au
nom du parti catholique, l'hérésie , le paganisme et toutes les doc-
trines impies rentrant dans l'état avec ce roi et ce peuple ariens.
On n'hésita donc pas à empêcher par tous les moyens possibles la
pacification de se conclure. Le traité, quoique déjà signé par l'em-
pereur, fut publiquement l'objet des plus amères critiques. Il res-
tait à solder quelque argent que le sénat n'avait pu fournir et qu'il
sollicitait du trésor impérial, l'empereur le refusa; des otages aussi
restaient à livrer, l'empereur déclara qu'il n'en livrerait point.
Alaric écrivait, pressait, réclamant la pleine exécution des con-
ventions au nom de la foi jurée : on l'apaisait par des prétextes; mais
•à mesure que s'écoulait le temps, son irritation croissait en violence.
Il finit par menacer Rome d'un nouveau siège, et envoya des corps de
partisans faire le dégât sous ses murs. La terreur redevint générale :
les plus riches familles voulaient partir et quitter la ville, pendant
que les avenues étaient encore libres. Dans ces circonstances alar-
mantes, le sénat résolut d'envoyer une députation à Ravenne pour
peser sur la détermination de l'empereur et de son gouvernement,
et les supplier ou de désarmer Alaric en exécutant fidèlement le
traité, ou d'envoyer une armée qui pût le chasser de l'Italie. Les
députés élus furent au nombre de trois, choisis dans les familles
patriciennes les plus élevées. C'était d'abord Gécilianus, ancien vi-
caire d'Afrique, ami de saint Augustin, chrétien Catéchumène, et
d'une vie jusqu'alors recommandable , quoique la vengeance et
l'ambition fussent capables de l'entraîner à des* crimes odieux,
comme il le prouva plus tard : en ce moment, il était l'homme
d'Olympius, et sa nomination avait pour but d'amener, s'il était
possible, le ministre tout-puissant au désir du sénat. Nous ne savons
rien du second délégué, Maximianus, sinon qu'il était fils d'un très
haut fonctionnaire appelé Marinianus, célèbre par son opulence.
Quant au troisième, qui doit jouer un rôle important dans la suite
de nos rScits, nous en parlerons plus longuement, afin de bien pré-
ciser le caractère qu'il apportait dans cette ambassade et l'intérêt
de parti qu'il y représentait.
Priscus Attalus (c'était son nom), riche citoyen d'Ionie promu au
sénat romain, pouvait passer pour le type parfait des nobles de son
temps, brillans, spirituels, incrédules au fond pour la plupart, et
païens par mode. Une élocution facile et parfois trop abondante, à
la manière des rhéteurs grecs, lui avait valu une sorte de réputation
•d'orateur ; il composait aussi de petits vers erotiques qu'il chantait
(38 REVUE DES DEUX MONDES.
en s' accompagnant de la lyre, et en même temps il correspondait,
sm- des matières assurément moins futiles, avec le grave Symmaque,
qui l'appelait son fils. Ce patricien accompli, bienveillant et afTable
pour tous, était dsvenu l'idole de la société élégante. Les honneurs
n'avaient pas tardé à rehausser ses talens divers, et dans l'opinion
de beaucoup de gens il pouvait prétendre à tout. Sa foi religieuse
était encore un problème, ou plutôt il appartenait à cette classe
d'indifférens, alors très répandue, qui oscillait entre les croyances
chrétiennes et les doctrines d'un polythéisme raffiné, aux trois quarts
littéraire, fondé sur l'admiration d'Homère et sur la dangereuse
folie des sciences occultes. Il ne se décida que plus tard à faire
profession du christianisme, et l'on verra à quelle condition. Cet
homme léger, gâté par les succès du monde, était rongé de l'ulcère
qui dévorait, cette société, la passion du pouvoir suprême, ce désir
fiévreux d'endosser la pourpre, qui faisait passer le manteau des
césars, comme par un mouvement perpétuel, sur de si nombreuses
et souvent si indignes épaules. Tel qu'il était et que nous avons es-
sayé de le peindre, avec ses agrémens et ses vices, ce personnage
tenait dans la députation le premier rang par son mérite présumé,
ses anciens services et son crédit.
Les envoyés reçurent à Ravenne l'accueil le plus flatteur et le plus
ironique. On combla leurs personnes de prévenances et d'honneurs;
mais au tableau des souffrances de la ville éternelle, amplifiées en-
core par la rhétorique d'Attale et de Gécilianus, les courtisans, loin
de s'émouvoir, répondirent presque par un éclat de rire. Quant aux
craintes de l'avenir, ils les trouvèrent moins fondées même que les
plaintes du passé. « Le danger n'était pas tellement grand que la
majesté romaine se dégradât jusqu'à fléchir devant quelques Bar-
bares misérables. L'empire n'existait-il plus? l'empereur n'était-iî
pas là? Habitué à la victoire depuis son enfance, élevé et nourri
parmi des trophées des Goths, Honorius saurait bientôt châtier leur
chef insolent. » De tels propos, répétés par toutes les bouches, cir-
culaient vraisemblablement dans cette cour de complaisans et d'eu-
nuques, et lorsque les ambassadeurs, feignant d'accepter ces jac-
tances comme des vérités, s'enquéraient de l'armée qu'on allait
envoyer contre Alaric, tout le monde restait muet. Pour dissiper
entièrement leurs inquiétudes patriotiques, l'empereur, à la place
des secours qu'ils étaient venus chercher, leur octroya des dignités
qu*ils ne demandaient point. Comme on était à l'époque du renou-
vellement des magistratures, il fit passer la préfecture du prétoire
de Mallius Théodorus à Cécilianus, qui resta dans Ravenne. Attale fut
renvoyé à Rome avec le titre d'intendant des largesses sacrées, en
remplacement d'fléliocrates, destitué par Olympius à cause de se&
ménagemens envers les proscrits. Maximianus retourna également
TROIS MINISTRES DE l'eMPIRE ROMAIN. 69
à Rome, on ignorie en quelle qualité. Au moyen de ces corruptions
éiîontées, la cour de Ravenne crut avoir paré à tout. Honorius d'ail-
leurs venait de conclure une alliance avec le tyran Constantin, pos-
sesseur actuel de la Gaule, de la Bretagne et de l'Espagne; il l'avait
adopté pour frère et collègue en lui donnant l'investiture du man-
teau impérial, à la condition qu'une bonne armée de Transalpins,
amenée par lui en Italie, tomberait à l'improviste sur les derrières
d'Alaric, et terminerait, sans ennui pour l'empereur italien, les dif-
ficultés du siège de Rome : c'était le prix de sa reconnaissance.
Alaric, toujours bien informé, ne manqua pas de savoir ce qui
s'était passé dans Ravenne, et l'issue bouffonne de l'ambassade, et la
reconnaissance du tyran des Gaules, ainsi que les secours qu'il de-
vait fournir, et l'attente d'autres secours demandés par Honorius
à l'empereur d'Orient, et enfin l'arrivée prochaine de six mille
hommes d'excellentes troupes appelées de la Dalmatie. 11 comprit
que l'intention des généraux romains était de l'enfermer dans son
camp entre l'armée italienne mise en mouvement et celle qu'on at-
tendait des Gaules, que par conséquent il n'avait pas un moment à
perdre pour obtenir justice, au besoin par la force, de la non-exé-
cution du traité de Rome. D'assez mauvaises nouvelles lui arri-
vaient d'ailleurs d'Ataûlf, qui n'avait pu se procurer que fort peu de
recrues chez les Barbares du Danube, et qui traversait en ce mo-
ment les Alpes, se dirigeant sur l'Italie. Alaric lui manda d'accélé-
rer sa marche, afm de devancer la venue des troupes de Constantin;
mais à la descente des montagnes, dans ces plaines de l'Isonzo, qui
séparaient la Pannonie de la Vénétie, Ataûlf donna contre un ob-
stacle qu'il n'avait pas prévu. Une armée composée mi-partie des
garnisons urbaines concentrées, mi-partie de troupes détachées de
Ravenne, occupait les plaines de la Haute-Vénétie, sous le comman-
dement d'Olympius lui même, qui prit part à l'action et se battit assez
bien à la tête d'un corps de trois cents cavaliers huns. Le lieutenant
d'Alaric, surpris et défait, laissa onze cents hommes sur la place et
réussit pourtant à gagner l'Étrurie. Olympius rentra dans Ravenne,
gonflé de ce petit succès, qui releva tant soit peu son crédit.
Au moment où la guerre s'engageait ainsi au pied des Alpes, Ho-
norius faisait partir pour Rome les cinq légions qu'il avait mandées
de la Dalmatie, et qui venaient à peine de débarquer. Elles devaient
servir d'escorte aux deux ambassadeurs qui retournaient auprès du
sénat, et grossir la garnison de la ville éternelle. Le comte des do-
mestiques, Yalans, les conduisait, mission difficile, car elles avaient
à parcourir une longue route infestée par les Goths. Ce général,
brave, mais outrecuidant et léger, alla se jeter précisément dans
une embuscade que lui tendait Alaric. Ses légions furent enfoncées,
tout périt ou mit bas les armes; une centaine d'hommes seulement,
70 REVUE DES DEUX MONDES.
parvenus à s'échapper, rentrèrent dans Rome avec Attale. L'autre
ambassadeur, Maximianus, resta parmi les prisonniers. Ce fut une
bonne prise pour Alaric, qui connaissait l'opulence de sa maison et
taxa sa tête à trente mille pièces d'or, lesquelles furent aussitôt
payées par son père.
Cependant le premier ministre, soit pour rendre la vie aux pas-
sions politiques qui commençaient à se calmer, soit pour se procurer
par des confiscations nouvelles l'argent dont il manquait, soit enfin
pour se rattacher plus étroitement Honorius en ravivant la haine du
jeune prince contre Stilicon et sa mémoire, Olympius, disons-nous,
mit derechef sur le tapis la conspiration de l'ancien régent. On vit
les recherches inquisitoriales, les accusations, les supplices, recom-
mencer comme aux premiers jours de son gouvernement. L'auda-
cieux ministre attaquait sous ces faux semblans de dévouement au
prince quiconque pouvait ébranler son crédit en parlant d'accommo-
dement et de paix, car il se formait à la cour un parti de conciliation
avec le sénat et d'entente avec Alaric sur des bases raisonnables. Deux
frères, notaires ou secrétaires impériaux, Marcellianus et Salonius,
étaient à la tête de ce parti naissant, et plus d'une fois, à ce qu'il
paraît, ils avaient blâmé la funeste direction qu' Olympius imprimait
aux affaires : celui-ci les livra au préfet du prétoire sous l'imputation
du crime de lèse-majesté, comme fauteurs et complices du brigand
Stilicon. Ces hommes honorables furent appliqués à la gêne; on leur
demanda sous le bâton et le fouet l'aveu de ce qui n'existait pas, et
que leur bouche refusa de proférer. Ils en moururent, mais le sang in-
nocent retomba sur la tête du persécuteur. Une indignation générale
éclata contre lui. Vainement essaya-t-il de se cacher sous le masque
hypocrite qui l'avait si souvent protégé; le fanatisme du parti reli-
gieux exclusif se refroidissait de plus en plus devant l'incapacité de
ses chefs et l'impuissance du gouvernement qu'il avait fondé.
Toutefois le cri de l'opinion publique n'aurait pas suffi pour écar-
ter Olympius, si, par une maladresse insigne, il n'avait mis contre
lui certains eunuques du palais nouvellement en faveur. Au milieu
des révolutions politiques, d'autres révolutions poursuivaient en
effet leur cours dans les antichambres impériales, où l'on se déni-
grait, se trahissait, ée supplantait mutuellement. Térentius et Ar-
sace, créatures du premier ministre, après avoir régné plusieurs
mois sur la garde-robe du prince et dans sa confiance intime, s'é-
taient vus évincés par de plus habiles, qui naturellement se firent
les adversaires du premier ministre. A cette cour molle et imbécile,
l'inimitié d'un eunuque était plus à redouter que celle d' Alaric, et
l'empereur, étourdi chaque jour d'accusations contre Olympius, ré-
solut enfin de le sacrifier. Celui-ci apprit un jour avec étonnement
qu'il était dépouillé de sa charge, et comme il devina la main qui
TROIS MINISTRES DE l' EMPIRE ROMAIN. 71
avait dirigé le coup, et que cette main ne pardonnait guère, il se
procura en toute hâte une barque pontée qui le transporta en Dal-
matie. Ce triomphe était loin de suffire aux nouveaux favoris; une
émeute de soldats, secrètement ménagée par leurs soins, mit Ra-
venne en émoi, et arracha à l'empereur de plus larges concessions.
L'armée, par la bouche des révoltés, demandait la tête des deux
généraux Turpillion et Vigilantius et celle des deux chambellans
Térentias etx\rsace. Un personnage puissant, du parti des nouveaux
eunuques, Jovius, parut alors devant les soldats comme pour apai-
ser leur colère après les avoir peut-être excités : il les harangua,
parlemanta avec eux pour sauver, au nom de la discipline militaire,
la vie des deux généraux ses collègues, et obtint comme une grâce
qu'ils ne seraient que déportés; mais à quelque distance de la côte
les malheureux furent massacrés dans le navire qui les emmenait
ou jetés à la mer. Quant aux eunuques, dont on ne daigna pas ver-
ser le sang, l'un fut exilé à Milan, l'autre relégué hors des domaines
d'Occident, sur quelque point de la Romanie orientale. Cette révo-
lution eut pour effet de mettre l'empereur, pieds et poings liés, dans
les mains du grand-chambellan Eiisébius, et l'empire dans celles de
Jovius, qui prit les rênes du gouvernement avec les titres de préfet
du prétoire et de patrice.
Ce fut un retour complet au passé, une réaction ardente contre
les lois d'Olympius et l'omnipotence du parti religieux exclusif.
Tout ce qui tenait de près ou de loin à ce parti fut éliminé des
charges publiques. Les généraux barbares, dépouillés du ceinturon
par la loi du 14 novembre, reparurent à la cour avec les insignes
de leur ordre, non plus en vertu d'une simple tolérance, mais en
vertu de leur droit. Pour récompense de sa courageuse honnêteté,
Généride reçut un commandement qui embrassait la Rhétie, le
Norique, la Dalmatie et la Pannonie, avec la surveillance de la fron-
tière italienne. Les chefs de la garde impériale furent changés :
Jovius tranchait, réglait tout dans la maison du prince, comme s'il
eût été l'empereur lui-même. 11 fit la même chose dans la sphère
des lois civiles et religieuses. Les privilèges énormes conférés aux
évêques catholiques par les institutions d'Olympius furent abolis
l'un après l'autre; la juridiction ecclésiastique rentra dans ses an-
ciennes limites. Défense fut faite à qui que ce fût de violenter la
conscience des hérétiques et des païens pour les convertir au catho-
licisme, et les communions chrétiennes dissidentes recouvrèrent la
liberté de tenir leurs assemblées. Attale, encore païen, passa de
l'intendance des largesses sacrées à la préfecture de Rome, poste
beaucoup plus important dans les circonstances présentes. Jovius
reprenait évidemment, dans les affaires intérieures, la politique de
Stilicon : régime de tolérance religieuse, équilibre entre les parti»,
7Î REVUE DES DEUX MONDES.
réorganisation de l'armée par le rappel des chefs barbares; au de-
hors, ses vues étaient plus larges encore et plus hardies. Malheu-
reusement Jovius n'était pas un Stilicon , et son caractère ne se
trouva point au niveau de l'œuvre qu'il osait entreprendre.
Le patrice Jovius nous présente dans l'histoire un des types les
plus curieux de ce temps de bien et de mal, où l'avenir du monde
se préparait au milieu des misères du présent, où la petitesse des
hommes ravalait les plus grandes causes, où les plus saintes enfin
se voyaient démenties et souillées par l'indignité des moyens. .On
ne connaît ni son origine ni son pays : ce nom fut d'ailleurs porté
à la même époque par plusieurs personnages éminens. Celui-ci,
selon toute vraisemblance, était Occidental, et ses relations parti-
culières avec Symmaque, qui se réjouit de son élévation, font sup-
poser qu'il appartenait au culte païen. Fin, insinuant, rompu aux
affaires, capable même de quelque élan patriotique jusqu'au point
où son intérêt personnel l'arrêtait, il était au fond inconsistant et
léger. Son vrai terrain était la ruse, quoiqu'il montrât par sou-
bresaut de la résolution et de l'audace. Héros dans une cour byzan-
tine, il eût paru le dernier des hommes dans un temps où la per-
sistance des idées et le désintéressement du but eussent été comptés
pour quelque chose. S'il partageait dans son for intérieur les vues
politiques de Stilicon, dont il était l'élève, il avait su le cacher si
bien lors de la chute du régent que la perspicacité inquiète d'Olym-
pius s'y était trompée, et il lui avait fallu pour se déclarer au grand
jour la perspective du pouvoir et la haine vivace d'un eunuque. Tel
était Jovius vis-à-vis de ses concitoyens; quant aux Yisigoths, il les
avait rencontrés en Épire, où il s'était lié avec Alaric, lorsque le chef
barbare y commandait. Sans doute leurs mutuelles confidences n'a-
vaient rien laissé de côté, car le Romain y avait gagné une influence
véritable sur l'esprit d' Alaric, et Jovius à son tour comprenait mieux
que la plupart des hommes d'état de son pays la grandeur un peu
sauvage de ce futur Romain qui faisait la guerre pour l'être. Ces
sentimens se réveillèrent chez le nouveau ministre d'Honorius, lors-
qu'il se vit appelé à diriger la politique de l'empire dans ses rapports
avec les Goths : le système qu'il préconisa dans les conseils d'Ho-
norius comme le meilleur, ou plutôt comme le seul bon , fut celui
de la paix, du rapprochement des deux peuples, et de l'adoption
d' Alaric par le gouvernement impérial. Il se mit à soutenir sa pen-
sée avec tant de chaleur de langage, et, il faut le dire aussi, tant
de vraie conviction, qu'il se flatta d'y avoir conquis le jeune prince.
Alaric, informé de tout, croyait toucher au but de son ambition : il
se rêvait déjà ministre romain, généralissime et patrice.
Pourtant, de son côté, il ne s'était pas endormi. Après l'issue ri-
dicule de la députation du sénat, voyant cette assemblée froissée
TROIS MINISTRES DE l' EMPIRE ROMAIN. 73
dans sa dignité plus encore que dans son intérêt, il s'était mis e»
rapport direct avec elle au moyen de quelques sénateurs influons,
et les deux ennemis de la veille unissaient maintenant leurs griefs
et leurs blâmes contre le gouvernement d'Honorius. Ces relations
du sénat avec le chef des Goths en dehors de la cour de Ravenne,
provoquées et soigneusement entretenues par Alaric, expliquent une
partie des faits qui ne tardèrent pas à se produire. Il fut convenu,
d'accord entre eux probablement, que le sénat tenterait l'envoi
d'une seconde ambassade qui porterait à l'empereur des proposi-
tions plus formelles que la première fois et une sorte d'ultimatum.
Cette ambassade était en train de se former, lorsque la révolution
de palais survenue à Ravenne ouvrit la porte à toutes les espérances
d'accommodement. L'histoire n'indique pas les membres laïques qui
la composèrent; mais nous savons que l'évêque Innocent en fit par-
tie, soit qu'il s'y adjoignît volontairement, soit que la ville de Rome
l'eût elle-même choisi, dans la pensée d'aplanir les difficultés rela-
tives aux questions religieuses. Quand l'ambassade fut sur son dé-
part, Alaric ne se borna point à lui envoyer un sauf-conduit; il offrit
de la faire escorter jusqu'à Ravenne, le pays qu'elle avait à parcou-
rir étant infesté par des bandes de pillards de toutes les armées. Le
sénat accepta l'offre, et dans ce temps d'étranges spectacles on vit
encore celui-ci : des députés du sénat romain allant, sous la protec-
tion des Goths, demander à l'empereur que la ville de Rome eut le
droit de se sauver des mains des Goths comme bon lui semblait, et
que la foi publique ne fût point violée. Les députés, pendant la
route, en croisèrent d'autres qui se dirigeaient de Ravenne au
camp d' Alaric : ils venaient de la part de Jovius inviter l'ancien
ami du ministre à se rendre dans la ville d'Ariminum, où s'ouvri-
raient, s'il y consentait, des préliminaires de paix. Jovius devait
s'y trouver aussi pour prendre part aux négociations. Alaric ne se
fit pas prier : il se mit aussitôt en marche avec une division de son
armée; Jovius le rejoignit, et les pourparlers commencèrent.
Ce fut une lutte de finesse et de ruse entre le Rarbare et le Ro-
main, qui voulaient au fond la même chose. Gomme on pouvait s'y
attendre, Alaric enfla ses prétentions pour obtenir moins. 11 demanda
une forte somme d'argent et une certaine quantité de vivres, comme
prestation annuelle pour lui et son peuph, et la liberté d'habiter la
Yénétie, les deux Noriques et la Dalmatie. A ce prix, il faisait avec
l'empire une paix éternelle. Jovius écrivit ces conditions sous sa
dictée pour les envoyer à l'empereur; mais il joignit à la dépêche
officielle une lettre particulière dans laquelle il faisait ressortir tout
ce que de telles exigences avaient de dur et de dangereux pour
l'Italie : il conseillait alors de créer tout simplement Alaric maître
de l'une et l'autre milice. « Alaric acceptera, ajoutait Jovius; adouci
74 REVUE DES DEUX MONDES.
par une faveur qu'il a tant souhaitée, il sera accommodant pour le
reste, et renoncera à des propositions inacceptables. »
Le ministre d'Honorius croyait avoir si bien préparé son maître à
cette concession, la plus essentielle de toutes, qu'il ne douta pas un
moment du consentement de l'empereur, dont il attendit la ré-
ponse en pleine sécurité. Il se trompait. Les répugnances person-
nelles, pendant son absence, avaient repris le dessus sur la raison
d*état: llonorius ne voulait plus d'Alaric, et les eunuques, témoins
de ce changement d'humeur, y avaient applaudi avec transport, s' ex-
tasiant sans doute sur la fermeté et la dignité du fils de Théodose,
t'expédient de Jovius fut donc ignominieuseuient rejeté, sa témérité
fut blâmée, et, dans une lettre confidentielle comme avait été la
sienne, l'empereur lui répondit, en termes très durs, « que c'était à
lui, préfet du prétoire, qui était au fait des revenus de l'empire, de
régler le montant de la pension et la quantité de vivres qu'on pouvait
assigner au roi des Goths, mais que jamais fonctions ni honneurs ne
seraient accordés à ce roi, non plus qu'à tout autre individu de sa
nation. «.Cette dépèche, où le grand -chambellan Eusébius avait
vraisemblablement déployé son plus beau style, n'était point de na-
ture, on le comprend bien, à être connue d'Alaric; mais le messager
qui la portait l'ayant remise aux mains de Jovius en présence même
du roi des Goths, Jovius, par une étourderie impardonnable chez un
homme si fin, ministre dans une pareille cour, décacheta hardiment
la lettre et la lut à haute voix. Ce fut un terrible coup de théâtre.
Jovius, frappé de stupeur, avait peine à en croire ses yeux; quant au
roi goth, il entra dans un de ces accès de fureur sauvages auxquels
il était sujet, criant « que cette exclusion des charges et des dignités
était un outrage pour son peuple comme pour lui, qu'il manquerait
à son devoir s'il n'en tirait vengeance sur-le-champ, » et sans dés-
emparer il donna des ordres pour que ses troupes se missent en état
de marcher sur Rome. Jovius, effrayé pour lui-même, prit comme il
put congé de ce terrible ami, et rentra précipitamment dans Ravenne.
Il échappait à un danger pour tomber dans un autre, peut-être
pire : voilà ce qu'il put se dire pendant la route. Qu'allait devenir en
effet le malencontreux conseiller d'ung chose acceptable à son avis,
mais qu'on avait déclarée infâme, dégradante, attentatoire à l'hon-
neur et à la sûreté du prince? Accueilli à la cour par ses plus chauds
partisans comme un ennemi et un traître, Jovius prit aussitôt son
partL 11 reconnut sans discuter qu'il avait failli, que le prince vait
raison, qu'Alaric et les Goths étaient pour l'empire et pour lui de
mortels ennemis, et, allant plus loin que tous ceux qui l'avaient at-
taqué pendant son absence, il proposa la guerre immédiate. Bien
plus, il fit jurer à llonorius de ne faire jamais de paix avec Alaric,
et, s' approchant du trône la main étendue , il prononça pour lui-
TROIS MINISTRES DE L EMPIRE ROMAIN. 75
même un pareil serment sur la tête sacrée du prince. Les officiers
présens s'empressèrent de l'imiter, puis tous les commandans des
troupes impériales, et l'armée se trouva liée par un serment à une
guerre perpétuelle et sans quartier.
Alaric dès lors était dégagé de tout scrupule vis-à-vis du gou-
vernement impérial, et cependant il retarda son départ comme s'il
hésitait. Au moment de franchir le dernier pas, une terreur secrète
l'avait saisi : «il ne voulait point prendre Rome, » dit un historien
du temps. Dans sa répugnance à rompre ainsi avec une si longue et
si chère espérance, car saccager Rome c'était renoncer à lui appar-
tenir jamais, le roi des Goths essaya d'un remède suprême. 11 en-
voya en députation à Honorius les évêques des villes voisines pour
lui porter une dernière proposition. Ils devaient le supplier, en son
nom, ({ de ne point permettre qu'une ville qui avait commandé mille
ans à une grande partie de l'univers fût ruinée par des armes étran-
gères, et que tant d'admirables édifices fussent réduits en cendres.
— La paix valait mieux, et Alaric se résignait aux conditions les plus
modérées. Il ne demandait plus ni dignités, ni puissance; il renon-
çait aux provinces qu'il avait réclamées, à l'exception pourtant des
deux Noriques, qui, fréquemment ravagés par les Barbares, ne
rapportaient presque aucun tribut à la république. Il y établirait
son peuple, et le prince ajouterait à cette concession une prestation
annuelle de vivres en telle quantité qu'il jugerait à propos, Alaric
s'en remettant à sa prudence. Le roi des Goths se désistait en outre
de la demande qu'il avait faite d'une pension, et il n'en était pas
moins disposé à conclure avec les Romains une étroite amitié, une
société de paix et de guerre, par laquelle il s'obligerait de porter
les armes contre tous les ennemis de l'empire. » Tel fut le message
dont les évêques se chargèrent, et, chose incroyable, si l'histoire ne
nous en donnait les termes exprès, le plaidoyer d' Alaric défendait
Rome contre l'empereur d'Occident. C'était un moyen de salut inat-
tendu que sa modération offrait au gouvernement romain; mais le
gouvernement romain le repoussa comme tout le reste. Les insensés
qui entouraient Honorius avaient décidé la guerre, ils y tinrent
d'autant plus qu'ils crurent avoir fait peur à un tel ennemi. « Point
de paix! s'écrièrent- ils avec arrogance. Nous avons juré de ne la
faire jamais. Si le serment avait été prêté au nom de Dieu, on
pourrait espérer qu'il pardonnât le parjure; mais il a été fait sur la
tête du prince, nul ne peut avoir la pensée de le violer! » Les évê-
ques se retirèrent confus, et rapportèrent au camp des Goths ce qui
s'était passé : Alaric donna à ses troupes le signal du départ.
Amédée Thierry.
{La dernière partie à un procJmin n".)
HORACE VERNET
SES ŒUVRES ET SA MANIERE
S*il est un artiste de l'école française dont le talent ait été, de-
puis les débuts jusqu'à la fin, accueilli avec une faveur unanime
et récompensé par tous les genres de succès, si jamais peintre a
vu de son vivant la popularité s'attacher à ses œuvres et la gloire
à son nom, cet homme privilégié, cet enfant gâté de la fortune est
assurément M. Horace Vernet. L'histoire de l'art national, même
dans le siècle où nous sommes, a conservé, elle conservera sans
doute de plus grands noms : elle n'en saurait enregistrer de mieux
famés auprès des contemporains, de plus chers à la foule, d'aussi
universellement applaudis. Lebrun et David lui-même, malgré leurs
succès exceptionnels et l'influence qu'ils exercèrent, n'ont pas ob-
tenu de pareils triomphes, ni compté dans tous les rangs, dans
toutes les classes, autant d'admirateurs ou d'amis. Leur réputation,
si brillante qu'elle fût, ne s'étendait guère au-delà des limites de
notre pays; celle d'Horace Vernet a franchi les mers les plus vastes,
envahi jusqu'aux plus lointaines contrées. Il fallait le burin de Gé-
rard Audran et la munificence de Louis XIV pour que les Batailles
d Alexandre dépassassent quelque peu, au xvii^ siècle, le cercle des
curieux ou des connaisseurs; à peine les estampes gravées par Mo-
rel ou par Massard d'après les meilleurs tableaux de David réus-
sissaient-elles, en dehors de la France, à informer un petit nombre
d'intelligences de la révolution accomplie dans notre école : tout au
contraire les moindres compositions du peintre de la Smala, repro-
duites tant bien que mal à mesure qu'elles sortaient de l'atelier,
allaient répandre partout la renommée de ce talent prodigue de lui-
même ou plutôt incessamment rajeunir une gloire que les chau-
HORACE VERNET. 77
mières, comme les palais, avaient depuis longtemps appris à con-
naître.
Des souvenirs qui se rattachent aux tableaux de M. Ternet passe-
t-on à l'examen des faits qui ont marqué sa vie; comment ne pas
admirer cette succession d'événemens si obstinément favorables, ce
don d'échapper pendant cinquante ans à tous les périls, depuis les
combats aux barrières de Paris en 1814 et les accidens de voyages
jusqu'aux disgrâces officielles qui pouvaient punir une saillie impru-
dente ou une espièglerie un peu vive? Gomment ne pas s'étonner que
l'existence d'un seul homme ait été remplie à ce point d'œuvres et
d'aventures si disparates, que tant de fatigues aient pu y trouver
place, tant de contrastes s'y produire? Un volume suffirait à peine à
contenir l'énumération des villes et des déserts que M. Ternet a visi-
tés, des honneurs rendus sur tous les points du globe à sa personne,
des amitiés illustres qui l'ont accueillie. Que serait-ce s'il fallait
grossir le récit d'autres particularités biographiques qu'il ne se re-
fusait guère au surplus à divulguer lui-même, et mettre en regard
des innombrables travaux qu'il a menés à fin toutes les- gaîtés qu'il
a faites ou dites, tous les bons tours qu'il a joués? Ce récit compli-
qué de tant d'épisodes divers, nous ne songeons pas à le tenter. Le
moment d'ailleurs nous semblerait mal choisi pour une telle entre-
prise. Ce n'est pas devant une tombe à peine fermée, ce n'est pas
au lendemain d'une mort pressentie avec courage et chrétiennement
reçue qu'il conviendrait de chercher à provoquer le sourire en insis-
tant sur des souvenirs aussi mondains. Mieux vaut borner notre
tâche à essayer d'indiquer quelques-uns des caractères de ce bril-
lant talent et demander à ses œuvres mêmes des confidences sans
indiscrétion et des témoignages sans détours.
Lorsqu'on parcourt l'immense suite des travaux dus au pinceau
ou au crayon de M. Vernet, il est impossible de ne pas être ébloui,,
au premier aspect, de l'éclatante facilité, de l'adresse d'esprit et de
main, de toutes les qualités qui étincellent, pour ainsi dire, dans
ces travaux, et qui, se reflétant d'un bout à l'autre de la série, lui
donnent une apparence et un charme presque magiques. L'habileté
du peintre est manifeste, l'action qu'il exerce sur le spectateur très
réelle, l'admiration qu'il excite vive bien certainement : d'où vient
pourtant que cette action si sûre soit en même temps si peu fé-
conde, que cette admiration légitime semble un entraînement qu'on
subit, une dette, si l'on veut, qu'on acquitte, plutôt qu'un tribut de
la confiance réfléchie, du dévouement, de la foi? D'où vient que le
plus populaire des artistes contemporains n'ait réussi à faire école
ni en France, ni ailleurs, tandis que des peintres moins célèbres à
<îoup sûr, quelquefois même inférieurs à lui parle mérite, ont groupé
78 REVUE DES DEUX MONDES.
autour d*eux des élèves convaincus ou suscité à distance des imita-
teurs? M. Vernet, il est vrai, n'a jamais prétendu soumettre à une
discipline fort exacte, ni même à une discipline quelconque, les
jeunes artistes qui recherchaient ses conseils. Il a pu de loin en loin
ouvrir son atelier à quelques élèves, et, comme plusieurs de ses
confrères à l'Institut, remplir pendant de longues années les fonc-
tions de professeur à l'École des Beaux-Arts; mais, hormis ses pro-
pres exemples, c'est-à-dire des leçons nécessairement stériles pour
qui n'avait pas reçu en partage les mêmes dons que lui, quels en-
seignemens lui appartenait-il de fournir? quels principes était-il en
mesure de faire prévaloir, lui qui n'avait en réalité d'autre doctrine
que l'instinct naturel, d'autre besoin que celui de produire vite,
d'autre théorie que la confiance dans sa prodigieuse mémoire ? Rien
de tout cela ne pouvait se transmettre à autrui, et il eût été très
regrettable qu'à défaut d'une assimilation impossible on essayât de
recourir sur ce point à la contrefaçon. On ne s'en est guère avisé
heureusement, — car il ne conviendrait guère de mentionner cer-
taines entreprises où de prétendus imitateurs du peintre arrivent
seulement à prouver leur impuissance, — mais les exemples donnés
par M. Vernet n'en avaient pas moins ce grave inconvénient d'in-
spirer à notre époque le goût des succès faciles, de l'habituer au
spectacle de l'improvisation pittoresque, et de diminuer d'autant ou
de compromettre le respect dû à un art plus sérieux , à de plus sé-
vères efforts.
La disproportion entre la renommée universelle de M. Vernet et
l'influence médiocre ou à peu près nulle qu'il a eue sur les progrès
de Tart moderne, cette inégalité s'explique donc par la signification
toute personnelle et par les aspirations assez peu ambitieuses au
fond, par les coutumes mesurées de son talent. N'est-ce pas là ce
qui explique aussi la persistance des succès qu'il a obtenus, la vogue
extraordinaire dont il jouit depuis un demi-siècle, et qui, chez nous,
pourra bien lui survivre longtemps? La société française, en matière
d'art et de littérature, a des goûts modérés comme son génie, tem-
pérés comme le climat du pays qu'elle habite. Même dans le bien^
les audaces l'effraient, les innovations à force ouverte la trouvent ou
railleuse ou facilement rebelle. Elle s'accommode mieux des choses
ingénieuses et pratiques que des fières spéculations, du bon sens
qui parle clair que de la passion qui parle haut : elle accepte les
conseils de meilleure grâce que les ordres, et ne se soumet sincère-
ment qu'à l'éloquence qui ne prétend pas la subjuguer. Les talens
entiers, violens, pourront recruter des admirateurs parmi nous, s'em-
parer de quelques intelligences, susciter d'énergiques convictions;
ils pourront môme, à force d'obstination ou de courage, triompher
HORACE VERNET. 79
en apparence de nos répugnances premières et s'installer par droit
de conquête à un rang où les épigrammes n'oseront plus les pour-
suivre, ni les hommages leur faire défaut. Nos sympathies au fond
resteront acquises à des talens moins impérieux, à ceux qui, s' ex-
primant à peu près dans notre langue, nous auront d'autant mieux
associés à leurs propres secrets et plus aisément séduits.
Or où trouver un peintre qui ait eu au même degré que M. Ver-
net ce don d'intéresser familièrement, d'amuser les regards dû pu-
blic? Chacun de ses tableaux semble moins une œuvre d'art pré-
méditée qu'un entretien fortuit, une causerie où les hasards de
l'improvisation amènent à chaque instant soiis le pinceau du narra-
teur un trait spirituel, où les souvenirs du fait sont reproduits et
commentés séance tenante avec tout le laisser-aller de la verve,
avec la volonté pourtant et la science de ne pas se répandre en dis-
cours superflus. Rien qui sente la thèse, ni, à plus forte raison, le
sermon; rien non plus qui ne suffise pour nous mettre au courant
des choses et pour nous enseigner nettement ou nous rappeler ce
dont nous devons être informés. La netteté, la clarté dans l'expres-
sion de la pensée et dans les formes du récit, telle est en effet la
qualité principale de la manière ou plutôt de l'organisation même
de M. Yernet. C'est par là, par cette aptitude si éminemment fran-
çaise, par cette prédilection innée pour le vraisemblable, qu'il se
rattache à la famille des maîtres qui l'ont précédé dans notre pays :
pour le surplus, il ne procède que de lui-même ou de ses aïeux di-
rects, Antoine, Joseph et Carie Yernet. Encore, s'il a hérité de ceux-
ci le discernement rapide et la dextérité, quel surcroît de ressources
n'a-t-il pas ajouté sur ce point à son patrimoine! Reste à savoir s'il
ne lui est pas arrivé de dépenser le tout d'une main distraite ou un
peu prodigue, et si, à force de compter sur son heureuse fortune,
il n'a pas mis trop souvent en oubli des moyens de succès plus hauts
et plus difficiles, des secours plus studieusement préparés.
Nous disions tout à l'heure que, pour entrer de plain-pied et
pour demeurer jusqu'au bout en possession de la faveur publique,
M. Yernet n'avait eu en quelque sorte à se donner que la peine de
naître, de laisser faire sa nature prédestinée, d'assister enfin à l'éclo-
sion ou au développement de son génie, comme un arbre voit d'an-
née en année ses fleurs s'épanouir d'elles-mêmes, ses fruits se nouer
et mûrir. Yoilà certes un merveilleux privilège, et nous ne savons
rien de plus propre à nous dénoncer la main de Dieu que ces mys-
térieuses injustices en vertu desquelles certains élus reçoivent en
abondance, dès le berceau, des biens qui jusqu'au dernier jour se-
ront refusés à autrui; mais Dieu ne veut-il pas aussi que les hommes
qu'il dote si largement achèvent et perfectionnent autant qu'il dé-
80 REVUE DES DEUX MONDES.
pend d'eux son ouvrage, et que, sacrés pour le bienfait, ils ne se
contentent pas de jouir paisiblement de leurs richesses? Le tort de
M. Vernet, — nous ne parlons, bien entendu, que des procédés ex-
térieurs de son talent, — est d'avoir fait de ce talent si rare un em-
ploi un peu égoïste, de s'être voluptueusement complu dans l'exploi-
tation pure et simple du domaine qui lui était échu tout d'abord.
On l'a loué, et nous le louerons volontiers à notre tour, d'avoir
laissé passer, sans vouloir s'enrôler sous aucune bannière, les que-
relles et les partis qui ont divisé notre école à partir des dernières
années de la restauration ; on lui a su gré de son attitude impertur-
bable tant qu'a duré la guerre entre les classiques et les romanti-
ques, comme on disait alors, et de son habileté singulière à se mé-
nager entre les deux camps une position à l'abri des attaques,
quoique fort en lumière et en vue. Rien de mieux. Était-ce une rai-
son toutefois pour demeurer en apparence aussi indifférent à l'issue
de la lutte? Fallait-il, tout en gardant son indépendance, tout en
ivccomplissant sa tâche, ne se préoccuper pour cela de rien autre,
ni de personne? Fallait-il, même dans l'intérêt de sa propre cause,
se contenter de renouveler au jour le jour les preuves déjà faites,
et ne pas tendre à élever au niveau des questions qui s'agitaient ses
inspirations personnelles et ses visées?
Qu'on ne se méprenne pas d'ailleurs sur le sens des regrets que
nous exprimons. Le droit qu'avait M. Vernet de s'en tenir à des
thèmes et à une manière de son choix n'est pas plus en question ici
^ue l'originalité de son talent n'est contestable. Il a voulu, il a su se
faire le peintre de la bataille moderne, telle que nos yeux l'ont vue
ou que notre esprit la devine; il a réussi le premier à retracer les
faits d'armes contemporains avec une vraisemblance et une exacti-
tude complètes. Cela est très méritoire sans nul doute, et nous n'a-
vons garde de méconnaître les services rendus par le peintre de la
Bataille de Montmirail, du Siège d'Anvers, des campagnes d'Afri-
que, et de tant d'autres actions glorieuses qui revivent sur la toile,
ou plutôt qui s'y réfléchissent comme dans un miroir. Ce que nous
prétendons dire seulement, c'est que ces portraits, si fidèles à la
surface, n'ont pas toujours au fond une majesté digne des modèles,
digne de l'art lui-même dans l'accepition la plus noble du mot. A
force de se défier de l'exagération épique, M. Vernet perd parfois jus-
qu'à l'instinct de la grandeur, jusqu'au sentiment secret de la poésie;
ù force de ne voubir écrire qu'en prose, il lui arrive de substituer
au langage de l'histoire les formules et le style du procès-verbal.
Aborde-t-il des sujets de pure invention, les côtés un peu humbles
de son imagination et de sa manière apparaissent plus visiblement
encore. Sa fantaisie ne s'exerce qu'en plaine, son Pégase n'a point
HORACE VERNET. 81
d'ailes, et ne visite guère les hautes cimes : c'est plutôt un de ces
animaux élégans et agiles que l'artiste a si souvent et si vivement
représentés, un cheval dé main bien dressé, dont la vigueur est
toute dans les jarrets, l'audace dans la coquetterie des allures, et
qui ne sait que parcourir avec une grâce et une aisance surprenantes
un espace familier d'ailleurs à nos regards.
Ces réserves une fois faites, il n'y a qu'une très stricte justice à
reconnaître aux œuvres de M. Vernet une valeur d'autant plus rare
que les conditions pittoresques imposées ordinairement par les su-
jets sont ici moins favorables, et les élémens d'elTet moins variés. Le
moyen de trouver pour le coloris des ressources suffisantes dans la
monotonie nécessaire des équipemens militaires et des uniformes?
Comment, d'une autre part, diversifier beaucoup l'ordonnance des
lignes et les intentions partielles là où il s'agit de nous montrer une
fols de plus, soit des hommes se ruant les uns sur les autres et
échangeant de près des coups de sabre ou des coups de fusil, soit
des corps de troupes échelonnés sur un champ de bataille comme
des pions sur un échiquier, et servant réciproquement de point de
mire à des volées de mitraille et de boulets? Le difficile en pareil
cas sera d'exprimer la mêlée sans tomber dans le désordre banal et
dans les redites, ou de conserver à l'action son caractère général
sans en délayer si bien l'image que le tableau ne soit plus qu'un
plan stratégique. Avant le siècle où nous sommes, les peintres fran-
çais ne prenaient guère à tâche d'éviter de pareils écueils. Pour
eux, la plus terrible bataille n'était qu'une affaire d'avant-garde,
une escarmouche où quelques co]nbattans se rencontraient, suivant
des procédés de composition parfaitement prévus, derrière deux ou
trois cadavres étendus au bord du cadre, et en avant d'un nuage de
fumée destiné à faire ressortir la silhouette du groupe,, — ou bien, à
l'exemple de,Van der Meulen, ils rejetaient dans le fond du tableau
les deux armées aux prises, sauf à les noyer l'une et l'autre dans
les brumes de l'atmosphère ou dans l'étendue du paysage, pour ne
mettre en évidence, au premier plan, que le héros de l'affaire paisi-
blement tourné vers le spectateur et lui indiquant d'une main com-
plaisante la victoire que ses gens sont en train de remporter.
Survint Gros, et avec lui une véritable révolution dans la pein-
ture des scènes de guerre, telle qu'on la pratiquait en France depuis
le Bourguignon et Jean-Baptiste Martin : nous ne parlons pas de
Lebrun, puisque ses Batailles (f Alexandre et même ses Conquêtes
du roi^ dans la grande galerie de Versailles, appartiennent, malgré
les souvenirs historiques qu'elles consacrent, à la classe des œuvres
toutes d'imagination. Sous le noble pinceau du peintre de la Ba-
taille d'Aboukir, l'allusion allégorique fit place à la définition choi-
TOME XLIV. 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
aie, mais vraisemblable; la description dilTiise se condensa en un
résumé des faits essentiels, comme le récit purement anecdotique
acquit les4)roportions et la dignité de l'épopée. Plus de conventions
ni de mensonges d'aucune sorte ; plus de modifications systémati-
ques à la réalité, aux caractères particuliers de la scène, à la phy-
sionomie des lieux, des costumes. Le portrait, si solennelles qu'en
fussent les formes, était devenu avant tout un portrait ressemblant.
11 faut dire toutefois que dans la Bataille d'Aboukir, dans le Champ
de bataille d'Eylau^ dans les autres tableaux du même genre peints
par Gros avec tant de puissance et d'éclat, ce portrait semble dédié
à la gloire d'un homme plus encore qu'à la mémoire des hauts faits
accomplis par tous. L'action d'ensemble retracée sur la toile ne sert
qu'à encadrer, à environner comme une auréole la figure d'Achille
ou de César, à en faire resplendir d'autant mieux la sérénité hé-
roïque et la grandeur morale. Dans les tableaux d'Horace Vernet, il
y eut tout d'abord l'expression de l'héroïsme indivis, une image
collective des efforts intrépides et des succès. Achille cessa de per-
sonnifier absolument la vaillance. César devint légion, ou du moins
tout en surveillant, tout en décidant la victoire, il ne s'installa plus
si fort en vue, que l'espace manquât à ses lieutenans pour le secon-
der, ni à ses soldats pour agir. Ajoutons qu'ici la véracité de l'his-
torien ne faisait nul obstacle à la verve du peintre, et qu'au point
de vue de l'exécution proprement dite le progrès était évident, non
pas sur l'ample manière de Gros, — un pareil maître demeure, cela
va sans dire, hors de cause, — mais sur la manière plutôt maigre
que délicate des Gasaiwva, des Swebach et de Carie Vernet lui-
même.
Les premiers ouvrages produits par Horace Vernet ont à cet
égard un mérite qui ne laissera pas de s'amoindrir à mesure que
l'artiste agrandira le champ de ses travaux et qu'il se préoccupera
davantage des moyens d'étonner le regard. Qu'on se rappelle, par
exemple, ce charmant tableau, la Défense de la barrière de Clichy,
où tout est si finement et si vivement touché , où la pratique se
montre si élégante sans ostentation, si libre sans incorrection ni né-
gligence. Ailleurs la légèreté de ce pinceau pourra bien dégénérer
parfois en agilité indiscrète, cette extrême dextérité ne sera plus
que l'art d'esquiver les difficultés qui se présentent ou d'en esca-
moter la solution : ici rien que de précis, de facile avec mesure, de
formulé avec une adresse de bon aloi. Sans doute les figures grou-
pées autour du maréchal Moncey ou sur les premiers plans du ta-
bleau se meuvent dans une atmosphère un peu terne, sans doute un
coloriste, même pour reproduire fidèlement la réalité, eût trouvé
sur sa palette des nuances moins absorbées , une gamme de tons
HORACE VERNET. 8^
plus lumineux ou plus riches ; en revanche, parmi les dessinateurs
expressément spirituels, on n'en citerait guère qui eussent mieux
aperçu et indiqué la physionomie de chaque personnage, le côté
probable de chaque mouvement, le rôle exact de chaque détail.
Cette clairvoyance en matière de proportions et d'harmonie li-
néaire qu'atteste la Barrière de Clicliy est au reste un des mérites
distinctifs d'Horace Vernet, une des qualités le plus ordinairement
sensibles dans ses œuvres. 11 n'appartient pas à la famille des dessi-
nateurs souverains, parce qu'il ne sait donner à l'expression de la
forme ni l'accent d'une fierté magistrale, ni cette délicatesse intime
résultant d'un sentiment exquis; il est de ceux toutefois qui se mé-
prennent le moins sur les apparences générales des choses et qui en
apprécient avec le plus de certitude la juste structure et les rap-
ports. Jamais une figure peinte ou crayonnée par lui ne pèche ou-
vertement contre la vraisemblance anatomique, contre les lois de
« l'ensemble, » pour nous servir d'un mot emprunté à la langue
des ateliers; jamais l'image d'un mouvement, si violent qu'il soit,
n'aboutit à la confusion des lignes, à la représentation de formes
incorrectes ou impossibles. Dira-t-on qu'il n'y a là qu'un mérite
négatif, que les plus savans dessinateurs commettent, volontaire-
ment ou non, des erreurs aussi éclatantes que les beautés qu'ils
nous révèlent, qu'en un mot, les grands esprits ayant le privilège
des grandes fautes, la marque d'un esprit médiocre est au contraire
cette infaillibilité même dans l'imitation littérale? Soit : c'est quel-
que chose pourtant, c'est beaucoup que de réussir à interpréter
d'un bout à l'autre un texte sans contre-sens, sans injure à la raison
ni à la grammaire, et, traduction pour traduction, mieux vaut après
tout cette fidélité, même un peu sèche, que l'abus des périphrases,
des ornemens d'emprunt et des grands mots.
Bien que la Défense de la harrure de Clichy ait été peinte à une
époque assez éloignée de nous (1820) pour qu'on puisse ranger ce
tableau parmi ceux qui résument, dans la carrière de l'artiste, la
période des débuts et des succès de jeunesse, il n'est cependant ni
l'un des plus anciens par la date, ni le premier gage sérieux de ta-
lent donné par le fils de Carie Vernet. Nous ne parlons pas de cer- >
tains essais antérieurs même à un apprentissage régulier. Entouré
dès l'enfance d'exemples d'autant plus attrayans qu'on ne songeait
pas encore à lui faire un devoir de les suivre, Horace, auprès de
son père et de son aïeul maternel, Jean-Michel Moreau (1), s'était
(1) Outre Joseph Vernet, Carie et Moreau, célèbres tous trois à divers titres, Horace
Vernet comptait parmi ses proches parens plusieurs artistes dont les noms ne sont pas
tom!)és dans l'oubli : l'architecte Ghalgrin entre autres, à qui l'on doit le projet pri-
mitif de l'arc de triomphe de l'Étoile, l'église de Saint-Philippe-du-Roule et le grand
84 REVUE DES DEUX MONDES.
mis à dessiner et à peindre à l'âge où d'ordinaire on apprend à lire.
Avant quinze ans, il avait acquis déjà une expérience du métier,
sinon de l'art, assez sûre pour que les marchands et les libraires ne
dédaignassent pas de s'adresser à lui et de lui commander, soit
quelque tableau dont ils fixaient le prix à vingt francs, il est vrai,
soit des vignettes destinées au Journal des Modes ou à des billets
d'invitation. Tout cela pouvait n'être pas encore très significatif;
mais lorsqu'après quelques années passées sous la discipline du
peintre d'histoire Vincent, l'enfant, devenu jeune homme,- se fut
produit sur un plus vaste théâtre et devant des juges moins favora-
blement prévenus, il fallut bien reconnaître que cette vocation était
réelle, ce commencement d'habileté assez voisin déjà du talent.
Cinq tableaux qu'Horace Vernet, alors âgé de vingt-trois ans,
avait exposés au salon de 1812 annonçaient en effet quelque chose
de plus qu'une simple imitation de la manière de Carie. Malgré
l'analogie des sujets avec les sujets que traitait ordinairement celui-
ci, — il s'agissait, outre la Prise du camp retranché de G'atz en
Silésie, du Portrait d'un jeune militaire , d'un Intérieur d'écime
cosaque^ d'un Intérieur d* écurie polonaise et de je ne sais quelle
écurie encore, le tout en regard d'une Charge de cavalerie^ de Che-
vaux dans un haras, et d'autres scènes du même genre peintes par
Carie, — malgré même une certaine inconsistance dans le modelé
et dans le ton, empruntée à de fâcheuses traditions de famille, ces
tableaux révélaient assez d'originalité et de verve sincère pour qu'on
n'hésitât pas à saluer dans le nouveau-venu une des espérances de
l'école. Au salon suivant (18l/i), autre Jeune militaire, garde
d'honneur cette fois, autre Ecurie polonaise', rien par conséquent
qui démente les tentatives précédentes ni la bonne opinion qu'elles
avaient fait naître, rien non plus qui permette de constater, de pres-
sentir même un progrès parfaitement concluant. Ce n'est que lors-
que trois ans se seront écoulés, et plus décidément encore après le
salon de 1819, que le talent d'Horace Vernet aura pleinement achevé
de donner sa mesure et que le nom du peintre de la Mort de Po-
niatowski, du Massacre des mamelucks, du Grenadier français sur
le champ de bataille, du Cheml du trompette, de vingt autres toiles
consacrées par le succès, aura conquis, pour ne plus la perdre, une
immense popularité : succès d'autant plus ardent, popularité d'au-
tant plus sûre que la réputation d'un homme et l'honneur de notre
école n'y étaient pas seuls intéressés. En applaudissant à l'habileté
escalier du palais du Luxembourg, — le sculpteur Boizot, auteur de plusieurs bustes
assez cstiinci et de cette Vicloire en bronze doré qii surmonte la fontaine de la place
du Ghàteet, — et le peintre Callet, dont quelques tableaux, représentant des scènes
mythologiques, snnt conservés dans les galeries du Louvre.
HORACE VERNET. 85
de l'artiste, on se vengeait du silence imposé ailleurs à l'expression
de l'orgueil national, aux souvenirs même que chacun gardait des
gloires récentes et des malheurs de la patrie.
Dans cette tentative pour donner une satisfaction publique à des
sentimens condamnés alors, ou tout au moins désavoués par le prou-
voir, un procédé importé depuis peu en France venait merveilleuse-
ment en aide au pinceau. Un des premiers, Horace Vernet avait su
deviner et mettre à profit les ressources qu'offrait ce procédé si com-
mode. Sous sa main deux fois adroite, la lithographie était devenue
vite un mode de reproduction pittoresque équivalant presque à
l'eau-forte, et en même temps un moyen de propagande politique
aussi puissant, aussi fécond dans les résultats qu'un refrain de Bé-
ranger ou qu'un pamphlet de Paul-Louis Courier. Qu'on se figure
l'effet produit dans nos provinces, peuplées de tant d'anciens sol-
dats, par l'éloquente image de ces drapeaux, de ces uniformes
maintenant proscrits, naguère si fièrement portés! Quels mouve-
mens d'impatience contre le présent, de partialité pour le passé, ne
devaient pas susciter ou entretenir ces petites pièces satiriques sur
les voltigeurs de Coblentz, ces complaintes sur les grognards de
Waterloo, que le crayon d'Borace Vernet dédiait, comme celui de
Gharlet, aux souvenirs ou aux rancunes patriotiques de la foule! A.
Paris, l'intérêt qui s'attachait aux croquis héroï-comiques publiés
par Horace Vernet était certes aussi vif et aussi général. Dans les
salons comme dans les ateliers, comme dans les mansardes, on dé-
vorait ces allusions à des événemens et à des héros dont le dessi-
nateur avait dû taire les vrais noms, mais qu'on ne reconnaissait
pour cela ni moins sûrement, ni moins vite. On se passait de main
en main ces lithographies, on encadrait pieusement ces estampes
d'après quelques tableaux qui n'avaient pas figuré au Salon, et qui
représentaient Napoléon à l'île d'Elbe ou à Sainte-Hélène, ou pres-
que aussi habituellement un Soldat laboureur^ type un peu mélo-
dramatique dans les formes, mais bien approprié d'ailleurs aux ar-
rière-pensées de l'époque et qui, reproduit nombre de fois par le
pinceau, par le crayon, par le burin, transporté ensuite dans le
roman et sur le théâtre, n'arriva jamais à lasser la sympathie pu-
blique, ni à rencontrer nulle part des spectateurs indifférons.
Vers les premières années de la restauration, Horace Vernet, dans
l'opinion du plus grand nombre, n'avait donc pas uniquement l'im-
portance et l'autorité d'un très habile artiste : on honorait encore
en lui, et peut-être au fond de préférence au peintre, le défenseur
de la cause nationale, l'avocat du malheur, le vengeur de nos gloires
oubliées ou méconnues. Sans prétendi-e contester ni diminuer en
rien les mérites et la générosité du rôle qu'il prit à cette époque,
86 REVDE DES DEUX MONDES.
n est-il pas juste du moins de faire remarquer que ce rôle, si fave-
rable à la popularité d'un grand talent, n'en compromit nullement
le crédit auprès des représentans olïiciels du nouveau régime?
Non -seulement l'administration des Beaux-Arts s'était empressée
d'acquérir les toiles qui pouvaient raisonnablement trouver place
dans les palais royaux, — la Bataille de Toloza entre autres et le
Massacre des Mamelucks, — mais un prince du sang, le duc d'Or-
léans, se déclarait ouvertement le protecteur du jeune maître, et
composait presque exclusivement sa galerie d' œuvres dont il avait
lui-même prescrit et suivi jour par jour l'exécution. Un peu plus
tard, le roi Charles X allait au-devant de ce talent, sans prétendre
pour cela le détourner de sa route accoutumée, ni le confisquer
une fois pour toutes à son profit. 11 lui demandait, entre deux en-
treprises consacrées à de tout autres modèles et à des souvenirs
bien dilFérens, son propre portrait équestre, — un des meilleurs
ouvrages du peintre en ce genre, — et cette Bataille de Fontenoy
qu'on doit citer comme l'essai le plus heureux qu'Horace Vernet ait
tenté en dehors des scènes contemporaines et des sujets à figures
de petites proportions. Enfin, lorsque le moment fut venu de donner
un successeur à Guérin dans les fonctions de directeur de l'acadé-
mie de France à Rome, le roi choisit, parmi les noms qui lui étaient
présentés, celui d'Horace Vernet.
On le voit, rien en tout ceci qui ne soit, de part et d'autre, fort
étranger aux façons d'agir d'un persécuteur ou à l'attitude d'une
victime, et, s'il faut reconnaître les droits qu'avait Horace Vernet
aux encouragemens de tous les genres, il convient aussi de se rap-
peler que, pas plus alors que depuis, ces encouragemens ne lui
furent marchandés par personne. Disons plus : la faveur dont son
talent a été l'objet a pu entraîner parfois d'assez fâcheuses consé-
quences. En accueillant avec trop d'empressement ce talent en gé-
néral un peu futile, on courait le risque d'encourager aussi et de
propager dans l'art l'esprit d'aventure ou d'industrie, de même qu'en
essayant de s'opposer à la publicité de certaines œuvres, on n'arrivait
par là qu'à les rendre plus attrayantes encore en appelant sur elles
un surcroît d'intérêt et de curiosité. Aujourd'hui heureusement, à la
distance où nous sommes des faits, l'équité nous est facile; il y a
quarante ans, au milieu des intérêts et des passions en lutte, on pou-
vait, on devait même juger les choses avec moins d'impartialité et
de clairvoyance. On pouvait par exemple attribuer à une petite tra-
casserie administrative la grave signification et la portée d'un coup
(l'état, s'insurger de la meilleure foi du monde contre une tyrannie
absente ou simplement malîftlroite, opposer enfin un excès de zèle
pour les libertés de l'art et de la pensée à des mesures prescrites,
HORACE VERNET. 87
à tort ou à raison , en vue du bon ordre et de la pacification des
esprits. Aussi quoi de plus naturel en 1822 que le parti , pris par
Horace Vernet, d'en appeler à l'opinion de la décision du jury qui
avait cru devoir interdire à deux de ses œuvres l'accès du Salon?
Quoi de plus légitime, de plus nécessaire même aux yeux de tout
le monde que l'exposition publique ouverte, au lendemain de cet
échec, dans l'atelier du peintre, et que le bruyant succès qui s'en-
suivit?
Les tableaux en question n'avaient pas été, cela va sans dire,
exclus comme inférieurs en mérite à l'ensemble des tableaux admis;
mais le choix des sujets représentés, — l'un était la Bataille de Jem-
mapesj l'autre cette Défense de la barrière de Clichy que nous men-
tionnions tout à l'heure, — avait paru à la conscience un peu timo-
rée des juges une menace pour la tranquillité publique ou tout au
moins un choix intempestif. Bref, si l'on acceptait de grand cœur les
autres toiles envoyées par l'artiste, on refusait l'hospitalité du Louvre
à ces deux termes extrêmes de l'histoire militaire de la révolution
et de l'empire, à cette double image du premier élan de notre gloire
et de l'agonie de notre fortune. De là un refus non moins formel,
fait par Horace Vernet, de subir l'arrêt qui le condamnait en partie,
et la résolution, aussitôt exécutée que prise, d'exposer sous son
toit non-seulement les ouvrages qu'il avait soumis au jury, mais
encore des tableaux propres à rendre la protestation plus énergique
et plus complète; de là aussi une émotion bien autrement vive que
celle qui se serait produite au Salon, un empressement universel à
venir admirer ces toiles proscrites, dont deux membres de l'Aca-
démie française avaient publié la description, — avec plus de lyrisme
politique d'ailleurs que de sagacité critique et avec une obstination
singulière à découvrir ici « la fougue et le coloris de Rubens, » là
une (( imitation éloignée, il est vrai, de Giotto (1). » A quoi bon in-
sister, au surplus, sur ces enthousiasmes de l'esprit de parti ou sur
ces méprises de l'esprit littéraire? Quelles qualités pittoresques re-
commandent les tableaux peints par Horace Vernet à cette époque?
Dans quelle mesure ces œuvres honorent-elles l'intelligence qui les
a conçues et la main qui les a faites? Qu'ont-elles ajouté à la gloire
de notre école? Telles sont les questions qu'il convient surtout d'exa-
miner.
De toutes les scènes de guerre qu'Horace Vernet a retracées sur
la toile pendant un demi-siècle, celles qui résument le mieux, à
notre avis, les aptitudes naturelles et les caractères de son talent
(1) Salon d'Horace Vernet. Analyse historique et pittoresque des quarante -cinq
tableaux exposés chez lui en i822, par MM. Jouy et Jay, p. 2 et 8G.
88 REVUE DES DEUX MONDES.
sont, — outre la Bataille de Jemmapcs et la Barrière de CUchy,
qui figuraient l'une et l'autre à l'exposition particulière de 1822, —
les batailles de Valmy, de llanau et de Montmirailj c'est-à-dire des
tableaux antérieurs à la plupart des toiles signées de son nom qui
ornent aujourd'hui le musée de Versailles. Certes la seconde ma-
nière du peintre, — si tant est qu'on puisse qualifier ainsi des mo-
difications résultant beaucoup moins d'un parti-pris de transforma-
tion que des conditions nouvelles imposées par les sujets et par les
vastes dimensions des cadres, — certes cette habileté plus confiante
en soi, plus surprenante, si l'on veut, que par le passé, ne fait à
bien des égards que continuer les habitudes premières de ce talant
et en multiplier les témoignages. Au point de vue de l'exécution
brillante, de la facilité, de l'entrain, il y a même ici plutôt progrès
que déchéance; mais aussi quelque chose de plus arbitraire dans les
intentions, de plus artificiel dans le style, vient compliquer ce pro-
grès et en compromettre l'autorité. Les élémens de chaque compo-
sition acceptés presque sans contrôle, rapprochés chemin faisant et
au hasard de l'heure présente, l'ensemble de la scène et des lignes
morcelé en une multitude de groupes épisodiques, les combinaisons
de l'art enfin remplacées par les procédés de la chambre claire, les
formes d'expression propres à un tableau par l'éloquence diffuse
d'un panorama, — voilà ce qu'on rencontre souvent dans les œuvres
relativement récentes d'Horace Vernet. Celles au contraire qui ap-
partiennent à la première moitié de sa carrière se distinguent par
une recherche, sinon très profonde, au moins suffisamment atten-
tive, des moyens de coordonner les intentions partielles, de les
faire tourner au profit de l'aspect général , d'en composer un tout.
La Bataille de Jeinmapes^ entre autres, et la Bataille de Valmy
ont ce genre de mérite. Tout aussi empreintes de véracité, quant à
la reproduction des détails caractéristiques, que les œuvres qui vont
suivre, elles l'emportent sur celles-ci par l.i disposition pittoresque
et peut-être faut-il ajouter par la certitude de l'exécution. Je m'ex-
plique : jamais sans doute le pinceau d'Horace Vernet n'a manqué
de décision ni de savoir-faire. A l'époque en particulier où il cou-
rait si lestement sur les toiles destinées aux galeries de Versailles,
il était arrivé à donner a chaque touche une apparence si nette que
l'œilHu spectateur devait, au premier aspect, voir en action la main
du peintre et, pour ainsi dire, la prendre sur le fait; mais cette
touche propre , délibérée , sûre comme un paraphe , cette manière
sans repentir et sans rature s'accusent avec une complaisance qui
fait tort à l'expression intime, à la vraisemblance môme des objets
qu elles prétendent définir. On se préoccupe trop des moyens em-
ployés pour s'intéresser beaucoup au reste; on devine trop bien
HORACE VERNET. 89
comment l'artiste s'y est pris pour être dupe de l'illusion qu'il a
voulu produire, ou plutôt on lui accorde ce qu'il semble avoir eu
seulement à cœur d'obtenir, une confiance superficielle comme son
habileté même, une attention rapide comme le travail de sa pensée.
Au temps où il peignait les batailles de Jemmapes^ de Valmy^ de
Hanau et de Moiilmlrail, Horace Vernet avait probablement des
ambitions plus hautes, une opinion plus sérieuse de l'art et de sa
fonction. En tout cas, l'impression qu'on éprouve en face de ces
quatre toiles ne s'arrête pas aux surfaces de l'esprit, l'estime qu'in-
spire ici l'habileté de la pratique n'est pas seulement une réponse
à des provocations adroites, à une sorte de calligraphie pittoresque;
c'est la récompense légitime et réfléchie d'un talent qui, tout en
gardant ses coudées franches, ne s'étale pas pour le plaisir de s'im-
poser et de faire montre de lui-même. Dans la Bataille de Morit-
mirail surtout, l'aisance avec laquelle les détails multiples sont
indiqués n'usurpe ni ne contrarie l'attention due à l'effet général,
à la signification dramatique de l'ensemble. Le moment choisi est
celui où les chasseurs de la vieille garde, sous les ordres du maré-
chal Lefebvre, se précipitent sur l'ennemi et décident par cet effort
suprême le gain de la journée. L'horizon que les ombres du cré-
puscule ont déjà envahi, les restes d'une lueur blafarde qu'un triste
soleil d'hiver, à demi caché derrière les nuages, répand sur la cam-
pagne et sur les derniers bataillons qui la couvrent, tout, — jus-
qu'à cette croix que les balles des deux armées ont ébranlée sur sa
base, jusqu'à cet arbre effeuillé dont les branches semblent s'agiter
douloureusement sous les sifflemens du vent et de la mitraille, —
tout a une solennité mélancolique, une expression de grandeur
sinistre conforme au caractère historique de la scène. C'est l'image
d'une victoire encore, mais d'une victoire sans fête, d'une gloire
sans ivresse, d'un triomphe sans lendemain. La joie est absents de
tous ces cœurs héroïques qu'habitent seulement les souvenirs de
la patrie outragée, comme la lumière radieuse manque au théâtre
de la lutte, comme le soleil d'Austerlitz est absent du ciel de Mont-
mirail.
Si jamais Horace Yernet s'est élevé, dans la représentation d'une
action militaire, jusqu'au style poétique par la justesse même de
son coup d'œil, par la sincérité des émotions qu'il traduit, si, contre
les coutumes de son imagination plutôt active qu'étendue, il a
réussi à embrasser et à rendre les conditions morales en même temps
que les dehors d'un sujet, nul doute que la Bataille de Montniirail
ne marque dans la vie du peintre ce moment privilégié, cette heure
d'inspiration exceptionnelle. Aussi le tableau dont nous parlons nous
semble-t-il promis à une célébrité durable. On pourra y constater
90 REVUE DES DEUX MONDES.
certaines imperfections matérielles, reprocher quelque insuffisance,
non pas à l'harmonie générale des tons, mais au coloris de telles
parties, regretter que, suivant un terme du métier, « la pâte »
soit aussi mince, la touche inconsistante parfois jusqu'à la fluidité :
il est impossible en revanche qu'on méconnaisse les mérites qui
compensent, et au-delà, ces défauts. Le genre auquel appartient la
Bataille de Monlmirail une fois admis et toute proportion gardée
entre des œuvres et des qualités bien inégales, c'est à côté des
toiles qui honorent le plus l'art moderne qu'il faut placer l'œuvre
d'Horace Vernet, œuvre véritablement nouvelle, puisqu'elle n'a
de précédons ni dans notre école, ni ailleurs, qu'elle procède d'un
bout à l'autre d'un sentiment aussi original que le mode d'exécution
adopté, qu'enfin elle révèle chez l'artiste qui l'a peinte des facultés
spéciales dont il ne fera plus tard ni un plus heureux usage, ni un
aussi juste emploi (1).
Quelle que soit d'ailleurs, à ne considérer que relativement les
résultats, la distance qui sépare la Bataille de Montmirail, et en
général les batailles peintes par Horace Vernet vers cette époque,
des tableaux qu'il a exécutés après 1830, il ne s'ensuit pas, tant
s'en faut, que ceux-ci n'aient qu'une importance médiocre dans la
vie de l'artiste et dans l'histoire de notre école contemporaine. De-
puis les épisodes du Siège d'Anvers jusqu'à la Prise de Borne ou,
plus récemment encore, jusqu'à la Bataille de l'Ahna et la Messe
en Kabylie, trop de compositions présentes à toutes les mémoires
feraient justice d'une pareille assertion; trop de preuves se sont
succédé pour qu'il soit permis à personne de mettre en oubli ou en
doute cette habileté de plus en plus manifeste, cette inépuisable
fécondité. Ce que nous voulons dire seulement, c'est que, dans les
travaux d'Hoiace Vernet, appartenant aux vingt ou trente dernières
années, la pratique, à force d'affirmer sa promptitude et sa har-
diesse, ne laisse pas d'étourdir le regard, qu'il importait de per-
suader. A force de s'escrimer à tout propos, de ferrailler avec les
difficultés de la tâche, le pinceau arrive à produire une sorte de cli-
quetis pittoresque où les lignes se démentent, se heurtent, s'inter-
(1) La Bataille de Monlmirail ornait encore la galerie du Palais-Royal au moment de
la révolution de février 1848. On sait qu'au lendemain de cette révolution, une horde
de malfaiteurs envahit les appartemens du palais, et qu'elle lacéra, dcHruisit ou vola
tous les tableaux qui s'y trouvaient. Comme le Gustave Wasa d'Hersent, comme les
deux chefs-d'œuvre de Robert, la Femme napolitaine pleurant sur les ruines de sa
maison et V enterrement , comme tant d'autres toiles diversement regrettables, le
tableau d'Horace Vernet disparut dans cette heure honteuse. Retrouvé un peu plus tard
et mis on vente au mois d'avril 1851, il appartient aujourd'hui à M. le marquis d'Hert-
ford, qui l'a fait restaurer sous la direction d'Horace Vernet, ainsi que les trois autres
batailles, dont il est aussi le possesseur, — Jemmapes, Valmy et Hanau.
HORACE VERNET. 91
rompent, où le colons naturel s'anéantit sous la violence des reflets,
comme le sens primitif de la scène s'amoindrit ou se perd au mi-
lieu des commentaires et des explications accessoires. Certes l'agi-
tation est de mise dans des sujets de cet ordre, oui, cela est évident :
il n'y a de salut pour un peintre de batailles que dans la verve de
l'exécution et dans la multiplicité des épisodes; mais encore faut-il
que cette verve ne dégénère pas en pur esprit d'aventure, que ces
épisodes, si curieux, si intéressans qu'ils soient, laissent aux faits
principaux leur relief et à l'aspect du tableau son unité. Un des torts
d'Horace Vernet est d'avoir méconnu souvent cette loi essentielle,
de s'être contenté de juxtaposer des figures et des objets inanimés,
des formes et des tons, là où il avait le devoir de grouper ces divers
élémens, et de les combiner entre eux pour en déduire un effet gé-
néral. Nous ne parlons pas de la Smala d'Abd-el-Kader, œuvre
tout exceptionnelle par les dimensions, immense frise dont un seul
coup d'oeil ne saurait embrasser l'ensemble, et qu'il a été nécessaire
par conséquent de diviser en une série de compositions correspon-
dant chacune à un point de vue particulier. Il y avait là en réalité
un tour de force à accomplir plus encore qu'un tableau à faire, et
cette étrange tâche une fois donnée, personne, il faut le reconnaître,
ne s'en fût acquitté avec autant d'aisance, d'adresse et de bonne
grâce; mais dans d'autres cas où les règles ordinaires de l'art pou-
vaient et devaient être mieux observées, lorsqu'il s'agissait par
exemple de représenter sur un champ moins démesurément vaste
la Bataille d'Isly^ pourquoi recourir à peu près au même mode de
composition? Pourquoi cette ordonnance morcelée,, ces groupes
éparpillés, ces mille détails qui se disputent les regards et décon-
certent l'attention? Pouvons-nous ne pas ajouter que le modelé des
corps, quels qu'ils soient, est trop uniforme, le coloris trop inva-
riablement cru ou lustré, et qu'il résulte de cette monotonie cha-
toyante, pour ainsi dire, je ne sais quelles aigres consonnances
aussi étrangères à la vigueur des inspirations que contraires à l'har-
monie ?
Telles sont les imperfections qui déparent en général les ouvrages
d'Horace Yernet, et plus particulièrement ceux qu'il a produits dans
la seconde moitié de sa vie : imperfections très notables assurément,
mais à l'égard desquelles il faut craindre d'exagérer la justice. De-
puis quelques années, les artistes et la critique ne se sont peut-être
pas assez tenus en garde contre cet excès. On a jugé sévèrement les
défauts, sauf à n'examiner qu'avec une extrême réserve, à dédai-
gner même des qualités tout aussi considérables. Aux bruyans suc-
cès faits au peintre par le gros du public, les hommes du métier
ont opposé parfois des protestations non moins énergiques, plus
92 RE7UE DES DEUX MONDES.
faciles d'ailleurs à résumer en paroles qu'à convertir en exemples
pratiques, en actes parfaitement concluans. N'en va-t-il pas en effet
des scènes militaires peintes par Horace Vernet au grand scandale
de certains puristes comme des Ubrctli que la plume de Scribe a
livrés pendant tant d'années aux applaudissemens de la foule et aux
arrêts rigoureux des lettrés? Rien de plus aisé ni de plus légitime
que de reconnaître et de signaler les côtés défectueux de pareils
travaux; rien de plus rare toutefois, même parmi les plus habiles,
que l'art de se plier ainsi aux conditions du genre, et d'arriver, le
cas échéant, à faire mieux ou seulement aussi bien. Les tableaux de,
bataille que nous ont donnés, sous le dernier règne, des peintres
d'histoire ou de portrait démontrent assez la supériorité du talent
d'Horace Yernet dans ce genre spécial. Quant aux meilleurs témoi-
gnages fournis à cette époque ou depuis par les peintres de batailles
de profession, quelle valeur secondaire n'ont-ils pas, de quelles hé-
sitations, de quelle froideur ne semblent-ils pas porter l'empreinte,
lorsqu'on se rappelle les preuves, tout autrement significatives, qui
s'étalent sur les murs de la salle de Constanlùie, dans le palais
de Versailles! Seul, Horace Vernet pouvait, en représentant V At-
taque de la citadelle d'Anvers, trouver le secret de nous intéresser
à une scène presque sans action , à une sorte de conseil de guerre
tenu entre les chefs de l'armée dans l'intérieur d'une tranchée,
tandis que les bombes lancées contre la place font mystérieusement
leur office, et que les événemens qui amèneront la capitulation s'ac-
complissent loin de nos regards. Lui seul aussi, en traitant un sujet
tout contraire, — les Colonnes d'assaut gravissant la hrè'he de Con-
stantine, — était en mesure d'exprimer à souhait la tumultueuse
énergie de ce rude effort, ce pêle-mêle de combattans et de débris,
cette montagne vivante s'élevant sur une montagne de murs écrou-
lés et de terrains glissans, cette vague humaine heurtant de toute
son impétuosité, de toute sa furie, et les obstacles qu'elle a déjà
renversés, et ceux qui protègent encore la proie qu'elle va conqué-
rir. Jamais l'héroïque confusion d'un assaut n'a été rendue avec
plus de vraisemblance, jamais la turbulence d'une foule en armes
décidée à vaincre et déjà au moment de saisir la victoire n'a été
plus vivement, plus franchement reproduite. Qu'on ne trouve pas là
un tableau, c'est-à-dire un ensemble de lignes et de couleurs se
pondérant les unes les autres, une image auguste de l'idéal, une
composition régulière ayant son centre principal et sa circonférence,
son foyer de lumière et ses rayonnemens, son origine et ses consé-
quences choisies, — je le veux bien. A coup sûr, on ne refusera pas
d'y reconnaître un portrait saisissant de la réalité et le bulletin mi-
litaire le plus véridique qu'il appartienne au pinceau de tracer.
HORACE VERNET. 93
Le tableau que nous venons de rappeler et quelques autres, au
premier rang desquels il faut citer V Attaque de la porte de Constan-
tine par le Ueuleivint-eolonel de Lamoricière^ suffiraient pour at-
tester l'insigne habileté d'Horace Yernet à figurer le mouvement,
l'élan collectif, l'intrépidité en action. Une toile au moins aussi re-
marquable, — VOuverlure de la brèche de Co?istanline, — montre
avec quelle sagacité il savait deviner et traduire les mâles émotions
qui précèdent la lutte, avec quelle rare justesse dans le choix des
attitudes, dans l'expression des physionomies il donnait à l'immobi-
lité môme les caractères de la vie. Ici encore l'intérêt dramatique
résulte tout entier de l'uniformité des élémens; seulement, au lieu
d'une masse d'hommes courant simultanément au-devant du péril
ou de la mort, on ne voit guère que des soldats au repos, attendant
le moment d'aller les affronter l'une et l'autre. Déjà une partie de
la première colonne s'ébranle et va escalader le monticule qui s'é-
lève au pied de la brèche ; mais le reste des troupes n'a pas reçu
encore le signal de l'assaut. Au second plan, le commandant en
chef, le général Valée, assis sur l'atTût d'un canon, donne aux offi-
ciers qui l'entourent les dernières instructions, tandis que le duc de
Nemours, commandant du siège, indique de la main aux troupes les
remparts de la ville et l'âpre chemin qui y conduit. Sur le devant
du tableau et perpendiculairement à la ligne d'horizon, plusieurs
compagnies d'infanterie semblent se recueillir dans un calme plein
de glorieuses promesses pour nos armes, de menaces terribles pour
l'ennemi. A voir ces braves gens qui acceptent le poids de l'attente
d'un cœur si ferme, d'un front si virilement serein, qn sent qu'ils
ne seront pas plus troublés tout à l'heure. La minute qui les sé-
pare du combat, de la mort peut-être, n'amènera ou ne fera que con-
tinuer, sous de nouvelles formes, le même dévouement au devoir. Et
quelle vérité dans les types, quelle spirituelle exactitude dans l'imi-
tation de la tournure et du costume militaires, quelle fine intelli-
gence des habitudes particulières aux soldats de chaque arme ou de
chaque campagne! En cela comme en toute chose, Horace Vernet
n'emprunte rien, ne doit rien qu'à lui-même et à ses propres sou-
venirs. Il a vu de ses yeux , compris sans le secours de personne,
formulé sans l'intermédiaire d'aucune tradition ces différences ca-
ractéristiques. Après avoir peint, suivant leurs apparences variées
et dans le sens exprès de leurs allures, les volontaires de 1792 et
les grenadiers de la garde impériale, les gardes nationaux de Paris
en 1814 et les artilleurs du siège d'Anvers, il a dégagé avec la même
certitude la physionomie de notre nouvelle armée; il s'est assimilé
aussi facilement, aussi complètement le soldat d'Afrique ou de Cri-
mée, depuis les plis de la guêtre jusqu'à la manière de porter le
havre-sac et le képi, depuis les détails matériels et la lettre de la
94 REVUE DES DEUX 3I0NDES.
tenue d'ordonnance jusqu'aux modifications résultant de la pratique
de la guerre, du climat ou de la coutume. Ce n'est donc pas simple-
ment par la représentation des faits, mais encore par une fidèle
image des mœurs, que l'histoire de notre temps vit et se perpétuera
dans les tableaux d'Horace Vernet. La seule énumération des sujets
qu'il a traités oiTrirait un sommaire exact de nos annales militaires
depuis la fin du dernier siècle : la souplesse avec laquelle son talent
s'est approprié aux caractères successifs, aux phases diverses de
cette glorieuse histoire, achève d'accréditer les enseignemens qu'il
nous lègue et d'en assurer l'autorité pour l'avenir.
En essayant de caractériser ici la manière et les œuvres d'Horace
Vernet, nous nous sommes attaché de préférence à un certain ordre
de travaux. Nous reprochera-t-on pour cela d'avoir méconnu d'au-
tres titres, d'avoir volontairement amoindri, en la réduisant au rôle
d'un peintre de batailles, l'importance d'un artiste qui, depuis les
sujets de genre, de chasse, de paysage et de marine jusqu'aux plus
graves données de l'histoire, a tout envisagé, tout abordé, tout
ti'aduit? Sans doute il faut tenir compte de cette facilité singulière,
mais à la condition de ne l'estimer qu'à son prix, et d'y reconnaître
bien moins l'universalité absolue des aptitudes qu'une mobilité in-
tellectuelle servie, inspirée même par l'extrême adresse de la main.
N'est-ce pas au reste comme peintre de batailles qu'Horace Vernet
mérite d'être compté parmi les maîtres de notre temps? N'est-ce
pas dans la peinture des scènes militaires telles que les a faites la
civilisation moderne qu'il a le plus nettement accusé son originalité,
le mieux réussi à exprimer sous des formes familières et complètes
ce qu'on ne savait autrefois qu'écourter à l'excès ou revêtir d'une
majesté de convention? Sur ce terrain, qu'il a occupé le premier et
qui lui appartient en propre, il demeure à l'abri des revendications
et des attaques, il défie toute comparaison : partout ailleurs on trou-
verait à lui opposer mieux que des rivaux. Que devient par exemple
son habileté, très incontestable pourtant, à peindre les chevaux,
lorsqu'on rapproche cette manière élégante jusqu'à la recherche du
style large et de la robuste manière de Géricault? 11 suffira, pour
apprécier cette dilTérence, de se souvenir des éludes peintes ou
lithographiées par celui-ci en face de Mazeppa ou de telle autre
scène du même genre retracée par Horace Vernet. Les paysans ita-
liens qui lui ont servi de modèles ont-ils eu à ses yeux et sous son
pinceau cette mâle beauté, cette grâce énergique qu'avaient su
pressentir et rendre M. Schnetz et Léopold Robert? Il faudrait plus
que de l'indulgence pour estimer à l'égal du Vœu à la Madone et
des Moissonneurs des toiles comme le portrait de Viltoria d'Albano
^t la Confession d'un Brigand.
Dans le genre historique proprement dit, les œuvres qu'a lais-
HORACE VERNET. 95
^ées Horace Vernet autoriseraient des comparaisons plus redou-
tables encore et de plus sévères jugemens. Quelques-unes, il est
vrai, — et VArreslation des Princes en 1650 est du nombre, — dis-
simulent en partie l'exiguïté des intentions sous les coquetteries de
la mise en scène, sous un faux air de bonhomie dans le style qui
peut jusqu'à un certain point faire illusion, et que les caractères
anecdotiques du sujet ne laissent pas d'ailleurs d'excuser; mais là
où il s'agit de sujets plus graves à tous égards et plus vastes, là où
il faut à tout prix provoquer une émotion dramatique ou éveiller en
nous l'idée du beau, de pareilles ruses ne sauraient suffire et sont
facilement percées à jour. Qu'importent, dans Judith et Holopherne,
le sommeil souriant de la victime, les regards étincelans du bour-
reau, si le contraste n'aboutit qu'à l'exagération et à la grimace?
A quoi bon ce luxe d'ornemens, ces minutieux détails de mœurs, ce
geste violent et ce grand sabre, puisque le tout ne peut nous donner
le change sur des inspirations absentes et nous montrer rien de
plus qu'un jeu de scène entre deux acteurs? Même contrefaçon du
théâtre, même impuissance à racheter par l'éclat des accessoires
et des costumes les faiblesses du sentiment dans le plafond qui
représente au Louvre Jules II ordonnant les travaux de Saint-
Pierre^ dans Edith au col de cygne^ dans le Pape Pie VIII porté
sur la sedia pontificale, ou, plus évidemment encore, dans la Ren-
contre de Michel- Ange et de Raphaël au Vatican.
De pareilles œuvres, au surplus, n'intéressent et ne sauraient
compromettre que les conditions ordinaires, la dignité extérieure de
la peinture d'histoire. Pourquoi faut-il que le talent d'Horace Vernet
n'ait pas craint de s'aventurer en plus haut lieu encore et d'intro-
duire ses habitudes de familiarité excessive jusque dans l'interpré-
tation des livres saints? Nous voulons parler non pas d'un Christ
au roseau, qui ne mérite en vérité qiie le silence et l'oubli, mais de
ces nombreuses compositions sur des sujets bibliques où le peintre
transcrit le plus littéralement qu'il peut les souvenirs de ses voyages
en Afrique : innovations fâcheuses en vertu desquelles les patriarches
et les prophètes, la mère d'Ismaël comme l'épouse d'Isaac, tous les
personnages de l'Ancien Testament, toutes les figures consacrées
par la tradition de tant de siècles se transforment pour nous en
personnages contemporains , et nous apparaissent sous le burnous
d'Abd-el-Kader ou sous les vêtemens tramés d'or et de soie des
femmes de la Smala.
Pour justifier la tentative d'Horace Vernet, objectera-t-on que les
maîtres avaient défiguré la Bible en privant les commentaires pitto-
resques qu'ils en donnaient de tout caractère ethnographique, que,
les Arabes ayant à peu près conservé les habitudes des premiers
96 REVUE DES DEUX MONDES.
peuples, ils doivent aussi en garder la ressemblance clans leur cos-
tume, qu'enfin, sous le rapport de la vérité locale, il y a moins loin
d'un Bédouin de nos jours à un patriarche de l'ancienne loi que, de
celui-ci à telle image arbitraire qu'aura tracée quelque grand ar-
tiste de la renaissance ? La question a été résolue, et à notre avis
sans réplique, par un écrivain à qui la délicatesse de son goût,
aussi bien que son expérience personnelle de l'art et du pays, as-
sure en pareille matière une compétence parfaite. « Costumer la
Bible, dit M. Eugène Fromentin, c'est la détruire, comme habiller
un demi-dieu, c'est en faire un homme. La placer en un lieu re-
connaissable , c'est la faire mentir à son esprit; c'est traduire en
histoire un livre anté- historique. Comme à toute force il faut vêtir
l'idée, les maîtres ont compris que dépouiller la forme et la simpli-
fier, c'est-à-dire supprimer toute couleur locale, c'était se tenir
aussi près que possible de la vérité Donc, hors du général, pas
de vérité possible dans les tableaux tirés de nos origines , et bien
décidément il faut renoncer à la Bible, ou l'exprimer comme l'ont
fait Raphaël et Poussin. » Et, un peu plus loin, M. Fromentin ajoute
avec tout le sentiment et la clairvoyance d'un peintre : « Oui, ce
peuple possède une vraie grandeur. Il la possède seul, parce que,
seul au milieu des civilisés, il est demeuré simple dans sa vie, dans
ses mœurs, dans ses voyages. Il est beau de la continuelle beauté
des lieux et des saisons qui l'environnent. Il est beau surtout parce
que, sans être nu, il arrive à ce dépouillement presque complet des
enveloppes que les maîtres ont conçu dans la simplicité de leur
grande âme. Seul, par un privilège admirable, il conserve en hé-
ritage ce quelque chose qu'on appelle biblique, comme un parfum
des anciens jours; mais tout cela n'apparaît que dans les côtés les
plus humbles et les plus effacés* de sa vie. Et si, plus fréquemment
que d'autres, il approche de l'épopée, c'est alors par l'absence môme
de tout costume, c'est-à-dire en cessant d'être Arabe en quelque
sorti pour devenir humain. Devant la demi-nudité d'un gardeur de
troupeaux, je rêve assez volontiers de Jacob. J'aflirme au contraire
qu'avec le burnous saharien ou le mark' la de Syrie on ne repré-
sentera jamais que des Bédouins (1). »
Les reproches qu'on a le droit d'adresser au talent et aux travaux
d'Horace Vernet sont donc de plus d'une sorte, et il serait facile, sur
ce point, de faire la part plus large encore à la critique. Quelques
mots suffiront toutefois pour compléter l'expression de notre pensée
et pour tirer une conclusion des divers exemples que nous avons
proposés. Horace Vernet, — nous ne parlons ici que de sa vie pu-
(I) Un Été dans le Sahara, p. 01-03.
HORACE VERNET. 97
blique et des faits qu'il appartient à chacun de juger, — Horace
Vernet a pu commettre des oublis, des imprudences, des fautes
même. N'accusons pourtant pas plus sévèrement que de raison ces
torts, où tout n'est pas réel. Talent toujours dispos et prompt à
agir, esprit plus apte à saisir le côté extérieur et la physionomie
des choses qu'habile à en scruter la signification intime et le fond,
Horace Vernet, incessamment tourmenté du besoin de produire,
n'avait ni le loisir de se souvenir du passé et de s'émouvoir ail-
leurs qu'en face de la tâche présente, ni l'ambition de formuler
rien de plus que l'image textuelle d'un fait. Vainement on cherche-
rait dans l'ensemble de ses œuvres l'expression continue d'une doc-
trine, le développement de certains principes une fois adoptés. Les
sujets si divers qu'il a traités à tour de rôle, et toujours avec un
parfait détachement de ses préoccupations antérieures ou pro-
chaines, — ces emprunts alternatifs aux bulletins de nos expédi-
tions militaires et aux livres saints, à l'histoire de nos révolutions
politiques et aux chants des poètes, — ces caricatures en regard de
vignettes pour les Fables de La Fontaine ou pour la Henriade^
pour le théâtre de Molière ou pour les tragédies de M. de Jouy, —
cette longue série de portraits où figurent des princes et des fonc-
tionnaires de tous les régimes, des hommes célèbres à des titres
radicalement contraires, depuis les héros de nos champs de bataille
jusqu'à des héros de cour d'assises, — tout cela trahirait une singu-
lière indifférence en matière de thèmes pittoresques, s'il n'était plus
juste d'y reconnaître la mobilité naturelle et la curiosité d'une ima-
gination facile à s'éprendre de ce qui a pour soi l'éclat, la renom-
mée, ou seulement le bruit.
Au point de vue de l'art et de la pratique, la manière d'Horace
Vernet s'explique ou s'excuse par des considérations analogues. Qua-
lités et défauts, tout procède chez lui de facultés à la fois rares et
vulgaires, solides et frivoles, d'un mélange extraordinaire de bonne
foi et de ruse , de précision et de prolixité , de franche imitation du
vrai et d'habileté factice. Le vrai dans son expression absolue, l'imi-
tation scrupuleuse de la réalité, voilà pourtant, suivant les propres
paroles d'Horace Vernet, le principe unique comme l'unique fin de
l'art; tels étaient les termes où il résumait toute sa poétique, toutes
ses croyances, tous ses devoirs. « Quand je veux peindre un ta-
bleau, avait-il coutume de dire, j'ouvre ma fenêtre et je regarde. »
Or cette fenêtre qui devait fournir le plein jour à sa pensée et à ses
yeux, d'où vient qu'il se soit contenté si souvent de l'entre-bâiller?
N'interrogeait-il pas sa mémoire plus assidûment encore que la na-
ture, et ne lui est-il pas arrivé nombre de fois de se fier à l'adresse
de sa main au moins autant qu'à l'autorité de ses modèles?
TOME XLIV. 7
98 REVUE DES DEUX MONDES.
Non, quoi qu'on puisse prétendre à ce sujet, quoi qu'il ait pu
penser lui-même de son abnégation et de son respect pour le vrai,
la qualité distinctive du brillant peintre que notre école vient de
perdre n'aura été ni cette sincérité magistrale avec laquelle le génie
s'assimile et met en relief les grands caractères de la réalité, ni
même cette véracité plus humble qui résulte, — chez les petits
maiti-es des Pays-Bas par exemple, — de la contemplation patiente,
de l'analyse impartiale. La véracité du pinceau d'Horace Yernet est
toute relative et d'ailleurs aussi peu exempte de partialité que son
habileté même. L'interprétation personnelle, l'intention ingénieuse
avant tout, l'empreinte dans chaque partie du travail d'une pensée
alerte et d'une science sans préméditation, mais non certes sans
originalité et sans grâce, — voilà ce qui vivifie ce talent, voilà ce
qui en constitue les principaux mérites*: talent agile et souple plu-
tôt que robuste, reluisant plutôt que fortement trempé, mais qui
n'en a pas moins une valeur et un éclat considérables. Très Fran-
çais en ce sens qu'il sait découvrir dans un sujet les côtés les plus
propres à séduire l'esprit, qu'il donne à l'image des choses l'accent
de la vraisemblance morale et une signification presque littéraire,
qu'en un mot il écrit ce qu'il a conçu avec une netteté que compro-
mettraient peut-être des préoccupations plus strictement pittores-
ques, — l'auteur de tant de compositions très honorables après tout
pour notre école, le créatem- d'un genre où il ne devait pas trouver
d'égal, un tel peintre, quels que soient d'ailleurs ses défauts, mérite
notre reconnaissance et commande nos hommages. Qu'il n'arrive
pas à contenter pleinement les délicats, qu'on ait le droit de lui
reprocher, même en face de ses meilleurs ouvrages, certaines la-
cunes dans l'invention et dans le sentiment, c'est ce que nous n'en-
tendons nullement contester. 11 est impossible toutefois qu'on lui
marchande une place parmi les artistes supérieurs, non pas au rang
des maîtres qui ont le privilège de nous émouvoir profondément et
de nous convaincre, mais à côté de ceux qui réussissent le plus fa-
cilement à récréer notre intelligence, et dont le lot est de plaire à
première vue, d'avoir tout d'abord raison de nos scrupules et de
nous intéresser en se jouant.
Henri Delaborde.
SOUVENIRS
D'ASIE-MINEURE
I.
L'OLYMPE GALATB ET LES TURCS D'ANATOLIE.
A la fin du mois de mars 1861, je quittais la France, chargé
d'une mission scientifique en Asie-Mineure. J'avais pour compa-
gnons, désignés sur ma demande, MM. Edmond Guillaume, archi-
tecte, pensionnaire de l'académie de France à Rome, et Jules Delbet,
docteur en médecine. Dans les derniers jours d'avril, ils me rejoigni-
rent à Gonstantinople, où j'étais depuis trois semaines déjà, occupé
à chercher les deux serviteurs sans lesquels on ne peut songer à
s'engager dans l'intérieur de FAnatolie : un drogman^ c'est-à-dire
un interprète, et un cavas ou gendarme.
Rien n'était plus important que le choix de ces deux hommes; la
réussite ou l'insuccès de l'entreprise en dépendait en grande par-
tie. Il fallait des gens sur qui l'on pût compter, dont l'activité, la
fidélité et l'énergie ne fissent point défaut au moment critique. J'a-
vais beau parler couramment le grec et comprendre un peu le turc,
il est bien des circonstances où il faut s'en rapporter à son drog-
man, bien des négociations délicates où l'on ne peut traiter et con-
clure que par son entremise. C'est lui qui devra faire tous nos
achats, et s'il nous vole, les frais du voyage s'en trouveront sensi-
blement augmentés. Si, comme tant de drogmans, il sait d'une
100 REVUE DES DEUX MONDES.
manière iiisufîisante ou la langue que nous parlons ou la langue du
pays, il rendra mal notre pensée, et ne nous donnera que des ren-
seignemens inexacts et tronqués; si, comme il arrive le plus souvent,
il est raiiiy c'est-à-dire sujet turc non musulman, il n'osera pas tra-
duire mot pour mot les reproches souvent très vifs qu'il faut savoir
adresser aux autorités turques, et, comme Balaam, il bénira quand
on l'aura chargé de maudire. Un bon drogman est chose presque
introuvable, comme l'atteste un dicton populaire à Péra : « Les trois
fléaux de Gonstantinople, ce sont les incendies, la peste et les drog-
Tuans. »
Quant au gendarme qui devait nous escorter, ses fonctions étant
moins complexes et moins importantes, il y avait plus de choix;
mais là aussi il eût été imprudent de se décider à la légère. Il fallait
trouver un Turc, mais un Turc qui eût fréquenté les Européens sans
prendre leurs vices, qui eût conservé la droiture et la fidélité natu-
relles à sa race, et qui en même temps eût un peu perdu, sinon de
sa religion, au moins de ses préjugés et de ses antipathies reli-
gieuses. J'allumai donc ma lanterne, et m'en allai frappant à toutes
les portes pour trouver un cavas et un drogman modèles.
Les candidats ne manquaient pas, surtout pour cette dernière place.
Enfin, après bien des allées et venues, bien des questions et des en-
quêtes, j'arrêtai un drogman et un cavas nommés Charles Michel et
Méhémed-Aga. Accompagnés de ces deux serviteurs et traînant après
nous un assez lourd bagage, nous partîmes de Gonstantinople, le
2 mai, par le bateau à vapeur de Nicomédie. En deux mois, nous
vîmes une partie de la Bithynie et de la Mysie, le nord de la Phrygie
et de la Galatie occidentale. Pour nous, comme pour leS-deux hommes
que nous voulions voir à l'œuvre avant de nous enfoncer au centre
de r Asie-Mineure, ce n'était encore là qu'un voyage d'essai. L'é-
preuve fut favorable. MM. Guillaume et Delbet s'étaient aussi vite
accoutumés que moi-même à cette vie nouvelle, si rude et si char-
mante : l'un et l'autre restaient maintenant, sans sourciller, douze
heures à cheval, et dormaient à terre comme des bienheureux, roulés
dans leur couverture, sans autre oreiller que leur selle. La saison
d'ailleurs aVait été exceptionnellement fraîche, et nous n'avions pas
souffert de la chaleur dans la région boisée où nous nous étions
tenus pendant presque tout le cours de cette excursion. Enfin j'avais
eu la main heureuse, et nos deux serviteurs étaient de braves gens,
à qui déjà nous étions attachés.
Notre drogman, Charles Michel, ne payait pas de mine; il avait
à peu près soixante-dix ans : il était court, trapu, assez mal bâti; il
louchait, et ses sourcils épais, son fez enfoncé jusque sur les yeux,
sa barbe blanche toujours en désordre, lui donnaient quelque chose
SOUVENIRS d'aSIE-MINEURE. 101
(l'étrange et de sauvage; mais il avait un corps de fer. Depuis l'âge
de onze ans, il ne cessait de voyager, et, de Londres à Bombay, il
avait été un peu partout. Il dormait à cheval comme dans son lit, la
tête appuyée sur le tuyau de sa pipe de cerisier. Né à Gonstanti-
nople de père et mère français, les pachas, caïmacans et mudirs
ne lui inspiraient aucune terreur, et quand nous le chargions de
gronder quelqu'un de ces illustres personnages, il nous faisait tou-
jours bien plus hautains et plus impérieux que nous ne l'étions réel-
lement : ce n'était au reste que demi-mal. Non-seulement il parlait
un turc fort élégant, et à l'occasion l'arabe et le persan, mais il sa-
vait aussi ses Orientaux sur le bout du doigt, les côtés par où il
faut les prendre, ce que l'on peut oser, ce qu'on doit éviter à tout
prix. Ce qui nous semblait étrange, c'est qu'ayant toujours vécu
dans ce milieu, ayant erré de place en place et fait toute sorte de
métiers, il ne fût pas devenu un franc coquin. On m'avait garanti
sa probité à l'ambassade, où on le connaissait depuis quarante ans;
nous acquîmes bientôt la conviction qu'il ne nous volait pas d'un
sou, et qu'il prenait nos intérêts avec ardeur. Rusé comme un Grec
doublé d'un Persan, il avait joué dans sa jeunesse, à des chrétiens
et à des Turcs indifféremment, des tours pendables qu'il nous ra-
contait lui-même, pour égayer la route, avec un certain amour-
propre d'auteur; mais soutenu peut-être par quelques souvenirs
d'enfance, désireux de faire honneur à son nom de Français, dont
il était très fier, il avait cherché bientôt à conquérir une réputation
d'honnête homme qu'il mettait tout son orgueil à conserver. Le pli
désormais était pris. Ge qui d'ailleurs le forçait à marcher droit,
c'est qu'il avait grand' peur de l'enfer. Il se sentait vieux, il savait
qu'un accès de fièvre pouvait l'emporter au premier jour dans quel-
que hameau d' Anatolie, et il n'était pas du tout rassuré sur les suites,
quoiqu'il donnât aux prêtres, pour lui dire des messes, une bonne
partie de l'argent qu'il gagnait. En revanche, si sa piété ou plutôt
sa dévotion l'empêchait, ce qui est déjà bien quelque chose, d'être
un fripon, elle ne lui enseignait pas la charité. Il méprisait pro-
fondément les Turcs; mais il détestait encore plus les schisma-
tiques de toutes les espèces. Je n'ai jamais osé lui avouer que j'étais
protestant; son caractère en fût peut-être devenu plus insuppor-
table encore. Il était quinteux, bourru, et dans les petites choses
il mentait comme un arracheur de dents toutes les fois que le men-
songe ne lui paraissait pas avoir assez d'importance pour être porté
là-haut à son compte sur le grand-livre. Malgré tous ces défauts,
nous n'en étions pas moins enchantés d'avoir rencontré Gharles, et
très reconnaissans pour ceux qui nous l'avaient procuré.
Le cavas était moins original, moins amusant et moins désa-
102 REVUE DES DEUX MONDES.
gréable que le drogman. Né à Kharpout, en Arménie, il avait beau-
coup voyagé en Asie, c'était un infatigable cavalier; en même temps
le service qu'il faisait depuis deux ans, quand nous l'avions pris,
comme zaptié ou soldat de police dans la garde de Péra, lui avait
fait connaître et aimer les Européens. Traité par nous avec égards,
il paraissait honnête, lui aussi, ce qui est bien moins rare chez les
serviteurs turcs que parmi les domestiques chrétiens du Levant
C'est lui qui portait notre firman; il courait en avant pour le mon-
trer aux autorités et nous faire préparer un gîte et un repas. Ce hé-
ros de la guerre sainte avait un talent tout particulier pour cirer les
souliers.
En rentrant à Constantinople, nous y trouvâmes du nouveau. Le
sultan Abd-ul-Medjid était mort depuis quelques jours et avait été
remplacé sans difficulté par son frère Abd-ul-Aziz. Le jeune souve-
rain paraissait très populaire. Les chrétiens toutefois le soupçon-
naient de tendances rétrogrades; il songeait, assurait-on tout bas, à
abolir le ianzimaty à revenir sur les réformes de son frère et de son
père, à rétablir le corps et le nom des janissaires. Quelques musul-
mans aussi ne s'étaient pas laissé gagner par l'enthousiasme géné-
ral, et gardaient, au milieu de ce concert d'éloges anticipés, leur
inquiétude et leur doute persistant. De ce nombre était notre fidèle
cavas, Méhémed-Aga. Nous causâmes plusieurs fois du changement
de règne; je lui rapportai ce que l'on m'avait raconté, et je lui de-
mandai à cette occasion s'il n'espérait pas pour son pays des jours
meilleurs : sa réponse, pleine de tristesse et d'amertume, me frappa.
Il n'espérait ni ne se réjouissait. Ce n'était pourtant pas qu'il aimât
Vbd-ul-Medjid. «Le dernier sultan ne savait, disait-il, que boire
du raki et faire des enfans. » Ce n'était pas non plus qu'il pensât
du mal d' Abd-ul-Aziz; comme zaptié, il avait eu souvent l'occasion
d'accompagner Aziz-Effendi , ainsi qu'on disait alors, et il avait été
frappé de sa dignité et de sa tenue, « mais, ajoutait-il, depuis Amu-
rat, le vainqueur de Bagdad, il n'est pas de sultan qui n'ait été pire
que son prédécesseur : Mahmoud ne valait pas Sélim, Abd-ul-Medjid
ne valait pas Mahmoud, celui-ci ne vaudra pas Abd-ul-Medjid. On
annonce, — ceux qui connaissent l'avenir, — que pendant sept ans
le nouveau sultan régnera glorieusement, et que l'empire semblera
se relever; mais ensuite viendront les grands malheurs et les der-
nières catastrophes. Le temps des Ottomans est passé, disent nos
livres. »
C'était donc au début d'un nouveau règne que nous allions visiter
une des parties les moins connues de l'empire turc, et le moment
était favorable pour rechercher ce qu'il y avait de fondé dans les
tristes prédictions de notre cavas. On ne peut guère mieux juger la
SOUVEINIRS d'aSIE-3IINEURE. 103
Turquie sur ce qu'un Franc voit de Gonstantinople que la Grèce sur
ce qu'on aperçoit du Pirée et d'Athènes. Aussi ne vîmes-nous pas
sans joie arriver ie moment de quitter une seconde fois Péra et de
nous remettre à étudier ce monde si différent du nôtre, à épeler
quelques mots de ce livre étrange et mystérieux. Je ne sais quel
démon, que connaissent bien tous ceux qui ont eu la passion des
voyages, et qui maintenant même n'a pas cessé de me hanter, nous
poussait à changer de place et à voir encore du nouveau. Le 15 juil-
let, à cinq heures du soir, nous nous embarquions sur le Caire ^
bâtiment des Messageries impériales, qui devait nous déposer à
Erekli, l'ancienne Héraclée-Pontique ; de là nous gagnerions An-
gora, l'ancienne Ancyre, en traversant l'Olympe de Galatie. Ce sont
les souvenirs de ce voyage que je réunis ici en leur conservant la
forme, nécessairement intime et familière, du journal où je les ai
recueillis.
I.
16, 17 et 18 juillet 1861. — La ville d'Erekli, où nous débarquons
à six heures du matin, présente un charmant coup d'œil, avec ses
vieilles murailles enfermant de hautes maisons de bois à demi ca-
chées parmi les arbres qui les pressent de toutes parts. Je n'ai jamais
vu de ville turque plus verdoyante, plus touffue. Tout autour, les
côtes sont boisées. C'est un site ravissant. Nous sommes logés chez
un riche primat grec, Hadji-lanni. La maison est très propre; il y a
trois ou quatre pièces munies de sofas que recouvrent de larges
bandes de calicot blanc; l'appartement donne sur une terrasse en-
tourée de pots de fleurs. Erekli, autrefois une des plus commer-
çantes et des plus riches cités qui aient vécu sur les bords de la
Mer-Noire, n'est plus maintenant qu'un gros bourg. On y compte,
nous dit notre hôte, trois cents maisons turques et soixante-dix de
raïas, tous Grecs.
En visitant les restes de l'ancienne Héraclée, je cause avec le jeune
Grec qui me conduit, et je lui demande s'ils sont contons des Turcs
de la ville, si ces Turcs sont tranquilles et bonnes gens. « Certaine-
ment, me répond -il, certainement. » Cela n'empêche pas que,
quelques instans après, il ne me raconte comment, à Pâques, des
Turcs pendant la nuit ont pillé l'église des Grecs et ont pris tout ce
qu'elle contenait d'or et d'argent. 11 y en avait pour plus de cin-
quante mille piastres. On a su quels étaient les coupables. Le primat
grec, celui même chez qui nous sommes logés, a passé plusieurs
mois à Gonstantinople; il a vu, afin d'obtenir justice, cadis, minis-
tres, grand-vizir, et il est reparti comme il était venu, après avoir
104 REVUE DES DEUX MONDES.
mangé beaucoup d'argent. Le personnage désigné comme le prin-
cipal coupable s'était rendu, de son côté, à Gonstantinople, où il
avait partagé le butin avec ceux qui pouvaient l'aider. 11 est main-
tenant de retour à Erekli, et malgré les largesses faites à ses protec-
teurs l'opération n'a pas, à ce qu'il semble, été mauvaise pour lui.
Le lendemain, dans une bourgade voisine, à Aktchécheïr, où nous
avait transportés une petite felouque, nous prenions du café sous
un abri de feuillage où se trouvaient réunis les principaux Turcs du
pays. Nous causions, doucement éventés par une fraîche brise. Au
mudir ou administrateur cantonal qui nous faisait les honneurs de
sa capitale, je demandai quels étaient ses appointemens. u Deux
cent cinquante piastres par mois, » nous répondit-il en soupirant.
Cela fait cinquante francs. Avec de tels appointemens, inférieurs à
ceux que reçoit notre cavas, c'est presque un devoir pour un père
de famille de voler ses administrés. Nous exprimons nos sympathies
pour le pauvre homme. « Bah! fit quelqu'un, il y a plus d'un mudir
qui consentirait volontiers, pour obtenir de garder son titre et sa
place, à ne pas toucher un sou du gouvernement. » On sourit à la
ronde, et sans paraître le moins du monde blessé ,de l'insinuation,
l'honorable fonctionnaire s'associa de bon cœur à la gaîté générale.
Le 18 juillet, au point du jour, nous disons adieu à la mer, à cette
belle mer chaude et souriante, que nous ne re verrons plus qu'au
mois de décembre, toute tempétueuse et sombre au pied de ces
côtes couvertes de neige. Jusqu'à Uskub, nous sommes presque tou-
jours à l'ombre d'une futaie de hêtres. Gela rappelle par momens
certains aspects de Fontainebleau; mais on a de plus la profondeur
des vallées, de vrais abîmes de verdure, et tant que nous n'avons
pas franchi la chaîne qui sépare la côte d'une grande plaine inté-
rieure, la mer bleue se montre à l'horizon.
On fait halte, à dix heures, auprès d'une source fraîche et claire
dont le lit, quelques pas plus loin, est changé par les piétinemens
des buffles en un horrible bourbier jaune. A une heure, nous nous
remettons en route, et nous arrivons vers le soir à Uskub, l'an-
cienne Prma ou Prusias ad Ibjpium. Uskub est un village de près
de cent cinquante maisons, toutes mahométanes. Il n'en faut pas
plus pour que, dans tout le pays environnant, on lui donne le titre
de ville. Après les visites aux autorités, une fois nos bagages instal-
lés dans un de ces grands palais de bois à demi ruinés qui datent
du temps des dM-bcys, — les souverains locaux qu'a détruits Mah-
moud, — nous faisons le tour de l'ancienne enceinte, pour nous
rendre compte de ce que l'on peut trouver ici d'intéressant. Le soir,
on dîne à la turque avec plusieurs parens du maître de la maison.
Celui-ci ne revient qu'à neuf heures du soir, et loin de paraître
SOUVENIRS d' ASIE-MINEURE. 105
étonné ou contrarié de trouver une bande d'étrangers installés sous
son toit, il nous fait très bon visage. Son arrivée ranime la conver-
sation : on nous demande beaucoup de nouvelles de Gonstantinople
et du nouveau sultan, on se passe de main en main notre firman,
pour regarder le tourha d'i\.bd-ul-Aziz, cette espèce de signature
impériale qui figure en tête de tous les actes émanés du souverain;
on accueille aussi avec enthousiasme quelques détails empruntés à
nos souvenirs de Gonstantinople sur l'énergie et l'activité comme
sur les instincts militaires du nouveau padishah.
Toute la journée nous avions rencontré sur la route des arabas
chargés de planches et traînés par des bœufs ou des buffles ; quel-
quefois il y en a trente ou quarante qui se suivent à la file. On voit
aussi des chevaux chargés chacun d'une vingtaine de planches. Tout
cela vient des forêts de l'Olympe bithynien, à dix ou douze heures
de la mer. Chaque planche, rendue au rivage, se paie 72 paras (à
peu près 35 centimes). Les mêmes hommes abattent les bois et les
transportent. A la scierie, ils donnent une planche sur dix comme
prix du sciage : ce sont les seuls frais qu'ils aient à supporter. Dans
la forêt, coupe qui veut. Ils se plaignent pourtant d'être misérables.
11 faudrait savoir combien de temps leur prennent l'abatage et le
transport des bois; alors seulement on pourrait dire si leur travail
est insuffisamment rétribué.
19 et 20 juillet. — Nous ne manquons pas de besogne à Uskub :
les restes intéressans du théâtre de Prusa, de longues et curieuses
inscriptions, nous occupent. La ville ancienne était dans une ad-
mirable situation, au-dessus d'une plaine fertile, en face de la
longue et majestueuse chaîne de fOlympe, qui Verse à la plaine des
eaux bienfaisantes, et qui l'abrite des vents brûlans du sud. Der-
rière elle se dresse le mont Hypius, qui la protège contre les vents
du nord. Le docteur Delbet, dont la réputation s'est bien vite ré-
pandue, va de maison en maison, partout appelé pour des maladies
passées, présentes ou futures. On est d'ailleurs loin de se bien por-
ter à Uskub, et un médecin y aurait fort à faire. Quoiqu'il n'y ait
pas ici d'exhalaisons paludéennes, ni de causes naturelles de ma-
ladie, quoique les eaux y soient bonnes et fair très sain, les scro-
fules, les tumeurs, les rhumatismes abondent. C'est que dans ce
village reculé, parmi ces montagnes et ces forêts qui semblent de-
\ oir abriter et défendre l'innocence des champs tant vantée par les
poètes, se retrouvent, avec leur triste hérédité de faiblesse et de
souffrance, des fléaux que nous sommes trop portés à croire le pri-
vilège de nos grandes cités de l'Occident. Quelques hommes du vil-
lage ont habité Gonstantinople, ont servi dans farmée, et depuis
leur retour il est ici bien peu de familles où ne soient empoisonnées
i06 REVUE DES DEUX MONDES.
les sources de la vie. Les trois quarts des enfans sont rachitiques
et malingres.
Notre hôte, Hadji-Ibrahim-Bey, a trois femmes; il n'a pas d'en-
fans. Les femmes d'Hadji-lbrahim-Bey demeurent dans trois mai-
sons différentes et ne se sont jamais vues. C'est là sans doute, pour
un mari polygame, le meilleur moyen d'éviter les querelles. Le
harem principal tient au sélamlik par un corridor couvert jeté sur
la cour. ïl est aussi grand que le bâtiment que nous habitons, an-
cienne demeure du déré-bey, dont Hadji- Ibrahim est le fds. C'est
là que réside l'épouse préférée, ou plutôt la première en date. Les
deux autres harems sont un peu plus bas , dans des jardins. Entre
ces trois maisons, où donc est le foyer domestique?
21 juillet. — Je pars sur les sept heures du matin avec Méhémed
pour aller visiter quelques villages du pied de l'Olympe. Quel bon-
heur de ne pas traîner derrière soi de bagages ! Nous nous arrêtons
un instant à Dusdché, village entièrement turc, ou plutôt station
de poste sur la route d'Adabazar à Boli, et nous allons faire une
visite au mudir, qui trône comme un vizir sur son divan; il nous
offre une tasse de café, et nous reprenons notre route à travers une
belle plaine qui devrait être la plus fertile du monde, mais dont les
trois quarts sont incultes et déserts. Tout en cheminant, je cause
avec Méhémed et avec notre surudjî, ou loueur de chevaux, de
toutes les voleries des pachas, caïmacans, mudirs, grands et petits
pillards. « Le caïmacan de Boli est maintenant à Uskub, nous dit le
surudji. Le mudir va lui faire un cadeau, de la soie, du tabac, etc.,
et il se fera ensuite indemniser par les pauvres en leur demandant
naturellement le double de ce qu'il aura donné. — Je les connais,
tous ces mudirs, caïmacans et pachas, reprit Méhémed, et je sais
les tours qu'ils jouent. — C'est vrai, tu as été longtemps auprès
d'un pacha; ton pacha mangeait-il beaucoup? {Manger est le terme
turc pour voler.) — Certainement; sans cela, serait-il devenu pacha?
— Et vous autres zaptiés, vous faisiez comme lui sans doute? Tu
mangeais aussi, n'est-ce pas? — Eh! oui; ne suis-je pas Turc, moi?»
Bey-Keui est aussi un petit village où il n'y a d'autres chemins
que le lit des ruisseaux. Nous ne trouvons d'abord que des enfans et
des femmes, qui semblent fort embarrassés de nous. Enfin Méhémed
réussit à mettre la main sur l'iman. Celui-ci nous apporte à déjeu-
ner, et nous conduit à une forteresse dont on nous a parlé à Uskub
comme d'une construction intéressante; il se trouve que c'est seu-
lement un château byzantin destiné à couvrir la route importante
qui conduisait, à travers l'Olympe, à Modrenœ et à sa citadelle. Le
site est admirable. En redescendant sur la lisière de la plaine, on
traverse des fourrés et des clairières où s'offrent des groupes d'ar-
SOUVENIRS d' ASIE-MINEURE. 107
bres d'une incomparable élégance. A côté des vieux platanes creusés
par le temps, qui rabattent vers la terre leur fort et capricieux bran-
chage, les hêtres montent comme des fusées, les tilleuls en fleur
laissent pendre leurs grappes odorantes, le lierre s'enroule au tronc
des frênes, et mêle ses sombres festons à leur clair feuillage. Des
rameaux les plus élevés tombent les tiges grêles de la vigne sau-
vage; on dirait les cordages d'un navire.
Nous descendons après une courte halte sur ce sommet. Notre
iman nous montre le chemin du second des hameaux qui composent
le village de Bey-Keui, et nous y arrivons en dix minutes. Nous
sommes reçus par l'aga, qui est le principal personnage du lieu : il
nous engage à nous asseoir pour prendre le café. L'intérêt avec
lequel nous paraissons écouter ses plaintes contre les Tartai'es le
décide à pousser plus loin encore l'amabilité. Tout d'un coup il se
lève, disparaît quelques instans, puis reparaît avec un plateau qui
porte tout un déjeuner. Quoique ce repas soit le second de la jour-
née, il faut bien se résigner. Le brave homme nous raconte ses
malheurs. Une bande de ces Tar tares qui de Russie ont récemment
émigré en Turquie a construit un village à un quart d'heure de
Bey-Keui; le gouvernement leur a donné des terres, mais ils ne
s'en sont pas contentés : ils ont pris ce qui dans le voisinage était à
leur convenance. Ainsi ils se seraient emparés de quatre cents jour-
naux de terre labourable appartenant à Osman-Aga, notre interlo-
cuteur! Toutes les réclamations adressées au mudir et au caïmacan
ont été inutiles : les Tartares se prévalent de la bienveillance que'
leur témoigne le gouvernement impérial, et d'ailleurs, quoiqu'ils
ne sachent pas encore parler le turc, ils connaissent assez déjà leur
Turquie pour savoir acheter à propos la connivence des autorités.
C'est une leçon qu'ils avaient pu apprendre autrefois en Russie.
Quant à résister soi-même à ces usurpateurs, on n'ose; les Tar-
tares sont plus nombreux, et ils se servent volontiers du fusil et du
couteau. Je promets à notre homme, pour le consoler, de tâcher de
lui faire rendre justice, et je comble de joie son neveu, grand chas-
seur de cerfs, en lui donnant un peu de poudre. Il y a beaucoup de
ce gros gibier dans la montagne, car on va le chasser sans chien.
On rencontre les cerfs par bandes, et on tâche de les approcher à
portée de la balle; on y réussit assez souvent. L'hiver, ils viennent
tout près du village, mais maintenant il faudrait aller les chercher
à plusieurs heures d'ici, dans la haute région, là où commencent
les forêts de pins.
Au bout d'un quart d'heure, nous avons quitté Bey-Keui, et nous
sommes au village des Tartares. Je ne sais si tout ce que racontent
leurs voisins est vrai, mais le fait est que leur village a très bonne
108 REVUE DES DEUX MONDES.
mine. Les maisons, toutes neuves, sont construites en terre et en
bois; elles ont toutes un premier étage, que l'on habite, tandis que
le rez-de-chaussée sert d'écurie et de remise. Auprès de chaque
maison, il y a un jardin entouré de palissades et un poulailler rond,
fait de claies soigneusement tressées. Au-delà de ce village, notre
route s'enfonce dans la forêt, où nous marchons pendant quatre
heures. Le sentier, tracé par les arahas, suit le pied de la mon-
tagne ; tantôt il en gravit en écharpe les premières pentes, tantôt il
descend au bord de la plaine. Pendant quatre heures de marche
d'ans le fourré, nous voyons à peine quelques clairières où se trou-
vent des scieries abandonnées , autour desquelles se pressent déjà
les tiges nouvelles et les plantes grimpantes, comme avides d'effa-
cer au plus tôt la trace de la cognée. Il en est de même du chemin :
partout il est envahi par les branches ; on n'y passe qu'en les écar-
tant sans cesse avec la main, en se courbant à chaque instant à
toucher avec la joue le cou du cheval. La forêt se referme sur les
pas de l'homme, comme l'eau sous le bras du nageur. Sous ces
ombrages, on ne se douterait pas qu'il est deux heures après midi,
qu'on est en Asie-Mineure, au mois de juillet, et qu'il fait chaud
dans la plaine. Ici l'eau est partout, sur les fouillées, qui ont gardé
la rosée de la nuit et la pluie du matin, et qui nous la versent par
ondées, sous les épaisses fougères et l'humide velours des scolopen-
dres, où on l'entend bruire et filtrer goutte à goutte, dans le lit des
torrens, où elle se précipite en grondant du haut de la montagne.
Un peu avant de sortir de la forêt, nous rencontrons une source
d'eau thermale qui jaillit tout près de la route, dans une piscine à
ciel ouvert, précédée d'un vestibule, constructions dues sans doute
à la libéralité de quelque pieux musulman du voisinage. On n'a qu'à
pousser la porte; elle s'ouvre et retombe d'elle-même. Se baigne
qui veut.
Efteneh, où nous arrivons bientôt, est un petit village d'une
vingtaine de maisons. Les notables sont réunis devant la mosquée ;
celle-ci, tout en planches, est bâtie au-dessus d'un gros ruisseau
où les fidèles vont faire leurs ablutions, et qui passe sous le temple
même. Tout alentour se dressent de grands noyers, et les platanes
inclinent vers Teau courante l'extrémité de leurs branches. On nous
fait très bon accueil; on apporte des matelas, des coussins, qui me
permettront de m'établir pour la nuit sous la galerie qui entoure la
mosquée. — Si je veux, me dit-on naïvement, on me donnera une
chambre quelque part; mais il y a force vermine dans toutes les
maisons. — Je profite de l'avertissement, et je déclare que j'aime
bien mieux rester dehors.
L'iman appelle à la prière du soir, et les fidèles entrent à la mos-
SOUVENIRS d' ASIE-MINEURE. 109
quée. La prière finie, on apporte le souper et on le place devant moi.
J'invite l'iman, mon hôte, à s'asseoir, et lui aussitôt invite le cavas
et le muletier. Il ne lui vient pas à l'idée qu'un Européen pourrait
être contrarié de dîner avec ses domestiques. On entend ici l'égalité
autrement que chez» nous. Pas de pays où les petits soient moins
protégés contre les grands, où il y ait plus d'inégalité devant la loi,
ou du moins devant ceux qui sont chargés de rapf)liquer, et pas de
pays non plus où la différence de conditions se marque moins dans
les rapports sociaux. Ici le muletier mangera avec le bey et le tu-
toiera; mais si le bey ne veut pas payer le muletier qui lui a loué
son cheval et qu'ils aillent devant le juge, on donnera tort au mu-
letier, eût-il dix fois raison. Mieux vaut peut-être l'égalité à la
française. En France, le domestique ne tutoie pas son maître et ne
s'assied pas à sa table; mais lui a-t-on fait tort de quelques sous,
il fera condamner le maître , millionnaire ou non, par le juge de
paix.
Après souper, sous ces feuillages qui blanchissent et parmi ces
eaux qui tremblent aux rayons de la lune, la soirée est trop belle
pour qu'on songe à se coucher. Nous restons jusque vers onze heures
à causer. Méhémed se met à raconter ses campagnes, c'est-à-dire
comment, du côté de Bayezid, lui et neuf mille Turcs ont pris leurs
jambes à leur cou au premier bruit du canon russe; les Russes n'é-
taient guère que trois mille. Méhémed aime beaucoup ce récit:
c'est la troisième ou quatrième fois que je l'entends; eût-il été deux
fois vainqueur, il ne prendrait pas plus de plaisir à, recommencer
cette narration. C'est manquer un peu de vergogne. Il y a chez tous
ces Turcs un bien singulier mélange d'orgueil et de bonhomie. Je
n'aime pas qu'on pousse trop loin la simplicité; celui qui fait trop
bon marché de lui-même ne fera rien pour mériter l'estime. Je
suis d'ailleurs le seul à qui ce récit ne plaise pas; il intéresse beau-
coup les auditeurs. Méhémed leur dit , sans soulever aucune op-
position, que l'armée russe vaut bien mieux que l'armée turque,
({ue les officiers russes sont bien plus braves, etc. Je prends quel-
ques précautions oratoires pour leur faire observer que, si leurs
soldats sont excellens, leurs officiers sont, à quelques exceptions
près, lâches et voleurs. Ces précautions étaient inutiles : ils sont
tous d'avance de mon avis sur ce point. On parle un peu du nou-
veau sultan; ils font quelques questions à ce sujet, mais sans
vive curiosité. Au fond, rien de ce qui ne les touche pas directe-
ment n'intéresse ces braves gens. Il est difficile de se faire une juste
idée de cette tranquille indifférence poup tout ce que nous appe-
lons la jJolilique. En revanche, ils s'informent avec intérêt si nous
n'avons pas trouvé de trésors, s'il n'y en a pas dans les vieilles for-
110 REVUE DES DEUX MO^NDES.
teresses et sous les pierres qui portent des inscriptions. Qu'on leur
réponde en plaisantant ou sérieusement, on ne leur ôtera pas cette
idée de la tête. L'an dernier, ils en ont été victimes : un derviche
d'Ei'zeroum est venu s'établir chez eux ; il leur a déclaré qu'il con-
naissait dans la montagne un endroit où il y avait de grands trésors
cachés; s'ils voulaient travailler sous sa direction, il les leur ferait
trouver, et on partagerait. Par son air de confiance, par l'assurance
de sa parole, il s'empara de leurs esprits au point que, de plusieurs
villages de la plaine, des hommes se mirent à sa disposition et que
pendant près de deux mois une vingtaine de travailleurs remuèrent
la terre à l'endroit désigné, y firent des trous profonds, y ouvrirent
des tranchées. Cependant on hébergeait, on nourrissait le derviche
qui allait donner aux villageois toute une fortune; pouvait-on faire
moins? Au moment où les ouvriers, n'ayant pas encore rencontré
un seul para, commençaient à se lasser, un beau jour, sans crier
gare, le derviche disparut. Alors enfin ces naïfs paysans comprirent
qu'on s'était moqué d'eux. A Uskub, dans la même espérance, on
a bouleversé le grand tertre qui est au sud de la ville, et où s'éle-
vaient, à ce qu'il semble, des bains. Inutile d'ajouter qu'on n'a pas
trouvé de trésors, mais seulement des stèles portant des inscrip-
tions, des tuiles et des briques romaines que l'on a en partie em-
ployées dans des constructions nouvelles.
Rien au fond de plus naturel que cette croyance. Gomment ces
gens simples et ignorans comprendraient-ils que des étrangers qui
ont largement chez eux tout ce qu'il leur faut pour vivre se déran-
gent pour venir examiner de vieux murs et lire les épitaphes de gens
morts depuis longtemps? On a beau leur dire qu'ils auraient tort
d'y chercher malice, il leur est impossible de se faire une idée de
la curiosité scientifique et de la puissance que ce mobile exerce sur
les actions des Européens; on ne se figure pas plus un sentiment
auquel on est étranger qu'un aveugle-né ne peut imaginer les cou-
leurs. Ils cherchent vainement à savoir comment notre science, no-
tre esprit critique, tirent parti des moindres indices pour retrouver
les traits épars du passé humain, pour en recomposer, pour en ra-
nimer l'image efTacée. Le but de tous leurs efforts dans leur exis-
tence étroite et bornée, c'est de fuir l'étreinte de la misère, c'est
de gagner un peu d'argent. Ils supposent donc, non sans vraisem-
blance, que c'est pour en gagner beaucoup à la fois que l'on vient
de si loin, et au prix de tant de fatigues, parcourir leur pays. Ces
instrumens mystérieux qu'ils voient entre nos mains, et dont ils ne
connaissent pas l'usage, ce sont les auxiliaires que nous employons
dans cette recherclie, les chiens de cliasse qui découvrent le gibier.
Avec cette conviction bien arrêtée dans leur esprit, ne faut -il pas
SOUVENIRS d' ASIE-MINEURE. Ml
qu'ils soient vraiment bien bonnes gens pour ne pas mettre d'ob-
stacle à nos recherches et à nos travaux?
Du 22 au 25 juillet. — N'ayant pu renconti-er un chasseur de
cerfs qui devait me donner des renseignemens sur une forteresse
située dans la montagne, je me décide à retourner à Uskub. Deux
heures de chemin à travers la plaine, en grande partie inculte, nous
conduisent auprès d'un campement de Kurdes. Leurs tentes noires
de poil de chèvre sont éparses sous les noyers , parmi les grandes
fougères écrasées par le bétail. Les Kurdes, dans cette région du
moins, ne sèment ni ne moissonnent. Aucun d'eux ne saurait tracer
un sillon; ils ne sont que pâtres et ne vivent que des produits et
de la vente de leur bétail. Ils ne connaissent pas la maison; hiver
comme été , ils vivent sous la tente ; seulement , l'hiver, on couvre
de terre le bas de la toile. En les regardant avec un peu d'atten-
tion , on reconnaît chez eux les traits essentiels de la race cauca-
sique. Avec moins de régularité et de beauté, ce sont les traits des
Persans, le sourcil très arqué, l'œil noir et long, le nez droit, la
bouche bien fendue, une barbe noire et abondante au menton. Ils
nous reçoivent bien et semblent assez doux. Il y a, paraît-il, une
quinzaine d'années qu'ils sont établis dans cette plaine. Ils parlent
le turc, mais assez incorrectement, cà ce qu'il me semble; entre eux,
ils ne se servent que du kurde. Un Arménien d'Adabazar est venu
pour leur acheter des vaches. Le marché se fait avec toutes les fa-
çons, toutes les roueries de nos maquignons : ici comme chez nous,
€0 sont des prétentions exagérées, posées de part et d'autre au début
sans l'intention de s'y tenir.
Le 23, à neuf heures du matin, nous partons d'Uskub pour Boli.
Les malades affluent jusqu'au dernier moment. Lorsque nous nous
mettons en selle dans la cour, la mère , la femme du maître de la
maison et ses servantes , enfin toute la population du harem appa-
raît aux fenêtres grillées d'une chambre qui est au-dessous de celle
où nous couchions, et nous adresse toute sorte de souhaits de bon
voyage, auxquels se mêle la touchante recommandation musul-
mane : (( ne songez pas à nos défauts, oubliez ce qui a pu manquer
à notre hospitalité [quousourimizeh baqmaîa), ))
La culture cesse bientôt; nous suivons la grande route de Gon-
stantinople à Gastambol , et une fois même nous sommes forcés de
faire un assez long détour. On a labouré la route , et une palissade
ferme le passage. A midi, arrivée chez un Kurde qui nous reçoit
très bien sous sa tente de crin. Celui-ci a commencé à se prendre
à la vie sédentaire. Né ici, il aime cette lande boisée dont il a défri-
ché une partie. 11 nous montre ses champs de maïs et les sauvageons
qu'il a gi'eifés. Il allait faire le dernier pas qui marque le renonce-
112 REVUE DES DEUX MONDES.
ment définitif à la vie nomade et qui consacre le mariage de l'homme
avec la terre; il allait se bâtir une maison , et déjà il avait abattu
les arbres qui devaient lui servir de maîtresses poutres, quand l'au-
torité résolut d'établir, tout près de lui, de l'autre côté du ruisseau,
un village de Tartares. Gela l'a décidé à attendre encore. Il craint
qu'on ne gâte ses champs, qu'on ne cueille ses pommes. Peut-être,
si ces voisins se montrent par trop incommodes, lèvera-t-il les pi-
quets de sa tente pour aller les replanter un peu plus loin , dans
quelque autre clairière.
Les femmes (il en a deux) sont dans une division de la tente, sé-
parée par une épaisse draperie du quartier destiné aux hommes.
Pendant que nous sommes là, le Kurde est pris d'un accès de fièvre
pour lequel nous lui donnons du sulfate de quinine. Enchanté, il en
demande aussipour une de ses femmes qui, dit-il, souffre delà même
maladie. On lui dit qu'il faut que le docteur la voie, que sans cela il
ne peut rien prescrire. « Ce n'est pas possible, répond-il, ce n'est
pas la coutume. » Il aime mieux laisser la malheureuse continuer à
trembler la fièvre. On est plus sévère ici sous la tente du nomade,
resté attaché aux anciens usages, que dans les villes, où presque
partout, après plus ou moins de façons, on laisse le docteur péné-
trer dans le harem.
La chaleur est très forte; ce n'est qu'à quatre heures que nous
prenons congé de notre Kurde, enchantés de son hospitalité. Pen-
dant plus d'une heure, nous marchons sous bois, et nous franchis-
sons quelques contre-forts d'une faible élévation. C'est toujours le
hêtre qui domine. Nous débouchons ensuite dans une jolie plaine
tout entourée de bois. C'est, si je ne me trompe, la haute vallée du
Milan-Souïou, la rivière qui traverse la plaine d'Uskub. La cam-
pagne est très animée ; on moissonne partout. Des femmes tout en
blanc se relèvent parmi les blés pour nous voir passer. On entend
le bruit des faux qu'on aiguise. Des volées de ramiers et de tourte-
relles s'abattent sur les javelles et les pillent. Ce n'est pourtant pas
gai comme une moisson française. Les femmes reviennent seules au
village. Quand nous les regardons, elles se détournent. Pas de ces
joyeux propos que chez nous le passant échange volontiers avec les
rieuses bandes de moissonneuses interrompant un instant leur tra-
vail, pour le reprendre après avoir répliqué par quelque rustique et
gaillarde raillerie. Au milieu des champs, beaucoup d'aires où l'on
a déjà commencé le battage : il se fait au moyen d'une sorte de plan-
cher mobile, long de deux à trois mètres, large d'un mètre environ,
que traînent en cercle deux bœufs ou deux chevaux. Sur cette espèce
de'char se tient, tantôt assis, tantôt debout, une femme ou un jeune
garçon qui guide les animaux et les excite de l'aiguillon. Quand le
SOUVENIRS d' ASIE-MINEURE. 113
conducteur est debout, cet attelage rappelle le char antique tel
qu'on le voit représenté dans les bas-reliefs. Le dessous de ce plan-
cher est garni de pierres à fusil tranchantes, fixées entre des tresses
de paille. Ces pierres ouvrent l'épi et coupent la paille.
On aperçoit plusieurs villages dans la plaine; nous couchons dans
ou plutôt devant un khan, sous l'appentis dont il est flanqué, auprès
du village de Darieri. Nous avons beau nous être empaquetés dans
notre drap et sous des mouchoirs , les cousins bruyans nous tien-
nent longtemps éveillés, et dès que nous entr' ouvrons notre prison
pour respirer un peu, ils y pénètrent et nous martyrisent. Nous
passons la nuit à nous découvrir à cause de la chaleur et à nous re-
couvrir pour éviter les cousins.
26 juillet. — La plaine de Boli, où nous conduit à travers les bois
un sentier aussi agréable que celui de la veille, est bien mieux cul-
tivée que celle d'Uskub, mais moins pittoresque. La chaîne qui la
termine au sud, l'Olympe de Galatie, présente à peu près le même
aspect. C'est aussi une longue muraille, mais moins élevée et moins
boisée. La culture monte assez haut sur les pentes. Plusieurs vil-
lages s'y reconnaissent de loin à leurs minarets. Partout le blé et
l'orge tombent sous la faux. Comme nous approchons de la ville,
dans un champ* tout près de la route, une moissonneuse se met à
chanter ou plutôt à nasiller, en se tournant vers nous, une chanson
qui est évidemment destinée à parvenir à nos oreilles. Un de nos
surudnsy un vieillard, choqué de cette provocation, déclare que ce
doit être une fdle de mauvaise vie. Quelquefois un riche proprié-
taire, quand il loue pour la moisson une troupe de garçons, engage
en même temps, pour les divertir, une de ces femmes. Elle les
égaie par ses chansons et les délasse de leur travail. L'attention est
délicate.
Boli, l'ancienne Bithynium, puis Claudiojjolis, est au milieu de la
plaine, au pied d'une éminence que surmontent les restes d'un châ-
teau fort. Nous sommes reçus au konak (1) par le inal-mudiri ou
receveur des finances qui remplace pour le moment le caïmacan en
tournée. A l'élégance de ses manières, à la douceur et à la pureté
de son langage, on reconnaît tout de suite en lui un Turc de Con-
stantinople. Nous nous installons de notre mieux dans la maison non
encore terminée d'un marchand arménien. Il y a huit mois que tout
le quartier arménien de Boli, par l'imprudence d'une vieille femme,
a brûlé en deux heures. Sur cent cinquante maisons qui le compo-
saient, il en est resté trente. Pas d'Arméniens catholiques ici, ni de
Francs, ni de Grecs. Le soir, nous avons la visite du banquier armé-
(l) On appelle ainsi la maison où siègent les fiutorités et où se tient le conseil.
TOME XLIV. 8
114 REVUE DES DEUX MONDES.
nien qui reçoit du mal-mudiri l'argent perçu pour les impôts, et
qui, par ses correspondans, le fait toucher au gouvernement à Con-
stantinople. Nous lui demandons quelques détails sur toute cette
organisation. Rien de plus embarrassé que ses explications. Ce qu'il
est facile de comprendre, c'est qu'en réalité on prend bien plus aux
pauvres qu'on n'est censé leur demander. Du marchand qui achète
son blé, le paysan reçoit la livre turque pour le moins au taux de
110 piastres, et c'est d'après le produit de son champ, évalué en
monnaie courante, qu'il est taxé ; or, quand il va payer l'impôt au
gouvernement, on n'accepte la livre turque que pour 100 piastres.
11 perd donc 10 piastres par chaque livre qu'il verse au mal-mudiri.
Ce n'est d'ailleurs vraiment pas au gouvernement que profite le
surcroît de fardeau que l'on fait ainsi peser sur le contribuable.
Ceux qui en bénéficient, ce sont les intermédiaires, caïmacans, mal-
mudiris, banquiers arméniens, ceux-ci surtout.
Du 27 au 29 juillet, séjour à Boli. — La ville est vaste, mais peu
intéressante. Les maisons, en terre et en bois, sont basses et sans
originalité. Nous faisons connaissance avec le médecin de la ville,
un jeune Turc élève de l'école de Galata-Séraï. Il parle assez bien le
français, il a des livres de médecine, une pharmacie assez bien mon-
tée et peut-être quelques notions assez justes de thérapeutique et de
chirurgie élémentaires. Ce qui empêche surtout qu'on puisse songer
à le prendre pour un médecin européen et à le traiter comme tel,
ce sont les sentimens qu'il exprime hautement au bout de cinq mi-
nutes de conversation. Il est en ce moment payé par cinq ou six
villes, Boli, Muderlu, Uskub, Geiweh, Dusdschè, entre lesquelles il
est censé partager ses soins et son temps; mais sa résidence habi-
tuelle est Boli, et ces villes sont éloignées l'une de l'autre de deux
ou trois jours de marche. En hiver même, vu l'état des routes, les
communications sont impossibles entre elles. Ce n'est donc que sur
Tordre exprès du pacha que ces villes ont consenti à se charger
d'un abonnement dont elles ne tirent aucun profit. « J'y vais une
fois par an, nous dit le docteur. — Mais si on n'a pas l'esprit d'at-
tendre, pour tomber malade, le moment de votre visite, comment
fera-t-on? — On fera comme on pourra; on se guérira ou on
mourra : cela m'est bien égal, pourvu qu'on me paie mes appoin-
temens. » En Occident, il y a peut-être plus d'un médecin qui ne
pense et ne sent pas d'une manière plus élevée; mais il rougirait de
l'avouer, il n'oserait pas s'en vanter ainsi. La ville où nous sommes
paie à Ismaïl-EfTendi 600 piastres par mois. Il doit ses visites gratis,
mais il vend les médicamens, et l'on ne peut guère supposer qu'il
mette beaucoup de discrétion ni dans ses ordonnances, ni dans le
prix auquel il vend ses drogues.
SOUVENIRS d' ASIE-MINEURE. 115
Pendant que notre compagnon Guillaume, qui commence à se
sentir souffrant, esquisse quelques stèles, et que le docteur Delbet
prend des vues photographiques et voit des malades, j'emploie une
journée à courir la plaine à cheval avec Méhémed, pour recueillir
des inscriptions. Elles sont très nombreuses dans les cimetières des
villages. Auprès de Karaagatch, nous entrons, pour demander un
renseignement, chez Tahir-Bey, un ancien domestique d'Abd-ul-
Medjid, qui touche 150 piastres de retraite par mois, 11 ne sait pas
où se trouvent les pierres que nous cherchons, mais il nous prie de
nous reposer chez lui. Il nous offre un chibouque et une tasse de
café, et nous causons un instant. Lui aussi, il se plaint de la véna-
lité des fonctionnaires. « Devant notre caïmacan et notre cadi (ce
sont ses paroles), avec un mouton offert à propos, on est toujours sûr
d'avoir raison. »
La matinée du dernier jour est employée à chercher des chevaux.
Méhémed amène cinq ou six loueurs avec qui s'engagent des négo-
ciations. Ceux-ci désirent que j'assiste au traité. Je viens donc m'as-
seoir gravement sur le sofa, à côté d'un beau vieillard à barbe
blanche, aubergiste et médecin, qui porte la parole pour les autres
propriétaires de chevaux. Les conventions enfin conclues, après une
assez longue mais toujours calme discussion, on sert le café, et nous
nous séparons. Je vais avec Méhémed faire déterrer, pour lire la
fin d'une inscription, le bas d'une de ces pierres qui, devant les
mosquées, servent à l'iman et autres personnages de distinction
pour monter à cheval et pour en descendre. Gela soulève d'abord
de la part des passans quelques timides objections qui disparaissent
dès que j'ai promis de laisser la pierre en place, de ne pas l'em-
porter. Il en avait été de même l'autre jour au cimetière, où j'avais
eu besoin de dégager le pied d'une stèle. Par précaution, j'avais
pris avec moi un zaptié. Au premier coup de pioche arrivent quel-
ques Turcs qui font remarquer que cette pierre recouvrait la tombe
d'un musulman. Dès que mon acolyte leur assure que je ne songe
nullement à changer la pierre de place, mais que je veux seule-
ment lire ce qu'il y a d'écrit sur une des faces, l'inquiétude fait
place à une bienveillante curiosité.
En rentrant, je trouve notre brave et savant compagnon souffrant
et couché, avec la fièvre. Il insiste néanmoins pour que nous par-
tions, comme c'était convenu, le lendemain matin. Nous faisons nos
préparatifs pour nous mettre en route de bonne heure. Nos hôtes
arméniens, envers qui le moment était venu de s'acquitter, nous
ont fait un vrai compte d'apothicaire. Leur excuse à mes yeux, c'est
que le cavasbachi ou chef de la police leur avait dit, à ce qu'il pa-
raît, pour les engager à nous recevoir de bonne grâce, « que nous
116 REVUE DES DEUX MONDES.
répandions l'argent comme de l'eau. » Gomment voulez-vous qu'a-
près une pareille déclaration , à laquelle ils ajoutent une foi impli-
cite, ces pauvres gens ne volent pas un peu et même beaucoup les
Européens? Ceux qui s'en abstiennent sont vraiment trois fois hon-
nêtes. Aussi sont-ils rares, parmi les chrétiens surtout.
30-31 juillet, 1*^'" août. — Nous traversons, du nord au sud, toute
la masse de l'Olympe de Galatie, pour descendre, à Bey-Bazar, dans
le bassin du Sangarius. Le charme de ces trois jours passés dans la
montagne est malheureusement bien gâté pour nous par l'état de
M. Guillaume. La fièvre ne le quitte pas, il ne peut rien prendre que
quelques cuillerées d'eau sucrée, il ne dort pas la nuit, et pourtant
il lui faut faire tous les jours, dans de rudes sentiers, huit ou dix
heures de cheval; ce n'est qu'à force d'énergie et au prix d'indici-
bles souffrances qu'il se tient en selle. Tout ce pays est cependant
admirable, et cette nature présente avec la nôtre de singuliers rap^-
ports, qui la rendent encore plus aimable et plus touchante à nos
yeux. Dès que nous commençons à nous élever au-dessus de la
plaine, les pentes se garnissent de coudriers, de hêtres, d'un épais
et vigoureux taillis. Là où il y a des clairières, les cerisiers abon-
dent, encore couverts de petites cerises mûres, d'un goût assez
agréable. Les passans (ils ne sont pas nombreux) n'ont cueilli que
les fruits des branches inférieures, ceux qui étaient à la portée de
la main. Méhémed en se dressant sur son cheval, nos hommes en
grimpant dans l'arbre, nous jettent des rameaux chargés de cerises
que nous dépouillons à loisir, couchés sur la pelouse, auprès d'une
source fraîche. Un peu plus haut, nous trouvons les sapins, et avec
eux les fraises, nos petites fraises de bois, brillantes et parfumées.
Une fois au sommet, non de l'Olympe, mais de la pente de
l'Olympe qui regarde Boli, nous trouvons devant nous comme une
large terrasse, de vastes plateaux traversés par de nombreux ruis-
seaux et parsemés de pins. Au-delà s'élèvent, à deux ou trois lieues
peut-être à vol d'oiseau, les vrais sommets de l'Olympe galate; ils
sont boisés presque jusqu'à la cime. Ils ont une certaine grandeur,
mais sans originalité de forme. Le plus haut sommet s'appelle
Queur-Oghlou (le fils de l'aveugle). Ce grand plateau, qui a par-
fois l'aspect d'un parc anglais, est de place en place coupé de ra-
vins, dont le plus profond, à peu près au centre de la montagne,
porte le nom, certainement d'origine antique, à'Erckli-Dérési
(la vallée d'Hercule). Je connais peu de sites plus étranges et qui
m'aient fait une plus profonde impression. C'est une fente étroite
et creuse qui coupe en deux la montagne; seulement, au lieu de se
prolonger en ligne droite, elle fait sans cesse des zigzags qui n'en
changent point la direction générale, mais qui donnent à la vallée
SOUVENIRS d' ASIE-MINEURE. 117
un aspect plus original encore et plus saisissant. Dans chacun des
angles rentrans que forme en se dérobant brusquement une des
falaises, l'autre se précipite aussitôt comme pour remplir l'espace
vide. C'est une série de caps aigus et sombres, comme de prodi-
gieuses dents qui s'emboîtent les unes dans les autres. Ce qui
ajoute encore à l'elfet, c'est le riz qu'on cultive au fond du ravin;
cette bande étroite de claire et brillante verdure fait paraître le
ravin plus bizarre, la roche plus noire. Sur le torrent est jeté un
pont de planches tordu par le vent. On passe à pied dans le lit du
torrent, qui n'a pour le moment que très peu d'eau; l'hiver, il
doit être infranchissable. Si, une fois arrivé là, on se retourne,
on ne distingue plus, parmi les buissons, le sentier en lacets par
où l'on a mis une heure à descendre; il semble impossible de sortir
de cette sorte d'abîme, qui rappelle certains paysages de M. Gus-
tave Doré.
Au milieu du plateau se trouve une mosquée isolée, autour de
laquelle on se réunit quand sont habités les iailas ou villages d'été,
très nombreux sur ces pelouses; c'est là qu'on vient tenir le marché
et vendre les bestiaux. Ces chalets, bâtis de troncs de pins non
équarris , sont semés par groupes sur les gazons , parmi les bou-
quets d'arbres; mais toutes ces maisons, si cela peut s'appeler ainsi,
sont vides maintenant. Depuis le commencement de juillet, on est
redescendu dans les plaines pour faire la moisson. Le premier soir,
nous trouvons l'hospitalité dans un ïaila, où il n'y a qu'un seul
homme, l'iman. Tous les autres sont allés faire la- moisson. Les
femmes et les enfans restent seuls ici. Les femmes passent, ainsi
isolées, tout un grand mois à préparer le fromage, le beurre, les
tapis pour l'hiver. Leurs maris viennent ensuite les rechercher pour
descendre tous ensemble vers le milieu de septembre. Il faut que
ces montagnes soient bien sûres , et qu'il n*y ait guère de mauvais
sujets dans le pays, pour que les maris puissent ainsi s'absenter en
laissant pendant si longtemps leurs femmes au logis sans aucune
protection. On n'oserait pas cela en France. Les Grandvillaises res-
tent bien veuves pendant plusieurs mois chaque année, mais en-
core y a-t-il des gendarmes à Grandville !
En tout, on reste à peu près six mois dans ces chalets. Les pro-
priétaires de ceux-ci ont leur village à dix-huit heures d'ici, dans
la province d'Angora. L'iman, qui représente à lui seul toute la po-
pulation mâle du village, met un empressement et une bonté rares
à nous installer, à nous fournir les moyens d'établir aussi commo-
dément que possible notre pauvre malade. Le soir, pour éviter la
chaleur gênante du grand feu qui brûle dans la cheminée, Méhémed
et moi allons nous loger, avec la permission de l'iman, dans la pe-
118 REVUE DES DEUX MONDES.
tite mosquée du hameau. Il vient nous y tenir compagnie, et Mé-
hémed et lui causent très tard. Quel dommage de ne pas tout com-
prendre ! L'iman se plaint de la lourdeur des impôts. 11 prétend qu'au
moyen de surcharges et de rapines de toute sorte on en est venu
à leur faire payer jusqu'à 1,000 piastres par maison. Pour un petit
jardin qu'il a à Nalichan, et qui peut lui rapporter jusqu'à 500 pias-
tres, on lui demande 100 piastres d'impôt, 20 pour 100 du produit,
a Mais il faut réclamer! ^- A qui? )> répond-il d'un ton qui montre
combien il est profondément convaincu qu'il n'y a pas dans tout
l'empire de recours pour les petits et les faibles contre les injustices
des grands et des gens en place. Rien ne démoralise et n'affaiblit
un peuple comme d'en être venu à ne plus croire à la puissance du
•droit. C'est ce danger moral qui m'effraie pour ce peuple -ci plus
que la lourdeur de l'impôt. Le poids de l'impôt paraît largement
compensé par les subventions que l'état accorde ici aux particuliers,
ou plutôt qu'il leur laisse usurper par sa négligence. Sans parler
des prairies du domaine public, où ils peuvent faire paître tout leur
bétail moyennant une très légère redevance, coupe qui veut dans
la forêt du bois de chauffage et de construction ; il suffit de ne pas
toucher à quelques grands arbres, qui ont été mis à part pour la
marine impériale.
Le second soir, après avoir franchi à grand' peine l'affreux ravin
dont j'ai parlé plus haut et nous être égarés dans les ténèbres, nous
couchons dans le preitiier village fixe que nous ayons encore trouvé
dans la montagne : là aussi on se montre d'une bonté vraiment
touchante pour notre invalide, que la fièvre abat de plus en plus.
Le troisième jour, nous commençons à descendre vers la Galatie.
Nous ne trouvons plus sur le versant méridional de l'Olympe de
belles forêts touffues comme celles qui en garnissaient les pentes
•vers Boli, ni même des gorges boisées comme celles que nous avons
traversées sur le plateau. Ce sont des ravins de sable et de craie
comme ceux que nous avons vus à Assi-Malitch et dans la vallée du
Sangarius. La route, à mesure qu'elle s'abaisse, prend un aspect de
plus en plus étrange. Le sentier court sur les arêtes qui séparent
l'un de l'autre deux profonds ravins. Il y a des endroits où il n'est
pas plus large qu'une planche , et où il passe entre deux gouffres
blanchâtres et crayeux de l'aspect le plus triste. Ce sont comme
deux vastes entonnoirs aux parois desquels ne s'attache aucune
plante , aucune de ces fleurs sauvages , de ces vigoureux arbustes
qui font parfois aux murs de rochers une si pittoresque parure. Un
peu avant la nuit, nous arrivons à Bey-Bazar, petite ville serrée
dans une gorge étroite entre deux murs de rochers qui dominent les
habitations. Au fond coule le torrent, sur lequel sont jetés beaucoup
SOUVENIRS D* ASIE-MINEURE. 119
de ponts d'une arche. On nous conduit à l'habitation qui nous est
réservée, celle deHadji-Moustafa-Effendi, parent du mudir.
Pendant cette longue descente, nous avons eu presque tout le
temps une belle vue sur la Galatie. Des montagnes nues, coupées
de vallées étroites et tourmentées, s'élèvent peu à peu et se termi-
nent à l'horizon par une ligne presque aussi plane que celle de la
mer : c'est le bord septentrional du grand plateau central. Au-des-
sus, une légère saillie est formée par un ou deux sommets lointains,
les montagnes qui se trouvent dans le voisinage d'Afioun-Kara-His-
sar. Au coucher du soleil, ces landes sèches et grises qui formeront
désormais notre horizon, et auxquelles il faut bien nous faire, sem-
blent se transfigurer. La blancheur du fond que les derniers rayons
colorent en tempère l'éclat; tout se couvre d'un ton d'une douceur
et d'une finesse charmantes. C'est pour l'œil une vraie caresse.
II.
Il nous faut passer plusieurs jours à Bey -Bazar jusqu'à ce que
notre pauvre compagnon, dont les nerfs ont été très ébranlés, soit
bien remis. Malheureusement la ville présente peu de ressources :
elle est petite; il n'y a dans le voisinage ni gibier ni promenades,
et on n'y rencontre pas d'inscriptions. Ajoutez qu'entre ces murs
de rocs blancs et nus qui entourent Bey -Bazar et qui poussent de
longues crêtes arides entre ses difîerens quartiers, dans cette gorge
sans air, règne la plus désagréable chaleur que nous ayons rencon-
trée. Aussi les jours paraissent ici singulièrement pesans, et ngus
les comptons avec impatience. Ce qui est assez curieux, c'est qu'on
peut se procurer tous les jours de la neige au bazar : elle provient
de glacières naturelles que forment, sur différens points du plateau
de l'Olympe, des trous profonds où elle se conserve jusqu'au cœur
de l'été.
Dès le lendemain de notre arrivée, de bonne heure, nous rece-
vons la visite du mudir, accompagné de son parent Hadji-Moustafa-
EfTendi, le maître de la maison où nous sommes logés. Nous allons
la leur rendre, le docteur et moi, dans l'après-midi, au mèdrcssê^
c'est-à-dire à l'école supérieure adjointe à la mosquée, chez le
muphti. Nous trouvons réunis là (on avait été prévenu de notre vi-
site et on nous attendait) les principaux personnages de la ville,
cadi, muphti, iman d'une des mosquées, secrétaire du mudir, etc.
Tout ce monde est bien vêtu, gras et luisant, « de vrais chats-
moines, » comme dit Victor Hugo. Chacun pourtant se dit malade
et veut une consultation; il la demande avec l'avidité d'un enfant
qui se figure qu'un mot du médecin va lui ôter sa maladie. C'est
120 REVUE DES DEUX MONDES.
une amusante scène. On a bien de la peine à les empêcher de parler
tous à la fois. Il faut d'ailleurs leur regarder successivement à tous
la langue et leur tâter à tous le pouls. Le plus malade est le muphti,
qui a un commencement de cataracte. Nous leur conseillons à tous
en général de moins manger et de prendre de l'exercice. Ils sentent
que le conseil est bon, mais ils ne le suivront pas. L'idéal du Turc
à son aise est le far nienle. « Du matin au soir, nous disait notre
hôte tout fier, je ne remue pas du bout du doigt un petit caillou;
je viens à cheval de ma maison de campagne, et je reste assis chez
le mudir ou au bazar, dans ma boutique. — Tu es donc marchand?
— Non, mais j'ai des bergers qui gardent mes chèvres, et un bou-
tiquier qui en vend le poil pour mon compte. Je vais souvent m' as-
seoir dans ma boutique, et j'y fume mon chibouque. Nous faisons
tous ici comme cela; nous restons tranquilles du matin au soir. )>
Ce qui leur permet de rester si tranquilles, c'est qu'il n'y a pas
de familles chrétiennes à Bey -Bazar, mais seulement quelques com-
merçans, quelques acheteurs de poil de chèvre qui sont de pas-
sage, ou qui y restent pendant une partie de l'année, tandis que
leur famille demeure à Angora. De cette manière les Turcs, n'ayant
guère de concurrens, gardent ici entre leurs mains, par exception,
presque tout le commerce, et comme ce commerce porte sur un
produit privilégié, d'un débit assuré, le poil de chèvre dit d'Angora,
ils font de bonnes affaires. xVussi tous ont-ils l'air cossu, sont-ils
bien portans, bien vêtus, bien logés. Avec leur bel embonpoint,
leurs longues robes rayées, leurs gros turbans, ils ont tous je ne
sais quelle apparence de Turcs d'opéra-comique, et font songer à
VEnlèvemenl au Sérail et à Vltaliana in Algieri, C'est qu'aussi ils
ne brillent guère plus par le courage que des personnages de co-
médie. Leurs coreligionnaires de ce canton montagneux que nous
avons traversé en allant de Sivrihissar à Nalichan (Assi-Malitch)
leur inspirent une terreur superstitieuse. Pour rien au monde, on
ne les ferait aller d'ici à Eski-Schéïr à travers ce district, où, il y a
deux mois, nous n'avons rencontré aucun obstacle ni couru, que je
sache, aucun danger. 11 m'était venu à l'idée, pendant notre séjour
à Bey-Bazar, de partir avec Méhémed-Aga pour compléter l'explo-
ration de ce pâté de montagnes très mal connu, que nous avions
seulement coupé du sud au nord par une marche de trois joui-s.
.l'envoie donc demander des chevaux au mudir; mais ma résolu-
tion cause un effroi général. « Il faut l'empêcher de partir, dit-on, si-
non il ne reviendra pas, et on nous rendra reponsables de sa mort. »
Mon hôte me déclare que si je persiste en dépit de ses conseils, il
me prie de lui laisser un écrit attestant que le mudir et fui se sont
opposés à mon départ, et que je ne suis parti que malgré lui. Je
SOUVENIRS D* ASIE-MINEURE. 121
le promets, et je fais chercher des chevaux; le maître de poste me
déclare que, dussé-je lui donner un coffre plem d'or, il ne me sui-
vra pas et ne me laissera pas emmener ses chevaux plus loin que
Quouïoun-Aghla, à l'entrée du district. En trouverai-je d'autres
dans ce misérable village? C'est peu probable. J'ai beau répéter aux
gens de Bey-Bazar que nous avons vu de près ces terribles bandits
d'Assi-Malitch : <( Le pays, nous assure-t-on, est bien plus mauvais
et plus dangereux maintenant qu'il y a deux mois. )) A l'avènement
d'Abd-ul-Aziz, on a relâché, suivant l'usage, presque tous les mau-
vais sujets qui étaient en prison à Angora. A peine rentrés chez
eux, ils se sont vengés de ceux qui les avaient fait emprisonner, et
maintenant ils tiennent la montagne. Ingénieux système qui crée
des difficultés nouvelles dès les premiers jours d'un nouveau règne,
au moment où il importerait le plus de les éviter ! Il est possible
qu'en effet il y ait maintenant, à cause de cette imprudente me-
sure, un peu plus de danger que par le passé; le mudir, affirme-
t-on, n'exerce aucune autorité dans son district, il est à peu près
bloqué dans sa chétive capitale, Quouïoun-Aghla. Devant cette ré-
sistance universelle, il faut bien céder et tuer le temps en faisant
quelques courses aux environs et en parlant turc le plus possible.
Les occasions ne nous manquent pas de prendre de bonnes leçons
de langue turque; c'est, du matin au soir, une procession qui n'en
finit pas. Le maître de la maison, sous prétexte que ce sont ses pa-
rens, nous amène sept ou huit fois par jour des personnages plus
ou moins graves, qui ont tous, comme lui, quelques sornettes à nous
conter sur leur santé, quelques remèdes à nous demander pour des
maladies souvent imaginaires. Ces consultations ne sont pas tou-
jours amusantes et lassent parfois ma patience. Oiî a la plus grande
peine du monde à arracher à ces cliens les renseignemens qui sont
nécessaires au médecin. Quand on leur fait des questions sur leur
régime, sur ce qu'ils éprouvent, sur les symptômes qui se sont ma-
nifestés : (( Pourquoi me demande-t-il cela? disent-ils. Un médecin
apprend tout cela par le pouls. » La réputation de notre docteur
grandit pourtant à vue d'œil;^n l'appelle, il est vrai, pour les femmes
moins que je ne l'aurais cru, d'après notre expérience d'Uskub. On
lui demande bien des remèdes pour plusieurs d'entre elles; mais sur
sa déclaration qu'il ne peut rien prescrire sans avoir vu les gens, les
choses en restent là. On se décide, enfin, après deux ou trois jours, à
le demander dans un harem ; il y trouve une jeune femme gravement
malade de la poitrine, mais dont les traits fatigués sont encore d'une
grande beauté. Après de légères façons, elle se dévoile, elle se laisse
ausculter à plusieurs reprises, comme ferait une malade européenne.
Sa mère, son beau-père, son mari, sont là, et le docteur est touché
122 REVUE DES DEUX MONDES.
de ralTection qui paraît régner entre les deux époux, de la piété de
la jeune femme et de sa religieuse confiance. « Vous allez partir, di-
sait-elle au docteur le dernier jour qu elle le vit, et je n'aurai plus
de médecin pour me soulager; mais je prierai bien pour votre com-
pagnon malade, pour votre bon voyage et celui de vos amis. » Ce
qui la préoccupait le plus quand il fut question d'appeler ce médecin
chrétien, c'était la crainte que celui-ci, par hostilité contre la vraie
foi ou par quelque mauvais caprice, ne lui défendît de faire chaque
jour les prières prescrites par la loi. Quand le docteur Delbet lui dit
qu'au lieu de la fatiguer la prière ne peut que lui faire du bien et
hâter sa guérison, elle est rayonnante de joie. Son mari passe pres-
que tout son temps auprès d'elle et lui lit le Coran. Il y a là, dans
cette maison qui va sans doute être si cruellement frappée, je ne
sais quel parfum de mutuelle tendresse, un air de distinction et d'é-
lévation morale que l'on n'est pas accoutumé à attendre des mé-
nages turcs. La chose est peut-être moins rare pourtant qu'on ne
serait tenté de le croire; la moralité humaine heureusement a de
ces caprices et de ces revanches qui déconcertent tous les raisonne-
mens et toutes les prévisions. Ainsi voilà une société où la loi et
l'usage consacrent la polygamie, où l'homme peut, s'il lui plaît ainsi,
ne voir dans la femme qu'un instrument de plaisir et de reproduc-
tion. Or vous y trouverez, et plus souvent peut-être que vous ne le
pensez, tel couple qui réalisera pleinement l'idéal du mariage tel
que nous le comprenons et que nous sommes censés le pratiquer :
ce sont deux âmes qui, douées par la nature de dispositions affec-
tueuses, se seront trouvées rapprochées par un choix judicieux ou
parmi heureux hasard; sans effort, sans système, sans se croire
meilleures que les autres ni chercher à s'en distinguer en rien, elles
offriront ce spectacle, presque aussi rare chez nous, qui faisons tant
les fiers, que partout ailleurs, de deux existences intimement unies
dans une parfaite concordance de goûts et d'humeur, dans une pleine
et sereine confiance, dans une si vive tendresse que la séparation
pour elles serait la mort. Il en est de même pour la religion. Certes,
en thèse générale, l'islamisme ne développe pas autant que le chris-
tianisme tout un côté de l'âme, ces rapports affectueux de la créa-
ture et du Créateur, ces élans d'ardente espérance et d'adoration
émue qui donnent à certaines vies chrétiennes une si incomparable
beauté; mais toute grande religion contient pourtant nécessaire-
ment, au moins en germe, les élémens nécessau^es de noblesse mo-
rale, et ici encore il se rencontrera des âmes qui, par l'effet de l'é-
ducation, surtout par un penchant naturel, atteindront aisément ces
sommets où elles ne semblaient pas destinées à monter ; elles tire-
ront par exemple du dogme austère de la fatalité une tendre dévo-
SOUVENIRS d' ASIE-MINEURE. 123
tion, une douce et reconnaissante piété qui ne paraît pas en découler
logiquement. Sous la préoccupation d'idées absolues et de menson-
gères apparences d'unité, on a trop longtemps différé de comprendre
et de montrer, dans l'histoire religieuse de l'humanité, que toute
religion , générale et une par sa partie théorique, par les dogmes
qu'elle professe, est particulière et individuelle par la manière dont
ces dogmes sont compris, et par l'influence, variable à l'infini, qu'ils
exercent sur chacune des âmes qui les admettent; à proprement
parler, il y a autant de religions que de fidèles.
Si le docteur Delbet rapporte une excellente impression de ses vi-
sites à sa jeune malade, nous sommes moins édifiés par nos rela-
tions avec le haut clergé de la ville. Chez la plupart de ces person-
nages, il y a de la bonhomie, mais rien de plus, autant que nous
pouvons en juger, et l' élévation des sentimens ne semble pas ré-
pondre à la dignité de l'extérieur. Le docteu^* est appelé, et je l'ac-
compagne par curiosité, auprès d'un mollah qui dirige l'école la
plus fréquentée, et qui est regardé dans tout Bey- Bazar, à cause
de sa science et de ses austérités, presque comme un saint. Il nous
reçoit poliment, mais sans empressement, et il a vraiment assez
haute mine. Pendant que M. Delbet examine son malade, j'étudie
des yeux son cabinet , où il y a sur des tablettes un assez grand
nombre de livres imprimés et manuscrits. Les lit-il? Ceci est une
autre question. Il est facile en Turquie de passer pour savant, et ici
plus encore que chez nous on croit volontiers sur parole ceux qui
se vantent de posséder une science que personne autour d'eux n'est
en état de contrôler. Quoi qu'il en soit de l'érudition de notre mol-
lah, qui possède beaucoup de textes arabes et persans, dont plu-
sieurs sortent des presses européennes, la consultation finie, nous
nous mettons à causer. Nous lui faisons remarquer l'inconvénient
de ne pas avoir de médecin à demeure, le caractère grave et bientôt
fatal que peuvent prendre ainsi les maladies les plus simples. <( Les
plus riches habitans de la ville (et presque tout le monde y est à
Taise) devraient, lui disons-nous, se cotiser pour entretenir un mé-
decin. — Je suis pauvre, nous dit-il; un homme comme moi ne
pourrait rien donner. — Nous sourions; il nous demande pourquoi.
Charles, notre drogman, qui mêle souvent. ses propres idées à la
conversation qu'il est chargé de soutenir pour notre compte, lui
répond qu'en tout pays, en terre musulmane comme en terre chré-
tienne, évêques, papas, imans ou mollahs, crient souvent misère,
mais qu'au fond ils ne sont guère à plaindre, et que les petits ca-
deaux ne manquent jamais. Cela le fait rire. — C'est donc comme
cela chez vous? nous dit- il. — Mais oui, à peu près. — Hélas! il
n'en est plus ainsi chez nous : si on a quelque chose à donner, ce
124 REVUE DES DEUX MONDES.
n'est plus à nous qu'on le porte, mais aux mudirs, aux cadis, etc. »
C'est là ce qui révèle au mollah la décadence de la religion. Quoi-
que la conversation se continue assez longtemps, il ne nous dit
rien qui marque un esprit sérieux, ou seulement une âme. pieuse et
délicate. Ici comme ailleurs, je crois que les simples fidèles sont
souvent bien supérieurs à leur clergé en piété et en religieuse cha-
rité.
7, 8 août. — Notre compagnon Guillaume va mieux ; mais voilà
que Méhémed est atteint aussi des fièvres, et que le docteur, en
allant faire de la photographie en plein midi , gagne une sorte de
congestion cérébrale. Si nous restons plus longtemps dans cette ville
maudite, nous y passerons tous ! J'envoie en toute hâte Charles au
mudir, pour lui mander qu'il faut à tout prix nous procurer un
palanquin et des chevaux. Le mudir montre beaucoup d'empresse-
ment. Depuis que nous sommes arrivés, c'est lui qui nous nourrit.
Deux fois par jour on nous apporte nos repas de son harem. En vain
nous lui avons envoyé plusieurs fois des ambassadeurs pour le dé-
cider à nous laisser acheter nos alimens et faire notre cuisine nous-
mêmes. — Ce serait une honte, a-t-il toujours répondu. Seulement
que nos hôtes nous pardonnent si ce que nous leur envoyons ne vaut
pas ce qu'ils mangeaient dans leur pays. — Sa cuisine n'est pas
mauvaise, quoiqu'elle abuse un peu du riz au lait et des concombres
farcis. Je comprendrais d'ailleurs qu'il commençât à trouver un peu
lom'de une charge qu'il avait sans doute cru s'imposer pour deux
ou trois jours seulement. 11 ne nous le fait, en tout cas, sentir d'au-
cune manière, mais il s'arrange pour que rien ne nous retienne mal-
gré nous à Bey-Bazar. Par son entremise et sous sa garantie, on
nous assure jusqu'au bourg d'Aïasch un palanquin, des chevaux de
poste et tfiois mulets.
Dans l'après-midi, je vais faire nos adieux au mudir. Je trouve
encore réunis dans sa maison les principaux personnages de la ville.
Avant toute conversation, il faut recevoir le salut de chaque personne
présente et le lui rendre. On me demande ensuite des nouvelles de
tous nos malades, et on fait des vœux pour le rétablissement de leur
santé. Je remercie et je témoigne ma reconnaissance de toutes les
complaisances que l'on a eues pour nous; je prie en même temps le
mudir d'accepter un souvenir de notre passage, et le drogman dé-
pose à côté de lui une paire de pistolets à baïonnette enveloppés
de papier. Quoiqu'ils grillent sans doute tous, et surtout l'heureux
destinataire du cadeau, de savoir ce qu'il peut y avoir dans ce pa-
quet, personne ne touche ni ne regarde ; on ne témoigne pas la
moindre curiosité. Agir autrement serait se donner l'air mal élevé,
avide, curieux. Chez nous au contraire, cette apparente indifférence
SOUVENIRS d'asie-mineure. 125
ressemblerait à une malhonnêteté. On veut pouvoir dire à celui qui
vous fait un présent qu'on le trouve joli, et qu'on en est content. Ce
sont deux manières différentes, mais qui s'expliquent l'une et l'autre,
de comprendre la politesse. Dès que nous sommes rentrés chez nous,
j'envoie Méhémed voir ce qu'ils font; il était temps : chacun essayait
à son tour, sans y parvenir, de faire marcher les pistolets et jouer
la baïonnette. On allait casser le ressort.
9, 10, 11, 12 août. — Journées pénibles, et que je ne me rappelle
pas sans un certain frisson. C'est décidément le docteur, toujours
plongé dans une lourde torpeur, que nous emportons en palanquin,
comme une grande dame turque ou un officier de la compagnie des
Indes; il se trouve très mal et souffre horriblement sous l'ardent soleil
qui échauffe cette cage étroite. Nous faisons des haltes de temps en
temps, auprès de corps de garde ou dervends où dorment quelques
zaptiés. Le pays que nous traversons ne contribue pas à nous égayer.
C'est un vrai désert : collines brûlées, ravins sans eau. De place en
place, des troupeaux de chèvres d'Angora, à la laine longue et
soyeuse, broutent la terre nue, la roche aride. Où prennent-elles
cette merveilleuse toisonV... Çà et là, entre les collines, quelques
champs cultivés, maintenant dépouillés, et près d'eux une aire sur
laquelle les bœufs battent le grain; la femme, debout sur la planche,
en plein soleil, les fait tourner à coups d'aiguillon; à quelque dis-
tance, le mari et le fils se reposent à l'ombre d'une claie appuyée
sur deux pieux. Nous mettons près de treize heures à faire un che-
min qui en demande ordinairement sept ou huit, et il est nuit noire
quand toute la caravane arrive à Aïasch, chez le mudir Ibrahim-
Effendi, qui tient à être lui-même notre hôte.
C'est un singulier personnage qu' Ibrahim -Effendi. Il a habité
longtemps Constantinople, et se croit très civilisé parce qu'il a tout
un bric-à-brac d'homme civilisé. Il nous exhibe successivement une
longue-vue, une jumelle, un revolver, un thermomètre, un fusil
anglais à deux coups, un portrait lithographie d'Omer-Pacha, une
autre lithographie grotesque, qui se vendait à Constantinople du
temps de la guerre, et qui représente les souverains alliés avec leurs
ministres, etc. Il ne sait même pas se servir de ces objets, car, en
touchant au revolver, il le disloque. Il n'a d'ailleurs pas plus d'in-
struction que les autres Turcs, et ses deux fils sont ignorans et
niais. Non-seulement je n'ai pas encore rencontré un Turc vraiment
instruit, mais je n'en ai même pas vu un qui comprît ce que c'est
que l'instruction, le prix qu'elle «vaut et la peine qu'il en coûte pour
l'acquérir. Ils n'ont pas l'ombre de cette sainte curiosité qui est
comme le sel des sociétés modernes, et qui, malgré tous leurs dé-
fauts, les empêche de se corrompre.
126 REVUE DES DEUX MONDES.
Le lendemain de notre arrivée à Aïasch, Charles, notre drogman,
est saisi à son tour de la fièvre. Craignant, si je tarde davantage,
d'être atteint moi-même, je me décide à prendre les devans pom- aller
réclamer le concours de l'évêque arménien catholique, M^"" Ghichma-
nian, à qui nous sommes fortement recommandés de Gonstantinople
par son supérieur, M^^ Hassoun. Nous ne sommes plus qu'à une dizaine
d'heures d'x\ngora. Je pars avec Méhémed le soir même, au moment
où le muezzin appelle les fidèles à la prière. Notre guide nous con-
duit par un sentier de montagne qui court entre de profonds ravins
qu'agrandit et que creuse encore l'obscurité. De sombres groupes
d'arbrisseaux tachent de noir les pentes terreuses et blanches sur
lesquelles pourrait nous faire glisser un faux pas de nos chevaux. Des
vallées montent des chants de cigale, seule et faible voix qui se
fasse encore entendre dans ces déserts endormis. On entrevoit, dans
la nuit transparente, des plaines et les rivières qui les arrosent, des
montagnes par-delà d'autres montagnes, tout un immense horizon
où brille çà et là un feu de berger. La lune blanchit déjà le ciel
derrière une haute roche qui en cache encore le large croissant.
Dans le ciel resplendissant, comme si ce n'était pas assez de tous
ses astres, s'allument et courent à chaque instant des étoiles
filantes. Jamais je n'en ai observé en aussi peu de temps une aussi
rapide succession.
Sur les onze heures, trop tôt à mon gré, nous arrivons, par des
sentiers de chèvres, à Istanos. Istanos est un village arménien de
trois ou quatre cents maisons, où il n'y a que quatre ou cinq familles
musulmanes. Je comprends que les Turcs aient laissé ce lieu aux
chrétiens. Rien de plus sec que ces montagnes, rien de plus sau-
vage que les rochers qui dominent les maisons ; çà et là ils se dres-
sent en grandes aiguilles ou s'avancent en masses énormes qui sem-
blent prêtes à s'abattre sur le village. Tout cela paraît plus étrange
encore à l'heure où nous arrivons. Toutes les lumières sont éteintes.
Heureusement dans cette saison on couche sur les terrasses. Éveillés
par le bruit de nos voix et par le pas de nos chevaux, quelques dor-
meurs regardent par-dessus le bord du toit. Nous nous faisons in-
diquer une maison à laquelle nous devons aller nous adresser de la
part du mudir d' Aïasch, et malgré l'absence du maître du logis,
qui se trouve pour affaires à Angora, son fils et sa femme nous ou-
vrent la porte et nous reçoivent. On nous apporte du laourt ou lait
caillé et du miel, et on étend pour nous des matelas sur une ter-
rasse. Je continue, en regardant les étoiles, ma rêverie du chemin,
et je suis assez longtemps à m'endormir.
Nous étions pourtant réveillés avant le jour par la simandra, qui
appelait les fidèles à rolTice du dimanche. La sïtmmdra, c'est une
SOUVEMRS d' ASIE-MINEURE. 127
triste parodie de la cloche ; c'est une planche de bois, doublée d'une
feuille de métal, sur laquelle le sonneur frappe à grands coups avec
une espèce de marteau. Les Turcs, jusqu'à ces derniers temps, ne
permettaient pas les cloches aux chrétiens. Il fallait pourtant que
les chrétiens, puisqu'on les laissait vivre et exercer leur culte, pos-
sédassent un instrument quelconque de signaux, que le prêtre eût
les moyens d'annoncer à ses ouailles les heures de la messe et des
autres offices. La simandra fut donc adoptée par les Grecs et tolérée
par leurs maîtres : dans le bruit sourd qu'elle produit, malgré toute
la force déployée, il y a quelque chose d'humble et de timide qui
convenait bien à la situation des chrétiens et qui ne pouvait blesser
les superbes oreilles des musulmans. Maintenant en Turquie c'est
l'ambition de toute communauté arménienne ou grecque, dès qu'elle
se sent quelque richesse et quelque force, de remplacer la simandra
par la cloche. Dans les grandes villes, sur les côtes, là où il y a des
consuls, où les Francs sont nombreux, ce changement s'est déjà
presque partout accompli; mais dans l'intérieur la chose est plus
difficile : là les chrétiens, si par une imprudente manifestation ils
soulevaient contre eux l'ombrageux fanatisme des mahométans, ne
pourraient compter, pour échapper aux fureurs populaires, ni sur
eux-mêmes (ils n'ont point d'armes, et, en trouvassent-ils, ils ne sau-
raient ni n'oseraient s'en servir), ni sur l'autorité, à qui manquent
et la volonté et les moyens de faire respecter l'ordre. Il faut donc là
tâter adroitement et patiemment son terrain , préparer par des har-
diesses prudentes et graduées le grand coup qu'on veut frapper, se
ménager à beaux deniers comptans des appuis parmi,les musulmans
eux-mêmes. On a, depuis quelque temps déjà, obtenu de Gonstan-
tinople (ce n'est pas le plus difficile) le firman nécessaire; quand on
croit donc avoir pris toutes les précautions possibles, mis toutes les
chances de son côté, on se décide à suspendre et même à sonner la
cloche, et alors il arrive parfois que, malgré les permissions obte-
nues et les mesures prises, malgré les appuis intéressés sur les-
quels on pensait pouvoir compter, la populace turque, au premier
bruit de cette cloche qui semble sonner la fanfare d'une victoire
des chrétiens, s'ameute, se précipite sur l'église, insulte les prêtres
et les fidèles, détache la cloche et l'emporte en triomphe, la traîne
dans la boue par les rues de la ville (1). Quand, il y a deux mois,
nous passâmes par Sivri-Hissar, les Arméniens de cette ville se
préparaient, non sans quelque inquiétude, à tenter l'aventure. Ils
avaient le firman, leur cloche était déjà achetée à Gonstantinople,
(1) Voyez, dans la Presse d'Orient du 22 janvier 1857, le récit de scènes de ce genre
qui eurent lieu, à propos d'une inauguration de cloche, dans la ville de Sistowa, en
Bulgarie.
128 REVUE DES DEUX MONDES. '
et devait en arriver bientôt : on attendait, pour l'inaugurer, un
moment favorable.
Les sons de la simandra éveillent tout le village. Bientôt chacun
se lève; on prend un peu d'eau dans le creux de la main et on s'en
mouille le bout du nez et les paupières; on empile dans un coin de
la terrasse toute la literie, et voilà la toilette et le ménage faits.
Déjà, sur l'autre flanc de la vallée, par le raide et tournant sentier
qui mène à l'église, gravissent les femmes enveloppées de longs
voiles blancs. Nous ne restons pas longtemps à contempler ce spec-
tacle; après une légère collation, aussitôt nos chevaux sellés, nous
partons au moment même où se lève le soleil.
La route d'Istanos à Angora remonte le long de la rivière qui
vient de cette dernière ville, si l'on peut appeler rivière un lit des-
séché où s'aperçoivent çà et là des flaques d'eau dormante. D'Istanos
à Angora, on compte six heures, et dans tout cet espace, sur la route,
il y a deux fontaines, mais pas un arbre, pas un toit où l'on puisse
s'abriter. Ce n'est pas que le pays soit désert; toute la plaine est
cultivée , et on est occupé en ce moment à battre et à rentrer la
moisson; mais les villages sont tous à quelque distance de la route.
Nous poussons nos chevaux, égayés eux-mêmes par la fraîcheur du
matin, et en moins de quatre heures nous arrivons à Angora, l'an-
cienne Ancyre.
Angora est la plus grande ville que j'aie encore vue en Asie-Mi-
neure. Dominée par les murailles dentelées de son vieux château,
la ville présente de loin un aspect original et pittoresque. Cette im-
pression ne s'efiace pas quand on approche. Dans une prairie des-
séchée, devant la ville, campent sous quelques lambeaux de toile
plusieurs familles tartares. Avant de s'engager dans les rues, on
traverse des cimetières remplis de débris antiques , on aperçoit les
.ruines informes de plusieurs vieux édifices. Puis ce sont des rues
étroites et tortueuses où l'on est arrêté par de longues fdes de cha-
meaux, un populeux bazar où, par les trous de la toiture en plan-
ches, tombent capricieusement, comme une pluie d'or, d'étincelans
rayons. Les maisons grises, en briques crues, ont toutes l'air de
masures; mais par la porte entr'ouverte on aperçoit des cours dal-
lées qu'ombrage une treille, des chambres meublées de sofas et
de beaux tapis. Je me fais conduire à l'église catholique; c'est
dimanche, et le moment où on sort de la messe. Dans les grands
voiles blancs qui les couvrent, les femmes ont toutes l'air de reli-
gieuses; mais heureusement elles ne cachent point leurs doux et
aimables visages. L'évêque est à sa campagne, à 6 kilomètres en-
viron de la ville; je remonte à cheval et j'y cours. W"" Chichmanian
me fait l'accueil le plus cordial, le plus empressé, le plus paternel
SOUVENIRS d' ASIE-MINEURE. 129
qu'il soit possible d'imaginer; les jeunes prêtres qui l'entourent^
les élèves du séminaire, tout le monde est heureux de savoir enfin
arrivés ces amis inconnus, ces voyageurs français que l'on attendait
depuis si longtemps. On a déjà préparé, pour nous recevoir, la
maison qu'habite en ville pendant l'hiver le séminaire catholique.
Le lendemain, je redescends à Angora avec l'évêque, et dans
l'après-midi nous voyons arriver, conduits par un cavas d'Aïasch,
qui a eu d'eux le plus grand soin, tous nos malades. Le drogman
Charles a manqué mourir en route d'un accès de fièvre pernicieuse :
le docteur, qui a retrouvé dans ce danger subit un peu de force et
de lucidité d'esprit, l'a cru un moment perdu; mais enfin tout le
monde est sur pied, et on ne va plus avoir à faire ici, jusqu'à nouvel
ordre, autre chose que se soigner dans une maison bien fraîche.
Aussi, du jour où je vis tous mes compagnons arriver vivans à An-
cyre, la confiance et la joie rentrèrent dans mon cœur; je me dis que
le rétablissement des uns et des autres n'était plus qu'une affaire de
temps; les douloureuses pensées et les sinistres pressentimens qui
me poursuivaient depuis Boli disparurent comme par enchantement;
je me sentis, sans savoir pourquoi, assuré de l'avenir, certain que
les plus mauvais jours étaient passés, et que tous les trois nous re-
verrions
Et la douce patrie et les parens aimés.
L'esprit libre désormais et le cœur content, je m'apprêtais à pro-
fiter du long séjour que nous paraissions devoir faire à Angora pour
examiner de plus près et tout à loisir, sans me payer, si c'était pos-
sible, de mots ni d'apparences, ce que j'avais été obligé jusqu'ici
de deviner plutôt que d'apprendre. Établi à demeure dans une ville
restée tout orientale et privée de toute communication régulière
avec l'Europe, je connaîtrais enfin les rapports actuels des Turcs et
des chrétiens, non pas tels que les représentent les programmes
officiels de la Turquie, mais tels que les font les souvenirs du passé
et de vieilles habitudes luttant contre le progrès des mœurs, contre
les intérêts et les besoins nouveaux.
George Perrot.
{La seconde partie au prochain n°).
TOME XLIV.
L'UNITE DE L'ITALIE,
LA PAPAUTÉ ET LA FRANCE
I. Doewnens diplomatiques, 1863. — II. La Souveraineté pontificale et l'Italie, par M. Eugène
Seadu, 1863. — III. Le Gouvernement temporel des Papes jugé par la diplntnatie française.
— IV. La Fédération et l'Unité en Italie, par M. Proudhon. — V. L'Abandon de Rome,
par M. de La Guéronnière. — VI. Le Provincie Meiidionale del régna d'Italia, per G. Manna;
Napoli. — VII. Sulle présente Condizione d'Italia, pensieii di G. La Farina, Turin, etc.
Ce n'est pas sans un sentiment d'invincible et oppressive per-
plexité que des esprits sincères peuvent voir depuis quelque temps
cette redoutable question des destinées de l'Italie et de Rome se
compliquer, s'obscurcir, se perdre dans les fatalités et les contra-
dictions, et en venir à ce point où, à n'observer que l'extérieur des
choses, elle n'aurait plus d'issue. Elle en a une pourtant, il faut
le croire, car ce n'est pas pour rien que la France a combattu et
que tout un peuple s'est levé au retentissement de ses armes, se-
couru ou suscité par elle; mais cette issue, où donc est-elle? Sous
quel amas de passions et d'intérêts ou d'opinions contraires semble-
t-elle disparaître un instant ? A travers quels obstacles cette ques-
tion italienne, vrai drame interrompu, a- 1 -elle à se frayer une
route? — Va-t-elle continuer à se développer dans le sens national
et aller jusqu'au bout de cette transformation qui est un des grands
faits de l'histoire contemporaine? Une force indéclinable, souve-
raine et impassible l'arrête au passage. — Va-t-elle rebrousser
chemin jusqu'à la restauration de tous ces pouvoirs qui ont dispani
d'eux-mêmes encore plus qu'ils n'ont été renversés? Une force bien
l'unité de l' ITALIE ET LA PAPAUTÉ. 131
plus irrésistible la retient, la force des choses, ce guide tout-puis-
sant et invisible des événemens. Elle ne peut ainsi ni reculer ni
avancer.
Autre problème qui s'élève ici parallèlement : quelle est la di-
rection définitive de la politique française? La France, après avoir
eu son épée enfoncée jusqu'à la garde dans les affaires italiennes,
peut-elle laisser retomber tout ce qu'elle a aidé à vivre dans la dé-
composition par l'impossibilité d'aller plus loin? ]N'est-elle pas en-
' gagée, bien plus que par une garantie diplomatique, par cette li-
berté même dont elle a entouré l'œuvre qui s'accomplissait devant
elle, à côté d'elle, après avoir été commencée par elle? Est-il donc
vrai que ses traditions soient dans un camp et ses principes dans
l'autre, qu'il y ait guerre entre ses intérêts et ses sympathies, entre
ses instincts d'émancipation et sa politique religieuse à cause de
Rome? Est-il vrai enfin, comme on le dit quelquefois avec une légè-
reté tranchante et prétentieuse, qu'accepter l'unité de l'Italie pour
ce qu'elle est et pour ce qu'elle peut être, ce soit sacrifier la France
et les conditions permanentes de sa grandeur à une cause étrangère
par un caprice de dilettantisme révolutionnaire? C'est là le doute
émouvant et complexe qui retentit dans le secret des consciences
comme dans les discussions publiques, et le malheur, le grand
malheur, c'est que dans ce doute prolongé les esprits indécis et
flottans s'étourdissent eux-mêmes. Le trouble des imaginations s'a-
joute au trouble des faits en l'aggravant, et produit cette confu-
sion, ces équivoques, ces combinaisons bizarres que nous voyons :
M. Proudhon qui soutient le pape et la fédération, — des prêtres,
des jésuites qui sont pour l'unité de l'Italie, des hommes qui sont
libéraux à Paris et ne le sont plus à Rome, en compensation de ceux
qui réservent tout leur libéralisme pour Rome et n'en gardent rien
pour Paris, des publicistes qui passent leur vie à renier la nationa-
lité italienne et sont pleins de feu pour la nationalité napolitaine ou
modenaise. C'est le choc de toutes les contradictions et de toutes les
passions servant à épaissir une obscurité au sein de laquelle la po-
litique s'arrête immobile et comme embarrassée de son œuvre.
Il y a eu un jour, à l'origine, où elle était simple, cette question
italienne, elle le paraissait du moins. On ne voyait en elle qu'une
revendication légitime d'indépendance, une manifestation de na-
tionalité en face de la domination étrangère. Toutes les questions
d'organisation intérieure, de formes, de combinaisons futures, dis-
paraissaient dans ce premier et énergique mouvement. Ceux mêmes
qui pressentaient avec alarme les conséquences irrésistiblement li-
bérales de cette entreprise de délivrance, ceux qui étaient instinc-
tivement plus sensibles aux dangers qu'on allait courir à Rome et
132 REVUE DES DEUX MONDES.
à Naples qu'aux souffrances qu on supportait à Milan, ceux qui au-
raient empêché la guerre s'ils avaient pu et qui la suivaient avec un
redoublement d'anxiété quand elle avait commencé, ceux-là mêmes
osaient à peine avouer leurs craintes, moins encore une hostilité,
devant ce droit éclatant d'un peuple appelé aux armes et à l'af-
franchissement des Alpes à l'Adriatique. Puis le combat était engagé,
et sous les plis de ce drapeau couvrant la renaissance ou Tavéne-
ment d'une nation les dissentimens se taisaient un instant. A mesure
cependant que ce grand et généreux rêve d'une Italie indépendante
devenait une réalité, et qu'à la guerre succédait ce mouvement en
quelque sorte méthodique que M. l'évêque d'Orléans a un jour ap-
pelé , dans un excès de langage , « une suite misérable de nos vic-
toires, » la question s'est étrangement compliquée, je l'avoue; elle
s'est aggravée par le progrès même de cette émancipation intérieure
et spontanée qui, en envahissant l'Italie entière, est devenue toute
une révolution.
Au premier souffle de la guerre, des ducs grands et petits sont
tombés sans gloire pour ne plus se relever, et ces ducs ont laissé
sans doute des cliens, des serviteurs attachés à leur fortune. Des
autonomies revêtues du lustre des souvenirs et des traditions, ré-
pondant au vieil instinct municipal, ont abdiqué devant la pensée
supérieure d'une concentration des forces nationales, et ces auto-
nomies, images de tout un passé, n'ont pu disparaître sans laisser
des traces dans plus d'une intelligence. L'intégrité de la domina-
tion temporelle du saint-siége a été entamée, et l'instinct religieux
du monde catholique est venu se jeter dans la mêlée : la question
de la souveraineté pontificale a surgi. Le droit populaire, triom-
phant partout, a partout provoqué au combat le droit dynastique,
historique et traditionnel, et c'est ainsi que s'est dessiné ce double
courant : d'un côté, la transformation de l'Italie précipitant sa
marche ou paraissant s'arrêter quelquefois, mais toujours fixe dans
son but; de l'autre, tous ces intérêts lésés, froissés, se relevant
pour tenter un dernier effort et se liguant instinctivement partout
pour une défense désespérée. C'est ainsi que des victoires mêmes
de la nationalité italienne est née cette coalition , dangereuse sans
doute par la nature de ses élémens et par les auxiliaires qu'elle
rencontre, assez forte pour susciter des obstacles, assez habile pour
se faire une arme des hésitations ou des défaillances, mais assez
aveugle pour ne point voir que, par des résistances plus bruyantes
qu'efficaces, elle ne fait qu'aider à une destinée qui s'accomplit;
c^est ainsi enfin que ce qui n'a été d'abord que le duel du sentiment
national d'un peuple et d'une domination étrangère est devenu, sous
les noms du pape, du roi de Naples, de Tltalie, une lutte de tous
l'unité de l'italie et la papauté. 133
les intérêts politiques et religieux dépassant les Alpes et embrassant
le monde.
Ce que veut l'Italie dans cette lutte, ce qu'elle poursuit à travers
les hasards d'une vie singulièrement agitée, c'est écrit en traits de
feu dans son histoire depuis quatre ans, dans les actes de son par-
lement, dans les manifestations de sa diplomatie comme dans les
témérités de ses chefs populaires, dans toute cette carrière si di-
verse qui va des retentissantes proclamations de Milan au dernier
combat d'Aspromonte, où est tombé Garibaldi en expiation d'une im-
pétuosité irréfléchie de patriotisme, d'un défi jeté à notre puissance.
Ce qui est dans les traditions, dans les intérêts et dans la politique
de la France, à part bien entendu les vaines sommations de la force,
je le dirai aussi; mais que veulent ceux qui, interprètes éplorés ou
irrités de toutes les choses plus qu'à demi vaincues, assiègent l'Ita-
lie de leurs protestations stériles, tournent en impossibilités contre
elle les obstacles qu'ils lui suscitent, et s'épuisent en solutions pour
éluder la seule vraie et inévitable, la seule qui s'impose désormais
comme le moyen libéral de dénouer une question de liberté et d'in-
dépendance? A quelle date et à quel ordre de combinaisons s'arrê-
tent-ils, — à la restauration du passé, à Yillafranca, à Zurich, aux
annexions restreintes, à l'Italie du nord, à la sanction de ce qui
existe moins ce qui reste à faire, à l'unité moins ce qui l'affermit
et la couronne , à une organisation fédérative moins les conditions
qui auraient pu la faire vivre? Je cherche la vérité au milieu de
toutes les contradictions qui survivent encore dans une sorte de
trêve passagère laissée aux événemens et aux passions. De quelque
façon qu'on juge tout ce qui s'est accompli depuis quelques années
au-delà des Alpes, il est un fait éclatant comme le jour, c'est
qu'une situation nouvelle a été créée. La guerre a donné la Lom-
bardie au Piémont, la paix a valu à l'Italie une conquête bien plus
précieuse encore, la lilDerté intérieure sous la sauvegarde du prin-
cipe de non -intervention proclamé par la France; c'est le mouve-
ment propagé avec une rapidité merveilleuse dans ces conditions
d'une liberté nouvelle, c'est ce mouvement qui a fait l'unité par la
dissolution de tous les pouvoirs en mésintelligence avec leur temps
et avec leur pays, par la fusion ou l'étreinte de toutes les parties
de la péninsule, — moins Venise, où l'Autriche est restée au nom
d'un droit désormais précaire, réduit à vivre armé entre quatre for-
teresses, — moins Rome, où la France, par sa parole encore plus
que par ses armes, reste la gardienne d'un grand problème reli-
gieux.
Cette situation, telle qu'elle est sortie des dernières crises ita-
liennes, avec ce qu'elle a d'irrévocable et d'incomplet, ne s'appuie
13 A REVUE DES DEUX MONDES.
pas seulement sur un acte de souveraineté nationale qui lui im-
prime le caractère du droit; elle se corrobore des combinaisons ter-
ritoriales qui sont venues s'y mêler, de la reconnaissance de presque
toute l'Europe, qui en est la légalisation diplomatique, de tout ce
qui fait de ce mot d'Italie le signe d'une puissance régulière assez
forte pour en imposer à beaucoup d'ennemis, et même pour conte-
nir de trop ardens amis. Cette puissance nouvelle, l'unité, l'Italie,
on peut la contester, lui faire la guerre directement ou indirecte-
ment, par une attitude passivement menaçante, comme l'Autriche,
par une mauvaise humeur tenace et vaine, comme l'Espagne, par
toutes ces velléités de réaction qui s'unissent dans un même effort;
elle n'existe pas moins, elle a sa dynastie, son gouvernement, son
armée, sa diplomatie, ses lois, ses hommes d'état. Quelles sont donc
les difficultés qu'elle rencontre, difficultés réelles et grandes en-
core, il est vrai, mais que l'esprit de parti grossit pour en faire des
impossibilités? Elles sont tout à la fois intérieures, diplomatiques,
religieuses, et si je voulais les résumer dans une expression plus
sensible, je dirais qu'elles sont, quoique d'une façon inégale, à Na-
ples, de ce côté des Alpes et à Rome, sans compter Venise, dont la
délivrance à l'heure voulue eût été peut-être la grande et souve-
raine solution. C'est bien là, si je ne me trompe, la question dans
toute sa complexité. Raisonnons donc.
Quand on parle légèrement de cette révolution d'Italie conduite
avec un mélange d'audace et d'habile sagacité, quand on affecte de
la représenter comme une œuvre de bouleversement, d'ambition et
de conquête, lorsqu'on accumule les injustices contre le Piémont
parce qu'il a été le nerf de cette transformation, et lorsqu' enfin on
cherche à passionner la France, par des motifs de politique ou de
religion, contre quelques-unes des conséquences de son propre ou-
vrage, que veut-on dire? On oublie trois ou quatre choses de pre-
mier ordre, la nature et l'origine de ce mouvement, la manière dont
il s'est accompli, ce que la France représente dans le monde, ce que
peut être l'action religieuse dans notre temps, au sein des sociétés
modernes. Si l'unité, à son apparition récente en Italie, n'eût été
que l'utopie ambitieuse, le rêve enflammé de quelques conspira-
teurs, elle serait déjà morte, ou, pour mieux dire, elle n'aurait pas
vécu; elle serait restée dans les limbes des méditations confuses des
sectaires. Ce qui fait au contraire son originalité contemporaine et
sa force, c'est qu'elle est l'expression naturelle et pratique d'une
situation irrésistible, c'est qu'elle apparaît avec ce caractère rigou-
reux des combinaisons qui sont le produit des événemens encore
plus que des théories, c'est qu'en un mot elle a éclaté comme une
nécessité imprévue, précipitée peut-être, mais impérieuse. A dire
l'unité de l' ITALIE ET LA PAPAUTÉ. 135
vrai même, c'est peut-être un abus de l'histoire, une illusion rétro-
spective de chercher dans le passé la trace, l'ébauche de cette unité,
comme pour la revêtir du prestige de l'ancienneté. Que cette pensée
ait voyagé dans le moyen âge italien, qu'elle ait hanté les imagina-
tions les plus puissantes, que la péninsule ait été le théâtre sécu-
laire d'une lutte entre l'unité rêvée sous des formes diverses et les
traditions municipales finissant par se fixer dans une multitude de
principautés rivales, rien n'est plus certain; mais ici éclate la diffé-
rence. Autrefois c'était l'unité par l'idée impériale ou par l'idée pa-
pale, c'est-à-dire toujours la subordination de l'Italie à une pensée
plus universelle que nationale et en quelque sorte la négation de
sa personnalité, de même que l'indépendance par des principautés
multiples n'était d'un autre côté qu'une conception toute locale,
assez vivace pour s'élever sans cesse entre le pape et l'empereur,
trop faible pour rien organiser par elle-même , et n'aboutissant en
fin de compte qu'à introduire périodiquement l'étranger dans les
démêlés italiens. Ce qu'on n'a vu jamais, ce qu'on ne voit, ce qui
n'a été possible qu'aujourd'hui, c'est l'unité par un acte de souve-
raineté populaire et par la liberté, par la fusion spontanée des lois,
des intérêts et des autonomies, par la substitution de l'idée d'une
indépendance collective et nationale à l'idée plus restreinte et toute
locale d'une indépendance morcelée, précaire, toujours flottante
entre toutes les influences, enfin par l'affirmation d'une personna-
lité italienne. C'est là ce qu'il y a de nouveau, d'essentiellement
moderne dans ce mouvement où viennent se résoudre, comme dans
une donnée supérieure, toutes les traditions de luttes et d'antago-
nismes qui ont agité l'Italie, dans ce mouvement qui descend en
droite ligne de la révolution française, mère de ce double principe
de l'indépendance des nations et de l'émancipation des peuples dans
leur vie politique et civile.
Gomment cependant la réalisation de ce principe a-t-elle été si
impétueuse et si prompte au-delà des Alpes, et comment en si peu
d'années, presque en si peu de jours, cet ordre nouveau a-t-il pris
corps à ce point qu'il faudrait une révolution pour le détruire? Com-
ment à une certaine heure l'Italie, placée entre l'unité, qui était un
rêve encore, et la confédération, qui semblait la forme d'indépen-
dance la plus rapprochée, la plus naturelle, a-t-elle hardiment
choisi la première? Est-ce qu'une organisation fédérative n'assurait
pas à la nationalité italienne des garanties suffisantes , conformes à
son génie et à ses traditions, en liw épargnant les problèmes devant
lesquels elle se débat aujourd'hui? 11 y a eu des momens, cela est
certain, où une confédération eût été possible, et il y en a eu même
où elle eût été saluée comme une faveur de la fortune. On peut tout
136 REVUE DES DEUX MONDES.
dire sur ce point. Je veux bien refaire avec M. Proudhon un cours
(le géographie politique et apprendre de lui que l'Italie est une
bette, qu elle a la taille longue et fine, qu'elle est coupée dans son
étendue par la chaîne de l'Apennin, partagée en zones du nord et
du midi, en bassins du Pô et du Tibre, sans compter les îles, et que
ce sont là des conditions merveilleusement favorables à un système
de fédération. D'autres parleront des bienfaits de l'autonomie, de
tous ces foyers distincts et brillans de civilisation, de toutes ces
villes en rivalité permanente, même des droits des princes liés à un
certain ordre européen. L'unité s'est fait jour cependant; quelle a
été sa raison d'être? Elle en a surtout une qui résume toutes les
autres, la nécessité de concentrer les élémens nationaux , de créer
une force compacte et homogène en présence de l'œuvre de l'indé-
pendance restée inachevée. Reportez- vous au lendemain de Yilla-
franca : il était déjà tard alors pour la confédération, et il est encore
bien plus tard aujourd'hui. L'Italie, au lendemain de cette paix qui
venait clore à l'improviste une éclatante campagne, avait deux voies
devant elle : l'une, périlleuse, il est vrai, mais où, avec la liberté
qui lui était assurée, elle pouvait arriver à prendre possession de ses
destinées par le débordement en quelque sorte régulier du droit na-
tional sur des souverainetés dont quelques-unes n'existaient même
plus; l'autre, plus diplomatique et plus sûre sans doute, mais où en
acceptant une fédération avec l'Autriche à Venise, avec les ducs
restaurés, avec le pape dans la plénitude du pouvoir temporel, avec
Naples en défiance et des princes rattachés à la protection autri-
chienne par la solidarité de la crainte, elle courait le danger de
rester divisée et impuissante devant un problème plutôt suspendu
que résolu.
Situation assurément dramatique et pleine de perplexité! Ce qui
a poussé l'Italie à se jeter en avant, ce n'est point une fantaisie
perturbatrice et révolutionnaire, c'est un sentiment national plus
profond, plus réfléchi, plus complexe qu'on ne le dit, et à ce mo-
ment celui qui exprimait le mieux ce sentiment, ce n'était peut-être
ni M. de Cavour, ni Garibaldi : c'était un homme d'une physiono-
mie originale et d'une vigoureuse trempe de caractère, fier, obstiné
et passionné avec une sorte de froideur, d'idées peu étendues, d'une
intelligence peu souple, mais d'une énergique fixité de résolution,
d'une dignité sévère et simple, n'ayant nul goût pour le désordre
tout en étant le plus révolutionnaire des aristocrates, vrai type de
gentilhomme d'autrefois transporté dans notre temps; c'était le dic-
Uteur temporaire de Florence, le baron Bettino Ricasoli, person-
nage étrange, qui plongeait par sa race dans le passé de la Toscane
et qui semblait ne représenter la tradition florentine dans toute sa
l'unité de l' ITALIE ET LA PAPAUTÉ. 137
hauteur que pour donner un sens plus décisif à l'abdication qu'il en
faisait, qui a pu depuis se montrer trop homme d'état d'une ville
dans le gouvernement de l'Italie, mais qui était alors à Florence le
plus Italien des Italiens par le coup d'oeil et par l'action. Le baron
Ricasoli se faisait le théoricien intrépide de cette unité qui ne s'ap-
pelait encore que l'annexion, et c'est par lui peut-être qu'elle a
triomphé; c'est lui qui en précisait la signification lorsqu'il disait à
ceux qui cherchaient à l'ébranler : « Le caractère principal ou pour
mieux dire unique et exclusif du mouvement italien de 1859 est le
sentiment de la nationalité. Cela est si vrai qu'aucune question de
forme gouvernementale intérieure n'est venue cette fois, comme cela
est malheureusement arrivé en J8A8, troubler l'élan des Itahens
dans la conquête de l'indépendance nationale... Tant que la guerre
durait encore, tant qu'on avait l'espérance que le royaume de la
Haute-Italie, les Autrichiens étant chassés de toute la péninsule,
verrait sa force accrue de la Vénétie, l'autonomie toscane avait ses
défenseurs. Maintenant ils ont disparu. Pourquoi? Parce qu'en Tos-
cane la pensée italienne domine toutes les autres... » Et ailleurs:
« Assurément la Toscane répugnerait à se laisser absorber par un
pays étranger, hétérogène, qui voudrait la mettre à son niveau dans
une condition de barbarie relative; mais plus on la considère comme
avancée dans la civilisation et fière de ce privilège, plus on doit lui
supposer l'intelligence des conditions propres à garder et à faire
valoir ce don qu'elle possède. Aujourd'hui la Toscane, comme les
^lutres états de l'Italie, a fait la douloureuse expérience du peu de
sécurité et de la stérilité des bonnes institutions dans les petits états :
elle a vu dans sa petitesse une menace perpétuelle contre sa civili-
sation, et ce qui s'appelait amour de l'autonomie est devenu en fait
désir de s'agrandir et de se fortifier pour sa propre défense... » II
n'y a ici, on le voit, nulle trace d'une passion purement révolution-
naire; tout procède du sentiment de nationalité. Voilà l'origine! Et
si, à part la logique et la force des choses, l'Italie, dans sa marche
vers l'unité, a eu des auxiliaires efficaces, quoique involontaires, ce
sont ceux qui, arrivant toujours tardivement, toujours en arrière
d'une révolution, préconisaient l'immobilité quand de simples ré-
formes intérieures eussent été un bienfait, se rattachaient aux ré-
formes quand le mouvement avait pris déjà un caractère national,
invoquaient la confédération lorsque la confédération était déjà
dépassée, et ne cessent de combattre avec l'expédient de la veille
l'événement du lendemain.
Il y a d'ailleurs un fait qu'on oublie aujourd'hui après quatre ans,
et qui est comme l'expression de la toute-puissance de ce mouve-
ment national dans son origine. Qu'a-t-il donc fallu pour faire dis-
138 REVUE DES DEUX MONDES.
paraître ces autonomies, ces souverainetés, ces pouvoirs qui se sont
fondus dans l'unité, et dont la résurrection est restée le mot d'ordre
de toutes les velléités de réaction? Rien n'est en vérité plus simple :
ils se sont évanouis encore plus qu'ils n'ont été renversés; ils sont
tombés sans lutte, sans débat, sous le poids de leur propre faiblesse,
bien plus que devant la sédition et la violence. Un souffle s'est élevé,
et tout a été emporté. Qu'on se souvienne un instant : où était le
duc de Modène lorsque la guerre éclatait? 11 avait déjà passé dans
le camp autrichien. A Florence, qu'arrive-t-il? Un jour, le 29 avril
1859, l'émotion remplit la ville à l'approche de la lutte qui va s'ou-
vrir en Lombardie; le grand-duc hésite, consulte taj^divement quel-
ques hommes libéraux, interroge sa petite armée, voit qu'il ne peut
se défendre contre le mouvement universel, et peuple, bourgeoisie,
soldats , tout se réunit pour voir passer sans outrage et san^ regret
cette famille de princes qui s'en va, laissant la Toscane à elle-même.
Je n'ignore pas que cette maison de Lorraine a longtemps gouverné
avec modération cette paisible Toscane au brillant passé, aux mœurs
douces, où la peine de mort n'était pas même connue; mais elle
s'était trop accoutumée à vivre de la protection étrangère, à peine
déguisée sous une fiction d'indépendance.
Il y a pourtant dans ces événemens accomplis comme une justice
secrète et une moralité supérieure qui se révèle. Youlez-vous savoir
comment ces princes sont tombés pour ne plus se relever? C'est
parce qu'en 1849, dans le feu des révolutions, rappelés spontané-
ment par le peuple toscan à la condition de ne point invoquer l'Au-
triche et de maintenir le régime constitutionnel qui était leur œuvre,
ils oubliaient, le lendemain de leur rentrée, ce qu'ils avaient promis,
appelaient ou subissaient l'intervention autrichienne, et se hâtaient
de supprimer toute constitution; c'est parce que dix ans après, en
1859, ils étaient dans le camp autrichien, attendant l'issue de Ma-
genta et de Solferino pour rentrer en Toscane. C'est ce qui a fait
leur chute si prompte et si irrévocable; c'est ce souvenir qui a fait
l'annexion et l'unité. Et à Bologne en était-il autrement qu'à Flo-
rence? C'était peut-être encore plus soudain et plus significatii".
L'occupation étrangère cessant le là juin 1859 dans des vues de
stratégie, l'autorité pontificale n'avait pas même l'idée qu'elle pût
tenir un instant, et c'est un ministre des affaires étrangères de
France qui a porté ce jugement : « Les Autrichiens repassant le Pô,
le pays s'appartenait entièrement à lui-même... Les populations de
la Romagne se sont trouvées plutôt encore qu'elles ne se sont ren-
dues indépendantes... » A Naples même, où la question devient
pourtiint plus grave, où il y avait une armée, un royaume de huit
millions d'hommes, une autonomie ancienne, et réunissant toutes
L*UNITÉ DE L ITALIE ET LA. PAPAUTE. 139
les conditions de vie, que s'est-il passé? Rappelez-vous cette aven-
ture étrange, Garibaidi entrant avec quatre hommes dans Naples et
trouvant une armée décomposée, un jeune roi en fuite, qui allait
s'enfermer effaré dans une forteresse. Je ne veux ici que remettre
en lumière quelques-uns des traits de cette révolution jaillissant
en quelque sorte du sol, précipitée sur certains points, j'en con-
viens, par des moyens hasardeux , mais ne trouvant nulle part une
résistance sérieuse, et partout moralement accomplie avant de se
manifester par des votes. Ainsi s'est déroulé ce mouvement, un jour
la Romagne, un autre jour les Marches et l'Ombrie, hier la Toscane,
demain la Sicile et Naples. Ainsi s'est réalisée cette unité où les au-
tonomies locales ont disparu, et d'où est sortie l'Italie dans sa sou-
daine croissance.
Voilà ce qu'on oublie lorsqu'on s'efforce de déconsidérer, d'affai-
blir le travail de ces quatre années en le représentant comme une
usurpation révolutionnaire, comme un artifice d'ambition, en se
faisant des susceptibilités locales survivantes une arme contre ce
qu'on appelle d'une façon assez barbare le piémontisyne, en dépei-
gnant l'Italie comme une terre ravagée et conquise, que le Piémont
gouverne, administre, pressure à son profit, et qu'il marque à son
effigie du pommeau de son épée. Le Piémont a fait beaucoup sans
doute pour l'Italie; il lui a donné une armée, une dynastie ancienne
et rajeunie par la popularité, l'ordre, la discipline, un drapeau.
L'œuvre achevée cependant, que reste-t-il? Le Piémont n'est plus
qu'une des grandes provinces de la péninsule; l'armée d'autrefois
est devenue l'armée italienne, où les anciens états du roi Victor-
Emmanuel ne comptent que pour moins de quatre- vingt mille
hommes sur plus de trois cent mille. Les lois, c'est le parlement
qui les fait, et dans ce parlement la représentation piémontaise
n'est qu'une minorité. Le président du sénat est un Sicilien, le pré-
sident de la chambre des députés est un Vénitien. Les cours de
magistrature sont pleines d'Italiens de toutes les contrées. Dans le
ministère même qui est aujourd'hui au pouvoir, le président du
conseil, M. Farini, est des états romains, aussi bien que le ministre
des affaires étrangères, le comte Pasolini; le ministre des finances,
M. Minghetti, est de Bologne; le ministre de l'intérieur, M. Pe-
ruzzi, est de Florence. Tout se mêle. Or ceux qui en France se font
les adversaires passionnés de ces transformations et les accusateurs
du Piémont, ceux-là savent-ils quel jour cette Italie nouvelle a fait
le plus de chemin ! C'est le jour où la cession de la Savoie et do
Nice s'est accomplie. M. de Cavour, en signant l'abandon de cea
anciennes provinces, n'ignorait pas qu'il rompait avec une tradition
pour entrer à pleines voiles dans un ordre nouveau; le parlement en
illO REVUE DES DEUX MONDES.
avait rinstinct, et un orateur piémontais, alors secrétaire-général
du ministère des affaires étrangères, M. Carutti, laissait éclater le
mot de cette situation en disant dans un mouvement d'éloquence
émue : « C'en est fait! sans Nice, sans la Savoie, il n'y a plus de
Piémont; finis Piedimontil Mais après lui avoir accordé un juste
tribut de regrets, je me relève et je salue l'Italie à sa naissance. »
Ce jour-là marquait le terme d'une évolution politique qui se pour-
suit depuis trois siècles, depuis Emmanuel-Philibert, et faisait de
la couronne des ducs de Savoie une couronne exclusivement ita-
lienne; ce jour-là, la question des frontières, cette question des
Alpes, si souvent débattue, était tranchée, et la fin du vieux Pié-
mont laissait peut-être entrevoir dès lors le moment où Turin , la
ville placée au pied des monts, la ville garde-frontières, cesserait
d'être la capitale de cette Italie dont on saluait la naissance.
Que cette révolution si rapide et si profonde, si facile en même
temps dans certaines parties de la péninsule, ait été sur d'autres
points mêlée de violences partielles, de coups de fortune, de réac-
tions de l'esprit municipal, qu'elle rencontre encore des difficultés
d'organisation, d'affermissement, qu'elle ait à lutter tout à la fois
avec des souvenirs, avec les espérances qu'entretient une œuvre in-
achevée, avec tous les embarras d'une crise d'assimilation, ce n'est
point assurément ce qui peut étonner. Au fond cependant, où sont
ces difficultés? Elles ne sont ni dans la Lombardie, annexée parla
guerre, ni dans la Romagne et la Toscane, annexées par la volonté
des populations, ni à Modène et à Parme, ni même dans l'Ombrie
et dans les Marches, enlevées par un de ces actes d'audace qui dé-
concertent la diplomatie. Dans ces provinces, dans les dernières
conquises surtout, c'est à peine si la nécessité d'une force militaire
se fait sentir, et au lendemain même de l'annexion il y a eu des mo-
mens où il n'y avait pas un soldat régulier dans les Marches. Les
gardes nationales des diverses parties de la péninsule ont été ap-
pelées à concourir à l'œuvre commune, et se sont mêlées dans l'ac-
tion. La loi la plus rigoureuse, quoique la plus inévitable du régime
nouveau, la conscription, a été appliquée partout sans trouver de
résistance. En un mot, on a vu s'accomplir dans le nord de l'Italie
une révolution contre laquelle ne se sont élevées du sein du pays
que quelques protestations isolées, sans écho, et qui n'a été signa-
lée que par un excès populaire dont l'opinion universelle s'est émue,
un meurtre à Parme. Les difficultés ne sont donc réelles et sérieuses
que sur un point, à Naples, où elles se manifestent à la fois dans
ce qu'elles ont de plus obscur et de plus criant; mais ici, qu'on ne
s'y trompe pas, le problème est d'un ordre exceptionnel : il ne tient
pas au regret du passé, à la vitalité de ce qui est tombé dans un
l'unité de l' ITALIE ET LA PAPAUTE. ihT
jour d'orage, à une passion invincible d'autonomie; il tient à lin en-
semble de phénomènes que l'unité n'a point créés, qu'elle a fait
simplement éclater comme une éruption redoutable du corps humain.
11 est facile sans doute de noter des méprises, des erreurs, des
fautes de gDuvernement, des malentendus dégénérant en impa-
tiences et en querelles entre le nord et le midi. Au fond, ces acci-
dens étaient inévitables. J'ai toujours admiré ceux qui, depuis le
premier moment, voyant les dictateurs, les vicaires royaux, les
lieutenans, se succéder, — M. Farini après Garibaldi, et après M. Fa-
rini le prince de Carignan avec M. Nigra, le général Cialdini après
M. de San-Martino, et après Cialdini le général La Marmora, se
sont dit, toutes les fois qu'ils ont vu paraître un homme nouveau,
que tout allait finir. Ce n'est ni par la main d'un seul homme, ni en
quelques mois, ni même en quelques années, que tout peut finir :
c'est l'œuvre de bien des années encore, parce que la question qui
s'agite à Naples est bien moins politique que sociale.
La question napolitaine, elle est vraiment dans l'anarchie morale
et organique d'un pays où des contrées entières sont soustraites à
toute vie civilisée faute d'un chemin, d'un sentier, où la vie agricole
se réduit sur certains points au vagabondage des pâtres qui campent
l'été dans les montagnes, où la religion, si pittoresque qu'elle puisse
être, n'est qu'une superstition dont l'unique mobile est la peur de
l'inconnu, de l'enfer, comme toute la politique était la peur du roi,
du gendarme, où le brigandage est un phénomène naturel, tradi-
tionnel, et trouve d'autant plus de facilité qu'il peut échapper à la
répression par la fuite sur les hauteurs ou dans la profondeur des
forêts, où l'absence de toute sécurité enfin crée une sorte de conni-
vence par crainte ou par habitude entre la population et les bandits.
La question napolitaine, elle est dans cette situation que dépeignait
un agent consulaire français placé dans les Abruzzes. « Ce qui se
passe aujourd'hui, écrivait-il en 1861, est la conséquence obligée
du système démoralisateur appliqué par Ferdinand II. Depuis 1848,
il n'avait eu qu'une pensée, qu'un but, rendre le retour au régime
constitution lel impossible par l'asservissement complet de la classe
moyenne. L'avilissement calculé de la bourgeoisie, la licence auto-
risée et encouragée de la basse classe devaient priver la première
de toute confiance, de toute force... Pendant que Ferdinand II lais-
sait à la basse classe une liberté presque illimitée, il adoptait pour
la bourgeoisie un système qui devait infailliblement lui faire perdre
toute son énergie. Chacun était impitoyablement interné dans sa
localité. Les magistrats communaux étaient pour la plupart choisis
en dehors de la bourgeoisie... La lecture du journal officiel avait fini
par être interdite dans les cafés. On refusait aux pères de famille
142 REYUE DES DEUX MONDES.
l'autorisation d* envoyer leurs fils dans les grands centres pour ter-
miner leur éducation. Les familles de chaque localité avaient fini
par ne plus se voir pour ne pas exciter les soupçons d'une police
toujours prête à s'alarmer... » Un des produits assurément les plus
curieux de cette anarchie qui date de loin , que la configuration du
pays favorise, que l'incurie des gouvernemens a entretenue, qu'un
calcul politique a même aggravée, c'est cette association étrange
qu'on ne s'est décidé à attaquer de front qu'assez récemment, la Ca-
morra, sorte de franc- maçonnerie populaire organisée entre les
hommes de violence et d'énergie pour opprimer les faibles et les ti-
mides, et assez puissante pour que les régimes précédens, ne pouvant
la supprimer, aient tenu souvent à ne pas l'avoir pour ennemie. Elle
a été en effet une puissance originale, cette Camorra qu'un des plus
spirituels chroniqueurs des révolutions italiennes décrit dans un livre
sur le Brigandage dans les provinces napolitaines, a Tous ceux qui
osaient manier un poignard, dit-il, étaient fiers de lui appartenir;
ils passaient par deux degrés d'initiation et finissaient par être en-
rôlés. Ils avaient des chefs dans les douze quartiers de Naples, dans
toutes les villes du royaume, dans tous les bataillons de farmée.
Ils régnaient partout où le peuple était réuni; ils prélevaient un
impôt sur l'argent que vous donniez au cocher de votre voiture, ils
assistaient aux marchés et s'attribuaient une part du prix des ventes;
ils veillaient aux parties de cartes entre gens du peuple, et du ga-
gnant ils recevaient un tribut. Ils dominaient enfin dans les prisons,
et la police ne s'y opposait pas; à l'occasion, au contraire, elle les
appelait à son aide... Quelquefois le gouvernement arrêtait les ca-
morristes et les envoyait aux galères; mais même de là ils épou-
vantaient les hommes honnêtes qui vivaient en pleine liberté... Cette
société avait des lieux où elle se réunissait, une forte organisation,
des lois inflexibles. Les chefs s'attribuaient des droits effrayans sur
les affiliés. Si un assassinat était imposé à ceux-ci, ils étaient con-
traints d'obéir sous peine de mort. Le poignard punissait toute in-
fraction et tranchait toute dispute... »
Qu'on imagine un pays ainsi organisé, avec de telles mœurs, avec
l'oppression en haut, la licence en bas, la démoralisation et le culte
ou la crainte de la force partout; qu'on ajoute encore quelques au-
tres causes nées de la révolution ou coïncidant avec elle, l'ébranle-
ment des esprits, une pénurie de récoltes survenant en ce moment
dans les campagnes : il est arrivé ce qui devait arriver, ce qu'on a
vu à d'autres époques, en 1799 et en 1808. Le brigandage a éclaté,
non comme une protestation d'opinion, mais comme l'explosion de
tous ces élémens anarchiquen trouvant par malheur une force, un
prétexte politique, une excitation dans la présence du roi François 11
U5
à Rome, ou dans quelques mesures peu prévoyantes, telles que le
congé accordé par le gouvernement nouveau aux soldats de Tarmée
régulière napolitaine après la prise de Gaëte et l'application de la loi
sur la suppression des ordres religieux, qui, en blessant le clergé,
le rejetait dans l'hostilité. Je ne veux pas dire qu'il n'y ait eu des
hommes passionnés et sincères qui se sont jetés dans ces troubles
en croyant défendre un principe; mais le brigandage napolitain a
été visiblement du brigandage dans son ensemble, la ligue de tous
les élémens déclassés, galériens évadés, malfaiteurs, vagabonds en
guerre avec la justice et la société civilisée. Qu'étaient en effet ces
chefs de bandes? L'un était un ancien forçat en fuite coupable de
trente délits ou crimes, et il se faisait général; l'autre n'avait com-
mis que quinze vols et n'avait été que quatre fois assassin et se fai-
sait colonel; un troisième, plus modeste, n'avait sur la conscience
que quatre vols et deux homicides : il se contentait du grade de
major. Le drapeau du roi François II s'est trouvé, il faut le dire,
confié à d'étranges mains.
Je ne sais s'il est un témoignage plus éloquent dans sa simplicité
de la nature de ces bandes et de leurs chefs, des déceptions réser-
vées aux étrangers jetés dans ces aventures et même au fond des
vrais sentimens du pays, que \q journal laissé par ce malheureux
officier espagnol, don José Borges, qu'une mort tragique surprit au
moment où il cherchait à s'évader de cette galère. Celui-là était un
vrai soldat, un chef énergique de partisans, ayant servi la cause de
don Carlos en Espagne et cherchant les occasions de servir encore
la légitimité. Il avait cru trouver une de ces occasions à Naples, et
il était parti avec des instructions du général Clary, qui était à
Rome auprès de François II. Il débarqua dans les Calabres, sur la
plage de Brancaleone, avec quelques hommes et des armes, croyant
sans doute trouver des élémens de guerre civile ; mais il ne tarda
pas à voir qu'il s'était trompé. Les chefs qu'il rencontre se défient
de lui et se moquent de ses instructions. Mittica le retient presque
prisonnier pendant qu'il s'en va dormir avec sa concubine dans un
bois voisin. Et voilà Borges obligé de marcher avec quelques hommes
dans un pays inconnu, à travers les forêts et les montagnes, ne
voyant venir que peu de partisans, avouant que le peuple est bon,
mais que « les riches, à peu d'exceptions près, sont partout mau-
vais, » harcelé d'ailleurs par les gardes urbaines. — «J'ai fait halte,
dit-il, sur la montagne appelée le Feudo. Des gens armés, à coups
de fusil, nous ont contraints à déloger. Nous avons fini par trouver
un lieu écarté pour nous reposer. Le jour suivant, nous sommes ar-
rivés à Cerri à cinq heures du matin. Nous avons fait halte à Serra
di Gucco. Un ancien soldat du 3<^ de chasseurs s'est présenté en de-
144 REVUE DES DEUX MONDES.
mandant de m'accompagner. C'est le seul partisan que j'aie trouvé
jusqu'ici... » Il en est ainsi à chaque page, a Nous avons rencontré
un paysan de Taverna qui partait avec deux mules chargées de bois
de construction. Après l'avoir interrogé, je lui ai donné de l'argent
pour qu'il nous portât des provisions. Nous l'avons attendu inutile-
ment : au lieu du pain et du vin que je lui avais payés très cher, il
nous a envoyé une colonne de Piémontais... — On me dit qu'un
détachement des nôtres est débarqué à Bossano : c'est une illu-
sion. » Borges, en pénétrant dans la Basilicate, rencontre un autre
chef de bande, Crocco, et il n'est pas plus heureux avec lui qu'avec
Mittica. Crocco ne veut d'aucune organisation, parce que s'il y en
avait une et si on faisait une vraie campagne, il ne serait plus rien,
tandis qu'il est tout-puissant dans les bois que personne ne connaît
mieux que lui. Le partisan espagnol note en passant : « Scène dé-
goûtante! Crocco réunit ses anciens compagnons de vol; les autres
soldats sont désarmés violemment. On leur prend leurs fusils. Quel-
ques soldats fuient, d'autres se plaignent : ils demandent à servir
pour un peu de pain, même sans solde, disent-ils; mais ces assas-
sins sont inexorables... »
De guerre lasse, il ne reste plus à Borges qu'à se frayer un che-
min jusqu'à la frontière des états du pape pour revenir à Bome,
et il marche, désillusionné, ayant à supporter la misère, le dénû-
ment, la faim, trop heureux quand il a un peu de. pain. Il avait
encore avec lui vingt-quatre hommes partageant ses privations. Il
touchait au but après avoir traversé les Calabres et les Abruzzes,
après avoir dormi la nuit dans la neige, enduré toutes les souf-
frances, lorsqu'il fut pris et fusillé. Il mourut intrépidement, louant
en vrai soldat la belle attitude des hersaglieri qui étaient chargés
de lui donner la mort et répétant : « J'allais dire au roi François II
qu'il n'y a que des misérables et des scélérats pour le défendre, et
que Crocco est un sacripant. » Un autre officier napolitain, qui avait
accompagné Borges à son débarquement en Calabre et qui l'avait
quitté dès les premiers jours, avait déjà déclaré de son côté qu il
avait espéré rencontrer une armée royaliste, qu'il n'avait trouvé
qu'une bande de brigands, et que de dégoût il était parti. Que
veux-je conclure de ces aveux d'hommes sincères dont l'un a expié
de sa vie une entreprise aventureuse? C'est que le brigandage na-
politain, tout dangereux qu'il soit, n'est point en réalité une guerre
civile soutenue au nom d'un principe politique, qu'il n'est que le
fruit amer et sanglant de cet état social que je dépeignais, que la
masse du pays est restée sensée après tout, accessible peut-être au
malaise, au mécontentement quand on ne ménage pas assez ses
susceptibilités, son amour-propre, mais se refusant au fond à tout
1A5
parti extrême, et que les difficultés qui existent à Naples sont de
celles qui se guérissent par un bon gouvernement , par une action
libérale et intelligente bien plus que par un retour au passé.
Admettons un moment néanmoins que l'œuvre périt au milieu de
ces difficultés, que la question renaît tout entière, et que l'Italie,
faute de pouvoir aller plus loin, ou même de pouvoir s'affermir dans
les conditions actuelles, revient où on veut la ramener. A quelle
combinaison va-t-on s'arrêter dans cette organisation fédérative
qu'on essaierait de faire sortir d'une crise nouvelle? Sera-ce à la
vraie et primitive confédération de tous les anciens états recompo-
sés? Voilà donc une restauration complète naissant de je ne sais
quelle circonstance mystérieuse et bien imprévue pour le moment.
Quelque général d'aventure a renouvelé la scène de la rentrée à
Naples du cardinal Ruffb, à la tête de ses Calabrais, en 1799. Le
grand-duc de Toscane, fugitif volontaire du 29 avril 1859, hôte du
camp autrichien à Solferino, a repris le chemin de Florence. Le duc
de Modène ceint de nouveau sa microscopique couronne. L'Ombrie
et les Marches se replacent sous l'autorité politique du saint-siége,
et Bologne elle-même voit reparaître le légat qui, le là juin 1859,
suivait dans sa retraité le corps d'occupation autrichien, laissant la
Romagne indépendante. Le Piémont rentre dans ses frontières,
agrandies jusqu'au Mincio, et le roi d'Italie j'edevient le roi de Sar-
daigne. Tout est pour le mieux. On revient à la situation qui exis-
tait avant la guerre, plus la réunion de la Lombardie. Tout ce qui
est œuvre de la souveraineté nationale au-delà des Alpes disparaît;
il ne reste que le prix de la conquête. C'est la victoire du droit des
princes et du droit public de 1815 ébréché tout au plus d'une pro-
vince.
Il y a des esprits qui croient cette résurrection possible, puisqu'ils
la proposent ou la rêvent, puisqu'elle est le dernier mot de leur
hostilité contre l'Italie actuelle, et ils n'ont pas tort en suivant la
logique de leurs idées. D'abord il y a une conséquence qu'on ne
semble pas soupçonner, et qui nous touche cependant, qui selle
intimement à cette restauration universelle des pouvoirs et des au-
tonomies au-delà des Alpes : c'est la restitution de Nice et de la Sa-
voie, puisque ces deux provinces n'ont été revendiquées par la
France qu'en compensation de l'agrandissement territorial qu'assu-
rait au royaume de la Haute -Italie la réunion de la Toscane et de
la Romagne, Les deux annexions se lient diplomatiquement et en-
core plus moralement. Ceux qui demandent que l'une cesse deman-
dent la fin de l'autre, ou font à la France un rôle qui n'est pas digne
d'elle; mais en outre est-ce donc l'ordre qui rentre dans cette Ita-
lie remaniée, scindée de nouveau , parquée dans ses souverainetés
TOME XLIV. 10
146 REVUE DES DEUX MONDES.
restaurées, fût-elle liée par une confédération apparente? C'est bien
plutôt assurément l'anarchie organisée sous la forme fédérative,
avec des pouvoirs craintifs, effarés, pleins des souvenii's de leur dé-
faite, toujours placés entre l'entraînement des populations et l'in-
stinct de leur propre sûreté. Ce serait l'antagonisme de tous les inté-
rêts, de toutes les situations, de tous les sentimens en défiance. Qui
se chargerait des exécutions fédérales au sein de ces antagonismes
d'idées, de principes? Qui contraindrait la Romagne, si elle résis-
tait au pape? Gomment, en un mot, faire vivre ensemble des pou-
voirs séparés par tant d'événemens, par tant de passions, les uns
peut-être encore entraînés vers Venise, les autres invinciblement
portés à s'appuyer encore d'une influence étrangère?
Il est vrai, diront les grands médiateurs d'idées qui n'acceptent
ni l'unité ni l'ancienne confédération, il est vrai, l'Italie ne peut
être rejetée dans un moule désormais brisé. On ne peut faire revivre
toutes ces petites nationalités qui ont disparu au premier coup de
vent de l'indépendance, avec toutes ces petites capitales, Modène,
Parme, Florence, qui n'étaient que des postes avancés de l'Autriche;
mais pourquoi ne formerait-on pas une confédération nouvelle avec
deux royaumes considérables, — l'un au nord, composé du Pié-
mont, de la Lombardie, de Parme, de Modène, de la Toscane, des
Romagnes, des Marches, de l'Ombrie, — l'autre au midi, composé de
Naples et de la Sicile, et au milieu le pape s' élevant comme une
grande puissance moiale unissant, conciliant les deux royaumes? On
ne remarque pas que ce n'est tout au plus que déplacer la question,
qu'on ne crée pas ainsi par un artifice de volonté une confédération
avec un tête-à-tête de deux états surveillés par un vieux pontife.
Quel souverain d'ailleurs irait régner à Naples? Serait-ce l'ancien
roi François II ? Serait-ce un prince nouveau, et quel prince? Est-ce
que le pape admettj'ait plus aisément une diminution de souverai-
neté temporelle avec une fédération ainsi organisée? Et quelle se-
rait sa situation entre deux royaumes toujours en contact et séparés
par des souvenirs, par des animosités, par des questions d'intérêt,
de voisinage, de politique, qui deviendraient une source éternelle
de conflits? L'Italie ne serait plus qu'un champ clos où, à la place
de souverainetés multiples formant du moins une sorte d'équilibre,
il n'y aurait que deux ennemis en présence.
Qu arriverait-il de toutes ces combinaisons fédératives trop vieilles
au moins de cinq ans? Un des hommes les plus sensés de Naples,
qui ne dissimule nullement les difTicullés actuelles, qui a môme tra-
vaillé à une alliance avec le Piémont à la veille de la chute de Fran-
çois II, M. Manna, le dit: « La solution unitaire aurait peut-être pu
être différée en principe; mais puisque le problème est posé, puia-
l'unité de l'italie et la papauté. Ih7
que l'unité a été solennellement proclamée et mise en pratique, on
ne peut plus revenir en arrière. L'Italie a goûté le fruit défendu, et
plus jamais elle ne l'oubliera. Il n'est plus possible de se conten-
ter d'une solution plus modeste; il n'est plus possible de se plier à
un système de division et de séparation. Si par malheur cela arri-
vait un jour, vous pouvez être certain que le jour suivant les même&
aspirations se réveilleraient plus impétueuses. Ces années d'union
laisseraient des regrets inexprimables. Les souffrances, les diffi-
cultés, les désordres survenus seraient entièrement oubliés. Dans
toutes les parties de l'Italie, on ne ferait que célébrer comme une
ère de gloire et de grandeur cette époque où les deux portions de
la péninsule furent unies sous un même sceptre. Bien vite les re-
grets prendraient la forme de l'agitation. Toutes les imaginations
travailleraient sur ce thème unique; toute l'activité nationale serait
tournée vers ce but, et le pays se débattrait dans des convulsions
pour retrouver son intégrité comme les membres coupés et palpi-
tans d'un corps animé qui se cherchent pour se rejoindre. Que celui
qui travaille à diviser l'Italie perise à ces tourmens; qu'il pense que
l'unité est cette fois l'acheminement à l'indépendance nationale, que
cette indépendance n'est point encore atteinte, et que toute division
morale ou matérielle rendrait l'entreprise impossible... » De telle
sorte qu'à n'observer que les élémens politiques qui s'agitent au-
delà des Alpes, l'unité, par l'impossibilité de toute autre combi-
naison aussi bien que par un entraînement mêlé de réflexion, est
devenue aujourd'hui la forme irfévitable de l'indépendance ita-
lienne, et il y a mieux même, selon la remarque récente d'un
homme qui a dirigé la politique française, M. Thouvenel, elle est
devenue, en se personnifiant dans une monarchie populaire, la seule
condition d'ordre possible en Italie.
Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que dans cette carrière où se
forme une nationalité qui a eu la France pour premier et tout-puis-
sant auxiliaire, dont la France a été à chaque pas la gardienne, la
protectrice, et dont elle reste l'alliée, ce soit la politique de la
France elle-même qu'on représente comme l'obstacle immuable
contre lequel vient se briser l'unité de l'Italie. — C'est l'indépen-
dance italienne, disent magistralement ceux qui ne suivent les évé-
nemens que pour les combattre, c'est l'indépendance italienne que
la France est allée faire vivre par les armes et par l'appui de son
influence, ce n'est point l'unité qu'elle est allée créer. L'indépen-
dance de l'Italie est un intérêt français, l'unité est une contradic-
tion des idées que nous avons portées au-delà des Alpes, de nos
desseins et de notre histoire; c'est une diminution de puissance pour
la France, et par les perspectives que laissent entrevoir ses aspira-
1A8 REVUE DES DEUX MONDES.
tions vers Rome, c'est une menace de crise religieuse; c'est une
nouveauté périlleuse pour l'Italie elle-même, dupe d'une illusion
de grandeur, aussi bien que pour la France et l'Europe, et peu s'en
faut que M. Proudhon, en bon serviteur du pape et de l'ordre public
européen , n'ensevelisse sous les flots de son ironie ces pauvre
libéraux français qu'il dépeint si gaillardement comme «enchaînés
au caroccio de l'Italie une et indivisible. » La vérité qui éclate dans
ces contradictions d'opinions excitées autour du nom de l'Italie, c'est
qu'il y a en présence deux politiques : l'une qui n'eût point fait la
guerre de 1859, et qui, depuis qu'elle est finie, est occupée à en
combattre les conséquences en s' armant de toutes les difficultés nées
d'une situation si prodigieusement nouvelle; l'autre qui a fait la
guerre, et qui, après l'avoir faite, se sent évidemment liée à la
renaissance d'une nation sans subordonner ses sympathies aux pro-
cédés de cette renaissance et à la forme définitive sous laquelle elle
apparaît. La vérité est encore que tous ces esprits rassemblés par
un lien d'hostilité contre l'unité de l'Italie, théoriciens plus ou moins
déguisés de réactimi, démocrates d'humeur goguenarde et rêveurs
de combinaisons impossibles, qui se posent modestement en inter-
prètes souverains de la pensée française, sont peut-être ceux qui se
méprennent le plus sur le caractère de la politique de la France,
sur les principes de son action et sur ses intérêts. Au fond, qu'a
donc fait la France, qu'a-t-elle voulu et qu'a-t-elle pu vouloir ou
permettre sans être infidèle à elle-même?
Il y a, si je ne me trompe, i?i une question de responsabilité
à préciser. Non sans doute , et il est bien facile de se retrancher
dans ces réserves de diplomatie, la France n'a point pris sur elle,
en allant au-delà des Alpes, la responsabilité directe d'une transfor-
mation de l'Italie. Elle a fait la guerre par un sentiment énergique
de son intérêt propre et par un mouvement de sympathie supérieure
pour une cause nationale et libérale. Elle s'est arrêtée dans la guerre
là où elle a cru voir que son intérêt le plus direct s'arrêtait, et que
sa sympathie allait s'engager trop avant dans une révolution de
pouvoirs intérieurs déjà visible. En un mot, elle s'est retirée de
la lutte, elle s'est dégagée à l'heure voulue par elle, laissant le
Piémont agrandi d'une province sous sa garantie, l'Italie libre pour
tout le reste, proposant ses idées sans les imposer, rentrant en
quelque sorte dans le rôle d'une médiatrice en face d'un mouve-
ment dont elle déclinait la direction, et depuis, à mesure que les
événemens se sont déroulés, elle a suivi le même système, caracté-
risant sa situation et limitant sa responsabilité par des réserves, se
dégageant diplomatiquement tantôt vis-à-vis de l'Autriche, tantôt
vis-à-vis de l'Italie. Lorsque la question de l'annexion de l'Italie
L*UNITÉ DE l'iTALIE ET LA PAPAUTÉ. Ill9
centrale devenait plus pressante, dépassant les vues de Villafranca
et de Zurich, la France disait en somme à l'Italie : Voilà ce que je
peux permettre, l'annexion de Modène et de Parme, l'autonomie de
la Toscane avec un prince élu par le pays, l'administration séparée
de la Romagne sous la forme d'un vicariat exercé par le roi Victor-
Emmanuel. Dans ces limites, « la Sardaigne est sûre de m'avoir
avec elle et derrière elle. » Dans toute autre hypothèse, l'Italie est
libre , elle peut courir les hasards ; mais elle ne doit compter que
sur ses forces. La France revendique l'indépendance de sa politique
dans des complications qu'elle n'aura pas à dénouer, puisque ses
conseils auront été impuissans à les prévenir. — C'est le résumé de
la dépêche que M. Thouvenel adressait le 24 février 1860 à Turin,
après avoir négocié à Vienne l'inexécution du traité de Zurich.
Lorsque bientôt le royaume du midi était menacé par Garibaldi,
la France faisait ce qu'elle pouvait pour détourner cette immense
crise, pour sauver Naples après la Sicile perdue, pour étayer un
trône qui « se fût infailliblement écroulé tout seul, » sans Garibaldi,
selon une remarque récente de M. Thouvenel, et même après le
dénoûment elle assistait de la présence de ses vaisseaux le roi
François II jusque dans son dernier asile de Gaëte. A l'invasion
soudaine de l'Ombrie et des Marches par le Piémont, elle opposait
une protestation, et elle rappelait son ministre de Turin. Avant la
guerre enfin, comme pendant la guerre et après la guerre, elle ne
cessait de rappeler à l'Italie les engagemens et les intérêts qui
l'avaient conduite à Rome, et qui l'y retenaient comme la gardienne
de la sécurité du saint-siége. Il est donc vrai que politiquement,
diplomatiquement, la France est libre, et qu'à côté de chaque évé-
nement il y a une réserve, une manifestation d'irresponsabilité,
même quelquefois un désaveu ou une réprobation. Quel est le véri-
table sens de cette série d'actes ? C'est simplement de dégager l'in-
dépendance d'action de notre politique, en faisant la part des res-
ponsabilités, en traçant une limite entre ce qui est notre œuvre, ce
que nous garantissons et ce que nous ne garantissons plus; mais ce
serait en même temps une étrange méprise de croire que parce que
la France est sans engagement envers l'unité de l'Italie, elle n'est
point liée moralement à ce vaste travail d'un peuple qui s'efforce de
revivre en concentrant tous ses élémens de grandeur, qu'au-dessus
de cette solidarité des faits et des procédés habilement déclinée pas
à pas il n'y a point une solidarité supérieure d'idées, de tendances
et d'intérêts généraux.
Elle existe au contraire, cette solidarité d'un ordre supérieur,
dansl'éinancipation contemporaine de l'Italie, et elle éclate partout,
elle domine tout, je ne dis pas même depuis le jour où nos batail-
150 REVUE DES DEUX MONDES.
ions se précipitaient à travers les Alpes dans les plaines du Piémont
et da la Lombardie, mais surtout assurément depuis l'heure où re-
tentissait à Milan cette proclamation qui ne s'adressait plus ni aux
Piémontais ni aux Lombards, qui parlait aux Italiens en leur disant :
(( Je ne viens pas ici avec un système préconçu pour déposséder les
souverains ni pour vous imposer ma volonté. Mon armée ne s'oc-
cupera que de deux choses : combattre vos ennemis et maintenir
l'ordre intérieur; elle ne mettra aucun obstacle à la manifestation
de vos vœux légitimes. La Providence favorise quelquefois les peu-
ples en leur donnant l'occasion de grandir tout à coup, mais c'est à
la condition qu'ils sachent en profiter. Profitez donc de la fortune
qui s'offre à vous!... Unissez-vous dans un seul but, l'affranchisse-
ment de votre pays. Organisez-vous militairement, volez sous les
drapeaux du roi Victor-Emmanuel. Souvenez-vous que sans disci-
pline il n'y a pas d'armée, et, animés du feu sacré de la patrie, ne
soyez aujourd'hui que soldats; demain vous serez citoyens libres
d'un grand pays! » Le jour où ce langage était tenu au milieu
d'une nation ébranlée par la guerre, en présence de souverainetés
déjà tombées ou menacées, l'unité de l'Italie, fût-elle encore im-
prévue, n'était plus impossible, et la politique française, sans être
asservie aux incidens, avait accepté au fond, qu'elle y songeât ou
qu'elle n'y songeât point, toutes les formes régulières de l'indépen-
dance italienne. Ce qui lie la France moralement encore plus que
ses réserves diplomatiques ne la dégagent, c'est la liberté intérieure
qu'elle a assurée volontairement, avec préméditation, aux Italiens,
qu'elle a garantie après la paix, c'est le principe de non-interven-
tion qu'elle a proclamé en le plaçant sous la sauvegarde de son
épée, en traçant la limite que l'Autriche ne pouvait franchir sans se
retrouver en présence d'une armée française. M. de Gavour, avec
son habile sagacité, ne s'y trompait pas : il entrevoyait bien vite ce
qu'il y avait de ressources pour l'Italie dans cette situation; aussi,
lorsqu'on lui demandait si en échange de la Savoie et de Nice il
avait du moins obtenu de la France la garantie des annexions de la
Toscane et de la Romagne, il répondait aussitôt : « Non-seulement
l'annexion n'a pas été garantie par la France, mais je déclare que si
cette garantie nous eût été offerte, nous l'eussions refusée. Une ga-
rantie eût comporté un contrôle, une domination de la part de la
France. Il nous a paru très suffisant que cette puissance eût déclaré
solennellement à l'Europe qu'elle ferait respecter en Italie le prin-
cipe de non-intervention. »
Et voilà comment la France est intimement liée par un principe
dont elle s'est faite la gardienne, et à l'abri duquel l'Italie a pu se
transformer en un royaume unique; voilà comment, en condamnant ;
l'unité de l' ITALIE ET LA PAPAUTÉ. 151
certains procédés, en se dégageant des solidarités partielles, elle n'en
est pas moins venue à reconnaître l'Italie comme une fille émancipée
de ses œuvres. Je vais plus loin, et je me demande si cette respon-
sabilité morale n'est pas bien autrement décisive et entraînante que
les responsabilités mesurées et définies par la diplomatie. Qu'on ad-
mette un instant une conflagration en Italie, fût-elle provoquée par
les Italiens eux-mêmes dans un mouvement d'irréflexion : l'Autriche
retrouve la victoire et souflle sur ce rêve d'une Italie unie, le roi de
Naples rentre dans son royaume, le pape à Bologne, le grand-duc
Je Toscane à Florence, les ducs dans leurs duchés. La Lombardie
seule est habilement respectée pour désintéresser la politique fran-
çaise. Matériellement, diplomatiquement la parole de la France res-
terait intacte. Qui oserait dire cependant que ce ne serait pas une
défaite pour son ascendant, pour ses idées? Qui pourrait dire que
l'instinct public ne souffrirait pas, que dans cette retraite précipitée
d'une cause que n'auraient pas suffi à protéger ces ombres de trente
mille soldats dont M. Thouvenel parlait récemment dans le sénat
il n'y aurait pas une atteinte profonde, quoique indirecte, à tous
nos intérêts généraux d'influence et de grandeur? Et ici s'élève jus-
tement la raison qu'on donne comme la plus décisive, cette ques-
tion des intérêts permanens, de la politique traditionnelle de la
France.
C'est un thème respectable mis à la mode depuis quelque temps.
Il était déjà un peu en usage lorsqu'il ne s'agissait que de l'agran-
dissement possible du Piémont par l'afl'ranchissement de la Lombar-
die et de Venise; mais, depuis que l'unité est apparue au-delà des
Alpes, il est devenu tout à fait souverain. Il a d'ailleurs une teinte
diplomatique et historique qui donne de l'importance; c'est tout de
suite quelque chose de s'attribuer le privilège exclusif de com-
prendre la grandeur morale et nationale de son pays, de parler au
nom de la vieille politique française. — Quoi donc! la France peut-
elle vouloir qu'il s'élève à ses portes une puissance militaire de
premier ordre, une Prusse du midi, tandis qu'il y en a une assez
embarrassante au nord? Peut-elle prêter la main à cette formation
d'un grand état réunissant trente millions d'hommes, ayant les lignes
stratégiques les plus belles, la formidable défense des quatre forte-
resses occupées aujourd'hui par l'Autriche, possédant sur trois mers
des côtes assez étendues pour avoir bientôt une marine nombreuse
et hardie remplissant l'Adriatique et la Méditerranée? Pouvons-nous
être allés au-delà des Alpes pour nous créer ce danger d'une force
qu'un caprice d'ingratitude peut jeter un jour ou l'autre dans un
camp ennemi? L'intérêt permanent et vital de la France s'y oppose;
sa vraie politique, c'est celle de Henri IV dans ses projets de fédé-
152 REVUE DES DEUX MONDES.
ration, celle qu'on essayait encore un moment au dernier siècle par
les négociations du marquis d'Argenson, — politique toujours favo-
rable à l'indépendance italienne, il est vrai, mais toujours soigneuse
aussi de maintenir la division des souverainetés. Divisée, l'Italie
n'est qu'un état défensif qui nous couvre; unie, elle est une menace
par sa puissance oiTensive, et au jour des coalitions encore possible
elle devient sur notre flanc l' avant-garde des hostilités contre nous.
— Je ne diminue rien, ce me semble. Qu'il y ait pour la France en
Italie, comme partout, des intérêts traditionnels et permanens, je
ne l'ignore pas; mais il y a une chose qu'on oublie, c'est que le roi
Henri IV n'est peut-être plus sur le trône, que M. de Ghoiseul n'est
plus ministre, et qu'il s'est passé un événement comme la révolu-
tion française, qui a ses conséquences dans la politique extérieure
comme dans la politique intérieure, qui modifie étrangement toutes
les conditions de puissance morale et nationale.
Une réflexion plus sérieuse conduirait à une conception plus
large de l'intérêt traditionnel de la France. C'était tout simple au-
trefois, au temps d'Henri IV comme au xviii^ siècle, — qu'il s'agît
d'exclure entièrement l'Autriche ou de lutter d'influence avec elle
en Italie , — que toute combinaison se fondât sur la subdivision des
souverainetés. D'abord ces souverainetés existaient, ayant leur rai-
son d'être, vigoureuses, multiples. Lorsque Henri IV, dans ses vues
grandioses, méditait la fédération , la ligue ^ suivant le vieux mot,
d'une Italie indépendante avec le pape pour chef, il y en avait
quinze ou seize : c'étaient des royaumes, des duchés, des seigneu-
ries, des républiques, — la Lombardie qu'on devait conquérir pour
l'ériger en royaume avec le Piémont, les états du saint-siége, Flo-
rence, Mantoue, Plaisance, Venise, Gênes, Lucques, Piombino, Gor-
reggio. Final, etc. Lorsque cette tradition d'une ligue renaissait au
dernier siècle dans l'esprit du marquis d'Argenson, les mêmes sou-
verainetés existaient, quoique moins nombreuses, et il y a cent ans
pas plus qu'il y a près de trois siècles, on n'avait point l'idée qu'il pût
y avoir un droit supérieur à tous ces droits de princes, de ducs et de
seigneurs. La fédération ou la ligue était la forme nécessaire d'or-
ganisation d'une Italie indépendante. A défaut même de cette com-
binaison, il était naturel encore que la France vît une condition
favorable dans la division des souverainetés. C'était un moyen de
balancer l'influence de l'Autriche en conquérant des trônes, et c'est
ainsi que la maison de Bourbon allait régner à Parme, à Naples.
Rien n'était plus simple dans un temps où la puissance d'un pays
se confondait et se résumait dans l'intérêt dynastique.
En est-il de même aujourd'hui après la révolution française, qui a
jeté dans la politique cet élément nouveau, le droit des peuples, le
l'unité de l' ITALIE ET LA PAPAUTE. 153
principe de l'indépendance des nations par leur propre souveraineté?
Ce qui est invariable, ce qui est de tradition pour la France au-delà
des Alpes, c'est d'éloigner, d'exclure ou de balancer la domination
étrangère; ce qui se mêle désormais à cette pensée fixe, c'est l'idée
d'un droit nouveau servant à vaincre cette domination et à la rem-
placer par un peuple. Je comprends bien qu'une Italie divisée fut un
avantage tant que la politique se réduisait à un jeu d'influences qui
aurait persisté au sein même d'une fédération. C'était un équilibre
recherché bien plus qu'une indépendance réelle. Aujourd'hui c'est
cette indépendance existant par elle-même, reposant sur des prin-
cipes qui sont les nôtres, c'est cette indépendance qu'il faut créer,
et c'est ce qu'exprimait M. Thouvenel lorsqu'il disait dans un mo-
ment décisif : « L'Italie pendant des siècles a été un champ ouvert
à une lutte d'influence entre la France et l'Autriche. C'est ce champ
qu'il faut à jamais fermer. C'est l'Italie elle-même qu'il s'agit de
constituer comme un intermédiaire, comme une sorte de terrain
désormais impénétrable à l'action tour à tour prédominante et tou-
jours précaire de l'une ou l'autre de ces deux puissances, n Ce corps
impénétrable y est-ce en organisant une faiblesse toujours tentatrice
qu'on le créera? N'est-ce point au contraire notre intérêt de voir
grandir une vraie nation qui est une force de plus pour nous, parce
qu'elle représente à nos côtés les mêmes idées, parce qu'elle est
liée à toute notre fortune morale? Et si l'Italie a des côtes étendues,
une population maritime nombreuse, tout ce qu'il faut pour former
une marine, est-ce donc un si grand mal? N'est-ce pas aussi un
intérêt permanent de la France de voir se développe^ d'autres ma-
rines à côté de la sienne? Un des griefs de certains défenseurs de
l'intérêt traditionnel contre la guerre d'Orient, c'était, je me sou-
viens, qu'on allait follement aider l'Angleterre à détruire la marine
russe. Est-ce donc un péril que la création d'une marine nouvelle?
Je sais bien qu'on entrevoit les temps de conflits et les coalitions
européennes où il y aurait une puissance militaire de plus. Qu'on
me permette un souvenir de l'histoire. Reportez-vous un instant à
l'époque où l'Europe, provoquée par une immense ambition qui ne
laissait debout aucune indépendance, refluait vers nos vieilles fron-
tières et se préparait à pénétrer jusqu'au cœur de la France. Si Na-
poléon, au lieu d'une Italie rattachée en partie à l'empire et distri-
buée pour le reste en principautés feudataires de famille, eût trouvé
une Italie unie, indépendante, organisée, et liée à la France par
l'intérêt évident de sa propre conservation, pensez-vous que c'eût
été un danger, et qu'une armée italienne, s' avançant sur ses fron-
tières aux revers des coalisés, n'eût pas été de quelque poids pour
la défense commune? Napoléon trouva la faiblesse là où il l'avait
154 REVUE DES DEUX MONDES.
mise. 11 ne vit pas que, puisqu'il bouleversait tout le système ancien
et les souverainetés en Italie, il devait du moins se créer une force,
se donner un peuple pour allié, et une des causes de sa catastrophe
est dans ce mot, d'une simplicité éloquente, de Balbo : a II tomba
par cette seule erreur de n'avoir pas fondé sa puissance, au dedans
sur la liberté, au dehors sur l'indépendance des nations, c'est-à-
dire au dedans et au dehors sur l'attachement intéressé des peu-
ples. » Supposez des conflagrations nouvelles éclatant aujourd'hui :
le danger serait-il dans la puissance démesurée de l'Italie résultant
de son unité? Ne serait-il pas bien plutôt dans tout ce qui lui man-
que, dans ce qu'il lui reste à faire, et dans la faiblesse d'une crise de
transformation? Le quadrilatère serait-il un plus grand péril entre
les mains des Italiens qu'entre les mains des Autrichiens?
Ce qui arrivera de cette création d'une puissance nouvelle dans
l'avenir, nul ne peut le dire assurément, et dans tous les cas l'Italie
ne serait un danger, même avec son unité, que si la France s'abais-
sait et s'épuisait dans la décadence; mais ce qui n'est point douteux,
c'est que pour le moment, et pour longtemps encore, la France est
l'alliée naturelle de l'Italie, comme l'Italie est l'alliée nécessaire delà
France, et les Italiens sont trop fins pour ne pas sentir que cette al-
liance est la condition inévitable des deux pays au milieu de tout
ce mouvement qui agite aujourd'hui l'Europe. Qu'on jette donc un
regard sur le continent : n'aperçoit-on pas partout l'effort des peu-
ples, des nationalités qui aspirent à vivre, et l'effort des réactions
qui luttent, qui se défendent contre la puissance des idées nouvelles?
L'Italie a été reconnue diplomatiquement, il est vrai; mais les prin-
cipes en vertu desquels elle existe sont-ils tellefnent en sûreté qu'il
n'y ait qu'à changer de camp, à briguer toutes les alliances? Et pour
la France elle-même, qui, par son instinct, par son génie, par une
nécessité morale de sa situation, est la première engagée dans ces
luttes, est-il indifférent d'avoir avec elle une puissance de plus, et
une puissance efficace, alliée d'idées et de forces, intéressée à la
victoire définitive d'une cause qui est celle du droit nouveau?
Je comprends : ce n'est pas dans une impossibilité intérieure
d'organisation que l'Italie trouve le plus grand obstacle; ce n'est
pas par une raison d'équilibre de puissance que la France est inté-
ressée à ne pas laisser s'accomplir l'unité. C'est une question reli-
gieuse qui s'élève et qui domine la question nationale. Entre les
Italiens et le dernier but de leurs aspirations, il y a la souveraineté
pontificale, qui ne disparaît pas comme une couronne de grand-
duc. L'unité peut presser de toutes parts cette frontière diminuée
des états de l'église et enlacer de ses replis le vieux patrimoine de
Saint-Pierre; elle ne peut aller jusqu'à Rome, parce que le pape y
l' UNITÉ DE l' ITALIE ET LA PAPAUTÉ. 155
«st comme dans un dernier asile dont la France protège l'inviolabi-
lité, et tant que le pape-roi est à Rome, revendiquant l'intégrité de
sa domination temporelle, l'unité italienne, privée de son centre,
flottant entre des villes rivales qui se disputent la primauté, est à la
merci des incertitudes. De là cette alternative audacieusement po-
sée par le moins politique et le plus honnête des agitateurs popu-
laires et relevée par tous les ennemis de l'Italie comme la condam-
nation de l'unité : Rome ou la mort! Et cependant ni l'Italie ne
peut être la mort de la papauté, ni la papauté ne peut être la mort
de l'Italie aspirant à se concentrer dans son unité. Il y a une logique
qui suit son cours, même quand elle semble s'arrêter ou se voiler
un instant. Je ne sais ni à quelle heure ni comment les Italiens iront
à Rome; ce qui est certain, c'est qu'il y a désormais dans ce vieux
centre du catholicisme et dans le monde un problème inévitable :
la fin du pouvoir temporel du saint-siége tel qu'il a existé jusqu'ici
et la nécessité de trouver pour la papauté une autre forme, d'autres
conditions d'indépendance.
Ce qui vient se placer à Rome entre l'Italie et le couronnement
de son unité, ce n'est pas le poids d'une force vivante, c'est le
poids de tout un passé et d'un avenir inconnu, et s'il y a une in-
certitude, elle n'est plus dans la question même, elle n'est que
dans la manière de la résoudre. La fin de la vieille autorité poli-
tique du saint-siége, elle est écrite dans la situation qui lui est
faite, dans l'impossibilité de la reconstituer ou de la raffermir, même
territorialement réduite, dans toutes les anomalies de son existence
contemporaine, — et une chose curieuse dont semblent ne pas s'a-
percevoir ceux qui croient avoir tout sauvé quand ils ont obtenu
une trêve, c'est qu'au moment même où ils défendent si passion-
nément cette autorité, ils en constatent la décadence en invoquant
la seule condition qui assure un reste de vie précaire à une ombre
de pouvoir. N'est -il pas trop évident en effet que la souveraineté
temporelle du pape n'existe plus par elle-même, que si l'armée fran-
çaise quittait Rome, la question serait résolue en un quart d'heure,
comme elle était tranchée en 1859 à Rologne au départ des Autri-
chiens? Depuis longtemps, c'est par la force étrangère que la papauté
politique est restaurée, soutenue. Qu'on lui rende, si l'on veut, l'in-
tégrité de ses états, l'occupation devra visiblement s'étendre avec
son domaine. Plus l'occupation s'étendra, plus elle constatera l'inef-
ficacité du pouvoir temporel comme garantie d'indépendance. Qu'on
suive les conséquences : si la liberté du pontife n'existe pas moins
dans de telles conditions, si elle reste spirituellement entière au-
jourd'hui, au milieu d'un camp français, avec un territoire réduit à
Rome et à la campagne romaine, c'est donc qu'elle ne tient pas es-
156 REVUE DES DELX MONDES.
sentiellement à la réalité du pouvoir politique, à l'étendue d'un état,
qu* elle a une garantie plus sûre dans la conscience d'un pjipe. Et
c'est ainsi que de cette situation même se dégage le double fait
d'une souveraineté temporelle insuffisante à se soutenir par sa pro-
pre force, n'existant que comme une ombre autour de laquelle une
armée étrangère fait sentinelle, et d'une éclipse réelle d'autorité
politique qui cependant n'empêche pas l'indépendance du pontife.
Sait-on ce qui a contribué le plus à affaiblir l'idée de la souverai-
neté temporelle du saint-siége et à préparer son irrémédiable chute?
C'est cette impossibilité de se réformer qu'on a fait peser sur elle,
et qu'elle a semblé accepter en se retranchant dans une sorte d'im-
mobilité transformée en dogme. Il y a un mot, un sentiment et une
pensée qui ont joué un grand rôle dans les affaires contemporaines
de la papauté. Ce mot, c'est : « impossible! pas de transaction! » Le
sentiment est celui de son irresponsabilité même politique devant
les hommes. La pensée, c'est de tout attendre moins d'une initia-
tive prévoyante et efficace que des événemens. Lorsque le pape
Grégoire XVI était près de mourir après un règne qui laissait le
saint-siége singulièrement compromis, il disait à un prêtre, M. l'abbé
Bernardi, aujourd'hui grand-vicaire de l'évêché de Pignerol : « L'ad-
ministration des états de l'église a besoin d'une grande réforme.
J'étais trop vieux pour l'entreprendre, car il faut que celui qui com-
mence une telle œuvre puisse la mener à bonne fin. Après moi, on
élira un pape jeune; ce sera à lui de faire des choses sans lesquelles
on ne peut plus marcher. » Ces paroles du vieux pape expirant
étaient le programme des premiers jours du pontificat de Pie IX.
L'erreur de la politique romaine, lente d'abord dans cette œuvre de
réforme, souvent dépassée par l'opinion et bientôt surprise par les
révolutions de 1848, fut de croire que ce qui était nécessaire avant
l'orage ne l'était plus après cette douloureuse expérience, qu'on
pouvait sans risque revenir à ce que Grégoire XVI avait fait, non à
ce qu'il avait dit, et qu'une restauration de la papauté par les armes
de la France pouvait couvrir une réaction d'absolutisme e^ d'immo-
bilité. De Là cette double situation du saint-siége et de la politique
française, l'un ramené à Rome, perdant le temps le plus précieux
et laissant s'accumuler les dangers par l'inaction dans la sécurité,
l'autre réduite à protéger ce qu'elle n'approuvait pas et engagée
dès ce moment dans cette voie sans issue où elle se débat encore
aujourd'hui.
C'est peut-être, dans l'histoire des affaires politiques du saint-
siége, le moment le plus décisif de notre temps, non-seulement par
la catastrophe visible, extérieure, d'un pouvoir jeté dans l'exil et ra-
mené par une armée étrangère volant au secours du chef du catho-
l'unité de l' ITALIE ET LA PAPAUTE. 157
licisme, mais encore par le sens moral de ces événemens, et parce
que c'est l'heure où se noue en quelque sorte le drame des destinées
actuelles de la papauté. Ce qui est certain, c'est que dès ce mo-
ment, sous le coup même de ce retour de fortune de 18Zi9, la sou-
veraineté temporelle du saint-siége était placée dans cette alterna-
tive de chercher dans une énergique tentative de reconstitution et
de réforme une force propre, un gage de durée, ou de ne vivre in-
définiment désormais que par l'occupation étrangère, c'est-à-dire par
un fait qui était la négation de son existence comme pouvoir poli-
tique, le signe sensible de sa mort leote. Je voudrais préciser cette
situation de iSli9 au point de vue de la France et du sens que pre-
nait dans les esprits cette expédition qui ramenait le pape à Rome.
Il y a eu évidemment dès l'origine deux interprétations et comme
deux politiques. Aux yeux des uns, c'était une restauration pure et
simple, sans conditions, du pouvoir temporel dans l'intégrité de ses
droits et de son omnipotence; c'était une affirmation à main armée
de la souveraineté temporelle dans ce qu'elle avait de plus absolu,
indépendamment des circonstances et des nécessités morales du
temps. Des esprits ardens et intempérans, comme M. de Montalem-
bert, tenaient même le pape en garde contre un retour de velléités
trop réformatrices. « Si on voyait Pie IX profiter si peu de l'ex-
périence douloureuse qu'il a faite, disait M. de Montalembert ,
et vouloir recommencer à courir les risques de la situation où il
s'est déjà trouvé, si on le voyait rétablir, non pas même la liberté
de la presse, non pas même la garde civique, mais seulement le
pouvoir parlementaire que le motu proprio refuse, je, dis humble-
ment, sincèrement, que la confiance, la profonde et filiale con-
fiance que nous avons en lui, serait alarmée. L'autorité personnelle
du pape actuel serait ébranlée dans l'opinion des catholiques... »
Mais en même temps que disait la politique française par l'organe
même du ministre qui est encore appelé aujourd'hui à conduire
nos affaires avec Rome, M. Drouyn de Lhuys, au moment où l'expé-
dition s'engageait? u On se repose sur l'assurance que des forces
étrangères ramèneront le pape dans ses états; mais songe~t-on à
l'avenir qu'on lui prépare en le poussant dans ces voies funestes?
Les leçons de l'expérience seront-elles donc toujours perdues?... Le
respect que nous avons pour le saint-père ne nous permet pas d'ad-
mettre que les institutions qu'il avait données à son peuple aient
été complètement annulées par les événemens... La pensée que le
régime antérieur à 18/i6 se relèverait à Rome n'est jamais entrée
dans nos prévisions ni dans nos calculs. Nous avons agi sous l'in-
fluence d'une tout autre conviction... » Et n'est-ce pas encore un
ministre des affaires étrangères, d'un esprit aussi sincère qu'élevé,
158 REVUE DES DEUX MONDES.
M. de Tocqueville, qui prononçait devant l'assemblée législative,
après la restauration du pape, ces paroles propliétiques : « Je suis
convaincu, et je ne crains pas d'apporter cette conviction à la tri-
bune, que si le saint-siége n'apporte pas dans la condition des états
romains, dans leurs lois, dans leurs habitudes judiciaires, adminis-
tratives, des réformes considérables, s'il n'y joint pas des institu-
tions libérales compatibles avec la condition actuelle des peuples,
je suis convaincu, dis-je, que quelle que soit la force qui s'attache
à cette vieille institution du pouvoir temporel des papes, quelle
que soit la puissance des mains qui s'étendront d'un bout à l'autre
de l'Europe pour le soutenir, ce pouvoir sera bientôt en grand
péril? ))
Dix ans se sont passés, l'œuvre s'est accomplie; le pouvoir tem-
porel des papes est mort faute d'avoir rien fait. 11 a attendu, et
pendant ce temps 1849 a conduit à 1856, à ce congrès de Paris où
la question en réalité se posait sous le voile d'une question d'occu-
pation étrangère. Le pouvoir temporel est arrivé désarmé à 1859,
au moment de la guerre. Alors les événemens se précipitent, les
conséquences éclatent d'elles-mêmes comme des coups de foudre;
la Romagne indépendante conduit à la séparation des Marches et de
rOmbrie. L'unité de l'Italie se fait, et la question est à Rome res-
serrée dans ce petit territoire, grand par les souvenirs, empreint
encore de la majesté du passé, mais où ne survit plus qu'un pou-
voir incertain, démembré, réduit à se réfugier dans des protestations
inutiles et à n'avoir d'espérances que par des catastrophes de réac-
tion universelle.
On a souvent parlé de réformes, il est vrai; on en parle encore au-
jourd'hui, et il y a eu sans doute des momens où à Rome, plus que
partout ailleurs en Italie, des réformes auraient pu tout au moins
ajourner ou adoucir la crise; la souveraineté politique du saint-siége
aurait pu se sauver notamment par un large système de décentrali-
sation désintéressant le pays en laissant survivre en haut l'autorité
morale du pape, réalisant ce mot dans lequel le vieux marquis Gino
Capponi voyait l'unique solution d'une dilïicul té jusqu'ici insoluble :
que le pape règne sans gouverner. C'était la solution qu'entrevoyait
aussi le père Ventura. (( Le pape devait être roi, disait-il, pour être
indépendant; mais il ne devait pas l'être pour être elfacé par la
royauté. Il devait dominer tout, mais en laissant tout à sa place; il
devait régner et laisser les différentes parties du pays s'administrer
elles-mêmes... » Malheureusement, quand on s'est cru un moment
assuré contre le péril, les réformes ont été ajournées; quand le péril
a éclaté par des diminutions de territoire, on les a de même ajour-
nées en les faisant dépendre de la réalisation de choses impossibles»
l'unité de L* ITALIE ET LA PAPAUTÉ. 159^
et toujours au fond les réformes ont été un expédient encore plus
qu'une pensée sérieuse. Un ministre napolitain qui était à Rome en
1859, et dont on a divulgué la correspondance, dévoilait ce sys-
tème en écrivant à son gouvernement : « Le cardinal ne m'a pas
caché sa pensée intime sur la valeur de ces concessions, dont il a
toujours été l'adversaire, et auxquelles il ne consentirait, à toute
extrémité, que pour raffermir le pouvoir du saint-siége ébranlé sur
ses bases, pour assurer l'intégrité de ses états, et prévenir, éviter,
par des concessions sans portée, celles que la force des circon-
stances et la dureté des temps pourraient un jour imposer au saint-
siége. )) C'est peut-être encore le système de réformes utiles que le
dernier exposé des affaires de V empire représente comme en pra-
tique aujourd'hui à Rome. Ce système a conduit aux démembre-
mens, à toutes les défaites matérielles du pouvoir temporel; mais
il a eu en outre un résultat moral bien autrement grave : il a livré
cette question de la souveraineté politique du saint-siége à toutes
les discussions, il a provoqué la lumière et l'examen. Il a conduit
les esprits à remuer tous ces problèmes de la souveraineté tempo-
relle des papes, de sa nature et de ses origines, des fatalités de sa
politique, de son caractère tout humain indépendant du dogme, de
cette confusion de pouvoirs qui met la théocratie dans la vie civile,,
de cette fiction qui subordonne l'existence nationale d'un peuple à
une nécessité de religion, et alors ce qui aurait pu vivre encore dans
un demi-jour prudemment maintenu par un gouvernement habile à
désarmer, à satisfaire l'opinion, est devenu impossible à la lumière
de cette enquête, où la papauté politique s'est effondrée, et où il
n'est resté que la papauté religieuse.
Que des réformes n'aient point été accomplies à l'heure où elles
auraient pu être efficaces, que la cour de Rome, sans y prendre
garde, soit allée d'elle-même au-devant du péril en prenant une
attitude d'incompatibilité avec l'Italie et avec l'esprit moderne, que
l'on ait laissé passer le moment des transactions, oui sans doute;
mais il y a au fond une cause plus générale, supérieure, qui domine
toutes les autres, dont les accidens de la crise actuelle ne sont que
les faces particulières, et qui a peut-être agi d'autant plus énergi-
quement que la France a le premier rôle dans ces événemens, et que
la protection dont elle couvre le saint-siége est limitée par les idées
dont elle est la vivante personnification. Cette cause, c'est le prin-
cipe même sur lequel repose l'autorité temporelle des papes, non
telle qu'elle a toujours existé, mais telle qu'elle existe aujourd'hui
par l'identification absolue du pouvoir civil et du pouvoir religieux.
11 y a une chose dont on ne semble pas s'apercevoir, c'est que cette
crise qui a éclaté tout à coup n'est que la conséquence nécessaire,
160 REVUE DES DEUX MONDES.
inévitable, de tout un mouvement auquel la révolution française a
communiqué une redoutable puissance.
C'est une question grande comme le monde et qui est aujourd'hui
concentrée à Rome; c'est la question de la souveraineté politique
de l'église. Un homme assurément fidèle au saint-siége, de beau-
coup de candeur, mais sans illusion, un ambassadeur de France,
M. de Rayneval, entrevoyait la situation périlleuse que l'action du
temps avait faite à la papauté en l'isolant. « Les dernières traces
des anciennes souverainetés ecclésiastiques avaient disparu de l'Eu-
rope, dit-il; nos pères, accoutumés à ce spectacle, n'y voyaient rien
de singulier. Aux yeux de la génération nouvelle, un gouvernement
de cette espèce, resté seul au monde, devient une anomalie. » Non-
seulement les souverainetés ecclésiastiques ont disparu, mais peu à
peu, dans la plupart des pays, l'église a perdu ses propriétés, ses
privilèges, ses juridictions, ses immixtions dans la vie civile, tout
ce qui faisait d'elle une puissance publique associée en quelque
sorte à la souveraineté. Il n'est resté que Rome, où a survécu sous
sa forme la plus absolue le principe de la confusion des deux pou-
voirs, la théocratie dans la vie politique et civile, et d'envahisse-
ment en envahissement le flot de l'esprit moderne est monté jus-
qu'à Rome. Or, s'il est un pays qui représente le principe opposé de
la séparation des pouvoirs, de l'indépendance mutuelle de la loi-ci-
vile et de la loi religieuse, qui ait résisté pour maintenir cette dis-
tinction, n'est-ce point la France? Ce principe était l'essence même
du gallicanisme; la révolution française est venue lui donner une
extension plus grande, plus générale, et c'est ce qui fait que de
toutes les révolutions elle est la plus universelle. Elle a été la
grande affirmation de l'indépendance de la vie nationale, civile,
intellectuelle. Et c'est à la France, qui a fait la révolution de 1789,
qui a proclamé le droit des nations et l'indépendance de la vie ci-
vile, c'est à la France, si catholique qu'elle soit restée, que vous
voulez demander de protéger ce qu'elle a détruit chez elle-même,
de maintenir indéfiniment par les armes ce que ses idées et ses
actes désavouent! Je ne sais en vérité ce que nous pourrions ré-
pondre aux Italiens, s'ils nous tenaient comme nation le langage que
nous tient l'auteur d'un livre sur le Pouvoir temporel des papes ^
M. Giorgini. « Vous qui prêchez le respect du droit, dit-il, donnez
donc l'exemple! Si la France est catholique, si tout ce qui afflige le
saint-père l'afflige, donnez au saint-siége, qui se trouve dans des
circonstances douloureuses, les consolations que vous pouvez lui
donner tout de suite, facilement, parce que tout dépend de vous. —
La France a des lois organiques qui vont contre le droit canonique,
qui lèsent la liberté de l'église. Napoléon les fit approuver par le
l'lmté de l'italie et la papauté. 161
corps législatif; mais les protestations de Rome subsistent : abolis-
sez les lois organiques. — La France possède Avignon. Le pape avait
à cette possession des titres non moias clairs que ceux qu'il invoque
pour les Romagnes. Le cardinal Consalvi a protesté au congrès de
Vienne contre l'annexion à la France. Rendez Avignon. Ces répara-
tions seront pour le saint-siége un motif d'allégresse plus grand
que tout ce qui pourrait venir de nous. Quand ces actes seront ac-
complis, venez nous parler de nos devoirs, et nous serons prêts à
vous entendre... » C'est ainsi que le pouvoir temporel périt sous
l'action d'une loi dont la France elle-même est la personnification
la plus éclatante. C'est ainsi que tout conduit à la nécessité d'une
solution qui replace la papauté dans des conditions plus normales,
où elle puisse, par une autorité religieuse plus libre, reprendre une
vie nouvelle.
Et, à vrai dire, ce n'est ni la France ni l'Italie qui sont les plus
intéressées à cette solution. Politiquement la France peut attendre;
elle est à Rome remplissant un rôle d'honneur et de désintéresse-
ment qui n'engage point son action définitive. Elle écarte pour le
moment les problèmes qui peuvent naître d'une situation nouvelle
de l'église; elle laisse aux passions religieuses le temps de se cal-
mer. L'Italie elle-même peut à la rigueur attendre encore, et en y
réfléchissant, à un point de vue plus élevé et plus large, je ne sais
même si c'est un intérêt bien clair, bien pressant pour les Italiens
que la France quitte immédiatement Rome. N'est-il point évident
en effet que l'occupation temporaire de Rome n'est qu'un des élé-
mens de la crise actuelle? L'unité eût-elle dès ce moment son centre
à Rome, la question italienne ne serait point résolue. Elle est en sus-
pens tant que l'Autriche est à Venise. Tant que la domination étran-
gère est sur le Mincio, l'Italie est en présence d'un choc toujours
possible, et elle se trouve dans cette condition étrange, que tout ce
qui est fait est à la merci de ce qui reste à faire. Or, dans une telle
condition, la présence de la France à Rome ne peut- elle pas être
d'une certaine valeur? S'il y a donc une difficulté pour l'Italie, elle
n'e&t pas de celles qui sont sans compensation; mais c'est le catho-
licisme surtout qui e:>t intéressé à voir cesser une situation pénible
et sans avenir, où la souveraineté du saint-siége s'affaisse dans les
impossibilités, où l'on demande au pape des réformes qu'il aurait
pu sans doute accorder d'autres fois avec fruit, qu'il ne peut plus
accorder avec dignité, parce qu'il n'est plus temps, parce qu'elles
ne serviraient à rien. C'est le sentiment catholique qui est intéressé
désormais à voir cesser ces confusions, qui font de la papauté, de
l'autorité religieuse la plus élevée, l'alliée par des considérations ter-
restres de toutes les réactions, l'antagoniste des nationalités renais-
TOME XUV. 11
152 REriE DES DEUX MOADES.
santés et des principes de la civilisation moderne! Et si l'on répète
que, pour que les pouvoirs soient séparés partout, il faut qu'ils
soient unis à Rome, c'est le sentiment catholique plus encore que le
sentiment libéral qui doit décliner énergiquement cette théorie spé-
cieuse et dangereuse, dont le dernier mot est l'immobilisation d'un
peuple dans un intérêt religieux , qui ne tendrait à rien moins qu'à
établir au profit des catholiques une population de mainmorte.
A tout prendre, la puissance morale d'un pape n'est pas dans quel-
ques lieues de terrain. Lorsque Napoléon disait qu'il fallait traiter le
saint-père comme s'il avait une armée de deux cent mille hommes,
ce n'était pas du souverain de quelques petits territoires qu'il par-
lait. Lorque le pape à Savone ou à Fontainebleau inquiétait l'homme
le plus puissant de la terre et lui résistait, il n'avait plus de souve-
raineté temporelle. Je ne veux pas dire assurément que ce soit une
condition normale pour un pape d'être à Savone ou à Fontainebleau;
mais cela prouve au moins que la puissance d'un souverain pontife
est indépendante de l'étendue de son domaine et de ses droits ter-
restres. Le pape actuel, je le disais, a perdu la plupart de ses pro-
vinces, fondues aujourd'hui dans le royaume italien; ce qui lui reste
de ses états est sous la garde d'une armée d'occupation, le Vatican
n'est plus pour lui qu'une tente qui peut se replier demain : il ne
s'est pas montré moins indépendant de parole comme d'action, et je
ne sais s'il peut y avoir une image plus expressive des extraordinaires
anomalies du moment présent que ce dialogue plusieurs fois renou-
velé entre un protecteur dont la présence est le signe d'une souve-
raineté illusoire et un prince temporel qui n'est rien politiquement,
qui ne peut rien, et qui répond avec une fermeté calme : « Le sou-
verain pontife est engagé par serment à ne rien céder du territoire
de l'église; le saint-père ne fera donc aucune concession de cette
nature, un conclave n'aurait pas le droit d'en faire, un nouveau
pontife n'en pourrait pas faire, ses successeurs de siècle en siècle
ne seraient pas plus libres d'en faire. »
Réfléchissez bien : ce qui frappe dans ce spectacle caractéristique,
ce n'est pas la lutte pour un territoire, ce n'est pas la résistance au
nom d'une cause vaincue; c'est ce sentiment moral qui ne s'appuie
sur aucune force matérielle et qui survit k l'autorité temporelle qu'il
revendique. Assise sur les ruines d'une souveraineté morte, que des
réformes sur les passeports ne feront pas assurément revivre, la
papauté, pour le bien même du catholicisme, n'a qu'un refuge:
c'est la liberté par une séparation des pouvoirs, qui n'est en fin de
compte que l'application d'un des premiers principes de l'Evangile,
la liberté qui rompt les solidarités funestes en affranchissant le
pontificat de cette condition périlleuse où l'on voit tour à tour la
l'lNUÉ de l' ITALIE ET LA PAPAUTÉ. 163
subordination de l'intérêt religieux à des considérations politiques
et la subordination de la vie politique d un peuple à un intérêt re-
ligieux, où r on a pu se demander plus d'une fois si le pape, en se
taisant sur la Pologne, ne ménageait pas un protecteur politique,
et si, en se faisant l'allié de l'empereur d'Autriche en Italie, il ne
cherchait pas à s'assurer une défense. C'est une nouveauté sans
doute, et de telles nouveautés étonnent, inquiètent quelquefois,
sont pleines de conséquences qui touchent à tout, dont on n'entre-
voit même pas toutes les suites. Un pape moins Italien, sans l'at-
tache d'un pouvoir politique, devient plus universel, plus libre mo-
ralement vis-à-vis de toutes les puissances terrestres. C'est tout un
ordre de changemens possibles dans l'organisation de l'église, dans
les rapports entre le pouvoir religieux et l'état; mais, à n'observer
que le monde contemporain, la liberté, là où elle a régné, n'a-
t-elle pas été plus favorable au sentiment religieux que tous les
despotismes? Le clergé français actuel est né sous la loi de la sé-
paration des pouvoirs, de la situation très nouvelle qui lui a été
faite au commencement de ce siècle : il est probablement aujour-
d'hui dans son ensemble le plus éclairé, le plus pur, même le plus
indépendant. Et puis si c'est une nécessité qu'on ne peut plus élu-
der ! On pourrait répondre par un mot que Joseph de Maistre disait
un jour dalis d'autres circonstances, et qui pourrait s'appliquer à
tout ce qui s'est fait en Italie : « Si c'est un mal, il aurait fallu y
penser plus tôt. »
Ainsi donc, qu'on ne s'y trompe pas, quelques trêves qui sur-
viennent momentanément entre les opinions et dans la marche des
choses, il y a une loi qui s'accomplit. Ce qu'on nomme l'indépen-
dance de l'Italie, c'est désormais l'unité; c'est la substitution de la
nation italienne aux autonomies, dont l'histoire est achevée. Cette
unité, dans son application, peut se combiner avec l'élément local,
laisser aux anciennes provinces la liberté de leurs intérêts et de
leurs traditions, de leur administration par un régime largement
décentralisateur, et ce système n'en est plus même à se produire :
c'est celui qui tendait à subdiviser le royaume en régions formant
tout un ensemble de groupes concentriques; mais au-dessus il y a
l'unité politique, il y a l'Italie embrassant toutes ces régions et les en-
laçant du lien national. C'est cela qui est l'œuvre de ces quatre an-
nées et qui s'appelle l'indépendance italienne. — Ce qu'on nomme
d'un autre côté l'indépendance du pape, ce n'est plus la souverai-
neté temporelle telle qu'elle a existé. Cette indépendance, dans sa
garantie extérieure, peut prendre telle ou telle forme; ce n'est plus
l'état ecclésiastique. Au fond, le problème est moralement résolu, et
si Rome est encore séparée de l'Italie, c'est, comme on l'a dit, par
164 REVUE DES DEUX MONDES.
une suspension du droit des Romains; mais en même temps, entre les
résultats accomplis déjà et les conséquences qui restent à réaliser,
il y a une question de conduite qui n'échappait pas à M. de Cavour
le jour où, avec son esprit hardi et prévoyant, il fixait le but et les
moyens d'y arriver en se donnant de l'espace. « J'ai affirmé et j'af-
firme encore, disait-il, que Rome, Rome seule, doit être la capitale
de l'Italie; mais ici commencent les difficultés. 11 faut que nous al-
lions à Rome, mais à ces deux conditions : que ce soit de concert
avec la France, et que la grande masse des catholiques en Italie et
ailleurs ne voie pas dans la réunion de Rome au reste de l'Italie le
signal de l'asservissement de l'église. Il faut, en d'autres termes,
que nous allions à Rome sans que l'indépendance du souverain pon-
tife en soit diminuée... » Et quand on pressait M. de Cavour, quand
on lui demandait une date, il répliquait : « Dites-moi ce que seront
l'Italie et TEurope dans six mois, et je vous répondrai, » c'est-à-dire
que, le principe de Rome capitale de l'Italie une fois proclamé, il en
subordonnait la réalisation aux circonstances générales, au temps,
à l'action morale. Lorsque Garibaldi et ses partisans tentaient de
brusquer la solution par violence, ils ne voyaient pas que non-seu-
lement ils allaient se briser contre une susceptibilité militaire de la
France, mais encore qu'ils risquaient les destinées de l'Italie sur un
de ces mots de joueur qui veulent dire la ruine plutôt que fattente,
— qu'en faisant de la possession immédiate de Rome une condition
de vie ou de mort pour l'unité, ils encourageaient les espérances des
ennemis de cette unité, et leur montraient le point à défendre à
outrance. Il y a pour l'Italie une manière plus sûre, plus infaillible
d'aller à Rome, comme le remarque un Italien, c'est d'organiser son
administration, de discipliner son armée, de créer ses finances, de
relever son crédit, de développer le travail; c'est de montrer à l'é-
glise que la liberté qu'elle lui promet n'est pas un mot, et d'agir
sur l'Europe libérale par le spectacle d'un peuple prouvant sa vie
par le mouvement.
L'Italie, sans être à l'abri des crises et des incertitudes, est assez
avancée déjà pour que ses malheurs disparaissent un peu dans sa
vie nouvelle, et tandis que jour par jour elle se dégage du passé,
voici un autre peuple qui se lève avec l'héroïsme d'un désespoir vi-
ril, seul, sans armes, n'ayant d'autre bouclier que son patriotisme
et son courage, soutenant depuis un mois la lutte la plus émou-
vante contre une puissance qu'on a crue colossale, et qui semble ne
plus l'être que par les barbaries qui se commettent en son nom. On
ne les traite plus déjà heureusement de révolutionnaires, ces insur-
gés polonais qui disaient récemment à un Français allant de Saint-
Pétersbourg à Paris, arrêté par eux et passant dans leur camp :
l'unité de L ITALIE ET LA PAPAUTÉ, 165
(( Allez dire en France que nous ne sommes ni des communistes ni
des partageux, que nous sommes des malheureux qui demandent
leur patrie !» 11 y a des casuistes subtils qui ont l'œil assez fm pour
faire des distinctions et qui changent d'opinion selon qu'ils se tour-
nent au nord ou au midi, vers l'Italie ou vers la Pologne. Dans toute
âme vraiment libérale, ces causes se rejoignent, et la plus tou-
chante est toujours celle qui souffre le plus. Elles sont sœurs, et
l'Italie, toute jeune encore, serait déjà trop diplomate et trop avi-
sée, si elle oubliait que ce sont ses affaires aussi qui se débattent en
Pologne, que l'alliance de la Russie ne vaut pas le principe au nom
duquel elle vit, et que la liberté italienne a trop à faire encore pour
mettre une sourdine quand il s'agit de la liberté et de l'indépen-
dance des autres peuples. Pour nous, ce qui nous frappe et ce qui
nous touche dans ces causes, c'est d'abord qu'elles sont justes, que
ce sont les causes du sang versé , des droits violés , des nations qui
veulent vivre, mais en outre c'est qu'à leur succès se lie la cause
de la liberté intérieure, de la sécurité morale en Europe. Savez-vous
ce qui fait de ces réveils de peuples des causes essentiellement libé-
rales? C'est qu'ils portent le dernier coup à ce faisceau d'absolutisme
qui s'est toujours recomposé au nord, qui a vécu d'une complicité
d'oppression, et qui a réagi quelquefois sur la France elle-même.
Quant à la France, en aidant, selon les momens, de ses sympathies,
de ses vœux ou de son action, à cet affranchissement des nations,
elle travaille plus qu'on ne pense à sa propre liberté, et elle y trouve
sûrement la garantie durable de sa puissance morale.
Charles de Mazade.
SYLVINE
A M. P. P. THEURIET.
J. — ADAGIO..
En haut, la salle est large et presque démeublée.
La mort est sur le seuil. — Du milieu de l'allée,
On entend dans la nuit râler le moribond,
Vieillard que la douleur a tordu comme un jonc.
La blafarde lueur d'une lampe fumeuse
Laisse voir son grand front et sa face anguleuse,
Et ses yeux noirs au fond de l'orbite enfouis...
Auprès d'un bénitier où trempe un brin de buis.
Un vieux prêtre est assis dans la pénombre, et prie.
Soutenant du mourant la tête endolorie,
Un jeune homme au chevet se penche, et son regard
Triste et pieux s'attache à ce pâle vieillard
Qui souffre sans se plaindre et meurt sans épouvante.
Au dehors, l'ouragan déchaîné se lamente;
Au dedans, sur les murs, les portraits des aïeux.
Des splendeurs d'autrefois seuls débris précieux,
Contemplent gravement leur race à l'agonie.
— 0 sires de Paulmy, vous dont la baronnie
Valait des marquisats et des principautés.
Vous dont les châteaux forts menaçaient les cités,
Puissans seigneurs terriens, ruisselans de richesses.
Prélats et maréchaux, chambellans et comtesses,
LE POÈME DE SYLV1^E. 167
Pencliez-vous! Regardez, longues files d'aïeux,
Ce que le temps a fait de vos derniers neveux ! . . .
Sous le plus pauvre toit d'un faubourg populaire,
Le vieux Marc de Paulmy va mourir de misère.
Le vieillard se leva brusquement, puis il prit
Entre ses doigts les mains du jeune homme, et lui dit :
« Mon fils, je sens la mort qui plane sur ma couche;
Avant donc que sa main de marbre ait clos ma bouche.
Écoute-moi. — L'esprit de ce siècle est mauvais,
A son œuvre maudit ne travaille jamais.
Sois fier! Tous tes aïeux furent des gens d'épée.
Fais-toi comme eux une âme austère et bien trempée;
Ne mêle pas ton nom à des trafics d'argent,
Surtout ne sois jamais manœuvre ni marchand.
Reste pauvre et sois fier. Sois fier ! que dans ton âme
Ces mots soient à jamais gravés; qu'en traits de flamme
Ils éclairent la nuit ton rêve, et qu'au matin
Ils résonnent pour toi comme un timbre d'airain !
Sois fier, et s'il fallait vider jusqu'à la lie
Le vase de douleur, s'il fallait à la vie
Dire un suprême adieu pour garder ton honneur,
Lazare, mon enfant, sache mourir sans peur. »
Il s'était soulevé sur son lit, et la fièvre
Illuminait ses yeux et pâlissait sa lèvre ;
Dans son cœur, le vieux sang des ancêtres battait. '
Lazare l'entourait de ses bras et sentait
Je ne sais quoi de fort passer dans tout son être...
Mais la voix fit silence. « 11 est mort, » dit le prêtre
En aspergeant le corps avec le buis bénit.
L'ombre envahit Lazare, et la salle s'emplit
D'obscures visions aux mornes attitudes;
Il entendit le vent glacé des solitudes
Pleurer dans la maison, et vit, épouvanté,
Le deuil et l'abandon s'asseoir à son côté.
En bas, la cave est nue, et la nuit l'environne;
Mais les premiers rayons d'un pâle jour d'automne
Pénétreront bientôt jusqu'au fond du cellier
Où Roch le tisserand a fait son atelier...
La mort entre avec eux. — Sur sa pauvre couchette.
Une enfant de quatre ans gît fiévreuse et muette;
168 REVUE DES DEUX MONDES.
Eiicore un mouvement, un dernier spasme encor,
Pareil au doux frisson d'un oiseau qui s'endort,
Puis plus rien... La voilà morte et déjà livide!
Son âme blanche fuit loin de la cave humide
Vers ce ciel des enfans, tout bleu, tout radieux,
Où la douleur jamais ne fait pleurer leurs yeux.
Le petit corps glacé reste sur la couchette ;
Ses traits sont beaux malgré leur pâleur violette.
Car l'enfance est bénie, et son charme est si fort
Qu'il triomphe et persiste au-delà de la mort.
Tout autour du berceau la famille est groupée :
La mère tout en pleurs, immobile et frappée.
Semble dans sa stupeur une autre Niobé;
Le père, maître Roch, vers l'enfant s'est courbé.
Comme pour découvrir quelque reste de vie ;
La main sur le cadavre, il écoute, il épie.
Anxieux, absorbé. — A ses pieds, un jeune homme,
Un pauvre estropié, blême et chétif, qu'on nomme
J ian Caillou le flûleur^ sanglote, et lentement
Entre ses maigres doigts roule un jouet d'enfant.
La pâle sœur aînée, adossée à la porte.
Taille dans une robe un linceul pour la morte.
Elle est grave et pensive, elle est belle, non pas
De la beauté des lis, des roses, des lilas.
Cette beauté splendide et pleinement éclose,
La beauté des heureux, — non, mais tout autre chose.
Un charme intérieur, pénétrant, concentré;
Un maigre et fier visage ardemment éclairé
Par deux yeux bruns profonds où la vie étincelle,
Purs comme l'eau de source et limpides comme elle;
Un front large où l'on sent l'effort victorieux
De l'âpre volonté; de noirs cheveux soyeux
Effleurant un cou blanc : — telle apparaît Sylvine.
Rien qu'aux sobres contours de son sein, l'on devine
Un lumineux esprit répandant son éclat
Dans ce corps transparent, suave et délicat.
Cependant le jour croît dans la cave. Le père
Se lève brusquement, et d'une voix sévère :
« Elle est morte, dit-il, vous pourriez sangloter
Pendant plus de cent ans sans la ressusciter.
Assez pleuré! La mort clémente l'a ravie
A l'heure où l'on ne voit que le beau de la vie;
Tant mieux ! Elle n'aura là-haut ni froid ni faim,
LE POÈME DE SYLVL\E. 169
Et ne connaîtra pas l'horreur des jours sans pain.
Nous qui lui survivons, songeons à notre tâche,
Perdre son temps en pleurs est inutile et lâche ;
Les pauvres gens n'ont pas le loisir de pleurer.
Entends-tu, Jean Caillou? Cesse de soupirer.
Vllons, je ne veux plus voir de regards humides! »
Et Roch, le tisserand aux paroles rigides.
S'assied à son métier; mais, malgré ses efforts.
Sa douleur se révolte et jaillit au dehors.
Il étouffe, son cœur bondit, ses yeux se mouillent.
Et sous ses doigts tremblans les fils croisés se brouillent...
Un moment comprimés, les pleurs coulent à flots.
Et le sombre logis retentit de sanglots.
II. — RECITATIVO.
Il est midi. Lazare est seul au cimetière.
Assis près de la fosse où l'on a mis son père,
Et de cruels pensers au cœur de l'orphelin
Fermentent sourdement, comme un aigre levain.
Il sent la pauvreté resserrer à chaque heure
Son cercle impitoyable autour de sa demeure.
Et par-delà le mur de l'étroite prison
Il entrevoit le monde à l'immense horizon
Où la foule s'agite et se répand confuse
Gomme l'eau bouillonnante au sortir de l'écluse,
Le monde qui sourit, qui chante et resplendit.
Et qu'à son lit de mort le vieux Marc a maudit.
Près de lui tout est noir, là-bas tout est lumière.
— Le mineur qui se creuse un chemin sous la terre.
Et dont les tristes jours ressemblent à des nuits.
Parfois lève la tête, et du fond de son puits
Regarde en soupirant la lointaine ouverture
Qui conduit au soleil, à l'air, à la verdure. —
Du fond de la misère et de l'isolement.
Ainsi Lazare aspire à ce monde charmant ,
Et dans sa lutte avec ce désir indocile.
Comme une flamme au vent, sa volonté vacille...
Mais voici qu'à l'abri des saules frémissans
Une ouvrière en deuil s'achemine à pas lents.
C'est Sylvine. L'oiseau qui saute sur la mousse
Et la feuille des bois qui tombe sans secousse
Se posent sur le sol avec moins de douceur
170 REVUE DES DEUX MONDES.
Que ses deux pieds légers. Elle apporte à sa sœur
Les humbles ornemens des tombes plébéiennes, —
Des fleurs des champs : — asters et grappes de troènes,
Campanules d'automne et pâles serpolets,
Gentianes des bois aux reflets violets,
Scabieuses Jilas, bruyères, vipérines...
Gomme les deux logis, les tombes sont voisines;
Elle arrive à la place où dort sous Je gazon
L'enfant du tisserand auprès du vieux baron.
Lazare, saluant la grave jeune fille :
(( La mort a donc aussi frappé votre famille?
Elle emporte à la fois l'enfant et le vieillard.
Elle accourt, et la nuit s'épaissit; elle part,
La lumière et la paix de la maison la suivent,
Et l'horreur de la vie hante ceux qui survivent. »
Il dit, et sur un banc s'assied silencieux.
La fière jeune fille, aux regards sérieux,
Lui répond, en posant ses fleurs dans l'herbe humide :
« N'est-ce pas que c'est triste, un logis qui se vide?
Que c'est navrant, l'adieu d'un ami qui s'en va!
Gette mignonne enfant que la mort enleva
Brusquement, comme un loup qui ravit une proie,
Faisait notre espérance et notre seule joie.
Elle était si vivante et de corps et d'esprit!
G'était une eau qui court, un feu clair qui jaillit;
Rieuse et remuée, active et caressante.
Elle allait et venait dès l'aube blanchissante.
S'agitant tout le jour, lorsqu' approchait le soir.
Sur sa petite chaise elle se laissait choir.
Et l'on voyait fléchir sa tête appesantie
Gomme une rose en fleur par l'ondée alourdie...
Sur ses lèvres, un jour le rire s'est éteint,
La fièvre et l'insomnie ont fait pâlir son teint.
Le médecin disait : — Gette cave est lugubre !
Il faudrait à l'enfant un air tiède et salubre... —
Oh! de la pauvreté dures chaînes de fer!
Il fallut la laisser dans la cave sans air...
Elle est morte ! » Sylvine à ces mots s'agenouille,
Sa poitrine se gonfle et son regard se mouille.
Le jeune homme est ému. Gette grave beauté,
Gette noblesse unie à tant de pauvreté.
Font battre doucement son cœur dans sa poitrine...
LE POÈME DE SYLVINE. 171
Après avoir prié sur la fosse, Sylvine
Se relève et s'éloigne, et Lazare pensif
L'admire et suit des yeux, de massif en massif,
Sa marche harmonieuse entre les tombes blanches.
Un autre aussi la suit de loin parmi les branches :
C'est Jean Caillou rêveur... A Lazare en fuyant
Il lance un noir regard, farouche et méfiant...
Cependant le soir tombe et s'étend sur la ville.
Il fait fumer au loin les toitures de tuile.
Et sa vapeur revêt d'un bleuâtre velours
L'ardoise des clochers et l'ogive des tours.
Une étoile blanchit au bord du ciel limpide ;
On dirait un lis pur, à la corolle humide.
Lazare, resté seul dans le funèbre enclos.
Se promène à pas lents sous les frêles bouleaux,
Dans l'azur assombri du firmament sans voile.
Ses yeux plongent sans cesse et contemplent l'étoile,
Et tandis que Vesper éclôt sur la hauteur,
La fraîche fleur d'amour s' ent' rouvre dans son cœur.
in. — CANTABILE.
Parmi tous les foyers de lumière idéale,
La clarté la plus pure et la plus amicale,
0 lune, c'est la tienne ! — A l'heure où le soleil
S'éteint dans les vapeurs de l'occident vermeil.
Tu sors timidement de ta calme retraite;
Sur ton trône d'argent tu te glisses discrète,
Et des étoiles d'or le peuple harmonieux
Dispose autour de toi ses chœurs silencieux.
0 Cynthia Phœbé, ta lumière sacrée
Sur la terre qui dort tombe chaste et nacrée.
Le moindre pli du sol par elle est visité :
Dans la mousse qu'effleure un rayon velouté,
L'hyacinthe sauvage entr' ouvre ses calices;
Sitôt que tu parais, les bois avec délices
Bercent leurs frais rameaux baignés de ta lueur ;
Les grands bœufs assoupis dans les pâtis en fleur
Ouvrent leurs doux regards quand tu sors de la nue.
Et leurs mugissemens accueillent ta venue;
Les nids chantent pour toi; la mer, la vaste mer,
Quand ta pleine rondeur resplendit dans l'éther.
172 REVUE DES DEUX MONDES.
La mer plaintive et sombre enfle ses flots houleux
Et soulève vers toi son sein tumultueux.
A travers les carreaux d'une pauvre cellule,
Tu pénètres ce soir avec le crépuscule,
0 lune ! et ta lueur éclaire le réduit
Où Jean Caillou s'enferme au tomber de la nuit.
Les murs sont froids et nus; au bord de la croisée,
Le seul trésor du maître, une flûte est posée.
Quand le dimanche arrive ou lorsqu'aux environs
On célèbre un joyeux hymen de vignerons,
Jean Caillou prend sa flûte et dirige la danse.
Et tandis qu'il s'essouflle à marquer la cadence,
Au pied de ses tréteaux, les danseurs, deux à deux,
Tourbillonnent. Il voit leurs regards amoureux.
Il entend leurs baisers et leurs éclats de rire,
Et lui, pauvre bossu, lui dont la flûte inspire
Ce tumulte joyeux dont l'air semble imprégné,
Seul au milieu du bal, est morne et dédaigné.
Il aime aussi pourtant. Comme la perle blonde
Se dérobe aux regards sous la vague profonde.
Ainsi son amour pur, chaste et mystérieux.
Dans le fond de son cœur se cache à tous les yeux,
lïl arrive ce soir d'une course lointaine;
Il est las, il est triste, et sa poitrine est pleine
De sanglots refoulés. Il ouvre le battant
De sa vitre. La pluie a cessé, l'on entend
Des gouttes d'eau rouler sur les feuillages sombres
Et le crapaud plaintif chanter dans les décombres ;
Les rapides métiers des maîtres tisserands
Font résonner au loin leurs accords déchirans.
Jean, qui fixe les yeux sur la cave voisine.
Voit tout à coup briller la lampe de Sylvine.
Alors il prend sa flûte, et dans la calme nuit
Un chant mélancolique et doux s'épanouit.
Cet air touchant, les mots pourraient le reproduire,
Tant il exprime bien ce que le cœur veut dire !
Aux vitres de Lazare ainsi qu'au seuil de Jean,
La lune ce soir-là lance un rayon d'argent.
Et comme le Auteur Lazare à la croisée
Est assis, et Sylvine occupe sa pensée.
Mais s'il l'aime, pourquoi ces rougeurs sur son front.
Et cette inquiétude, et ce trouble profond ?
LE POÈME DE SYLVINE. 173
On croit voir scintiller, comme un éclair qui passe,
Au fond de ses yeux bleus tout T orgueil de sa race.
Il tressaille ; on dirait que son père mourant
Revient pour lui crier : « Souviens- toi de ton rang 1 ».
Les croyances qui l'ont bercé dans son enfance,
L'opprobre et la terreur d'une mésalliance.
L'honneur, les droits du sang, toutes ces vieilles lois
S'éveillent en rumeur. — Ainsi l'on voit parfois,
Quand on franchit le seuil d'une tour féodale,
De lourds oiseaux de nuit tournoyer dans la salle
Et s'enfuir en poussant de lugubres clameurs.
Lazare lutte encor. Ses yeux sont gros de pleurs.
Il colle son visage aux vitres des fenêtres.
Ou devant les portraits pâlis de ses ancêtres
Il s'arrête pensif; le remords et l'amour
Se lèvent dans son cœur et plaident tour à tour.
IV. — MODERATO.
Allumez un grand feu! Faites flamber dans l'âtre
Des pommes de s^in à la flamme bleuâtre.
Voici venir l'hiver sur son char de glaçons
Traîné par les corbeaux aux sinistres chansons.
Il accourt, et le ciel sur ses pas devient sombre.
Qu'ont fait les bois de leurs oiseaux et de leur ombre,
De leurs plantes en fleur et de leurs papillons ?
Mornes sont les forêts et mornes les sillons ;
La terre se morfond dans sa robe de veuve ;
Voici l'hiver, voici les jours noirs de l'épreuve.
Écoutez! L'ouragan se déchaîne, et sa voix
Hurle pendant la nuit comme un chien aux abois.
Allumez un grand feu ! La neige sur la terre
Tombe, tombe sans bruit, délicate et légère.
Et sa blancheur revêt les champs silencieux
Jusqu'à l'horizon vague où se perdent les yeux.
Voici les longues nuits, la saison des écraignes (1)
Et des poêles de fonte où grillent les châtaignes,
Tandis qu'à la veillée, en tournant leurs fuseaux.
Les file uses de lin content de gais propos.
Le froid pique, le givre a fleuri la fenêtre ;
Sur les chenets trapus jetez des troncs de hêtre.
(1) Nom populaire des veillées de village en Bourgogne et en Champagne.
i7ll REVUE DES DEUX MONDES.
Que les pommes de pin pétillent au milieu ;
Jetez-en plus encore, allumez un grand feu !
Hélas! le feu béni, la parure et la joie
De l'hiver, le brasier rougeâtre qui flamboie
Et nous fait croire encore à la chaude saison,
Plus d'un ne le voit pas luire dans sa maison !
Durant les mois glacés, dans plus d'un âtre vide,
La neige seule vient joncher la pierre humide.
Et parmi ces foyers sans flamme, au premier rang.
Est le foyer désert de Roch le tisserand.
Roch travaille, Sylvine est absente, et la mère
Est malade. La cave est comme une glacière.
L'âpre vent de la nuit, par le châssis mal clos.
Pénètre avec un bruit pareil à des sanglots.
Et Roch, pour réchauffer ses membres qui frissonnent.
S'acharne à son métier, et les leviers résonnent,
Et la navette vole. — Un coup faible et discret
Soudain pousse la porte, et Lazare paraît.
Il s'arrête, il hésite, et, plein d'incertitude.
Se tait. « Que voulez-vous? » dit Roch d'une voix rude.
Et le jeune homme alors, maîtrisant son émoi.
Au maître tisserand répond : « Pardonnez-moi.
Si ma parole tremble et se fait mal entendre.
C'est que d'un mot de vous mon repos va dépendre;
Le bonheur de ma vie est tout entier ici.
Je me nomme Lazare Engilbert de Paulmy ;
Mon père est mort, je vis comme vous solitaire.
Et pauvre comme vous. Un jour, au cimetière.
J'ai rencontré Sylvine, et sa fière douleur,
Et sa chaste beauté, m'ont pénétré le cœur...
Les mots qu'elle m'a dits, je les entends encore
Tinter à mon oreille ainsi qu'un chant sonore;
Je les entends partout, dans les soupirs du vent,
Dans la cloche qui sonne au clair soleil levant.
Je l'aime! et si sa main par vous m'est refusée,
Mes jours n'ont plus de but, et ma vie est brisée.
Maintenant j'ai fini. Maître Roch, voulez-vous
Que je sois votre fils, que je sois son époux? »
Le tisserand se lève et fait d'un pas rapide
Deux ou trois fois le tour de sa demeure humide.
Il regarde Lazare, il est comme ébloui,
LE POÈME DE SYLVINE. 175
Et pendant un moment son front épanoui
Est radieux d'orgueil, de surprise et de joie...
Mais ce n'est qu'un éclair, un rayon qui se noie
Dans la brume. « Oubliez, dit-il, ces rêves fous!...
Vous êtes malheureux et pauvre comme nous?...
Mais ce n'est pas assez d'une même détresse
Pour que toute barrière entre nous disparaisse.
Jour et nuit, comme nous, travaillez-vous aussi?
Non?... Eh bien! en ce cas, je refuse, merci!
Nous avons comme vous notre orgueil, et nous sommes
Remplis de préjugés comme des gentilshommes.
Mon enfant est sans dot, et vous sans gagne-pain;
Ce serait marier la soif avec la faim.
Et vous végéteriez hors de la loi commune
En rongeant tristement vos miettes de fortune ;
Puis les enfans viendraient, puis la misère enfin.
Que feriez-vous alors, vous dont la blanche main
A de rudes outils ne s'est jamais blessée?...
Non, nous serions tous deux un objet de risée !
Au bouvreuil le gerfaut ne s'accouple jamais,
Il plane solitaire au-dessus des forêts.
Oubliez tout cela comme on oublie un rêve
Au lever du soleil... Adieu! » Gomme il achève,
Sylvine, pâle et grave, apparaît sur le seuil.
Son visage, entouré de sa coiffe de deuil,
Est comme un blanc lotus ouvrant sa fleur nocturne
Sur les dormantes eaux de l'étang taciturne.
Le jeune homme tressaille à sa vue, et leurs yeux
Se rencontrent; — tous deux, tristes, silencieux,
Échangent un regard, — puis, en courbant la tête,
Lazare sort et fuit à travers la tempête.
V. — LARGO.
Gomme un cerf qu'on relance au fond de la forêt,
Lazare dans le vent et dans l'ombre courait.
Il avait dépassé les faubourgs, et la plaine
Brumeuse s'étendait devant lui. — Hors d'haleine,
La tête en feu, l'esprit troublé comme le cœur,
Il allait au hasard, chassé par la douleur,
Et dans la nuit parfois, quand ses jambes lassées
Fléchissaient, s'il voulait s'arrêter, ses pensées.
Gomme une meute ardente au son des cors vainqueurs,
176 REVL'E DES DEUX MONDES.
Dans son sein tourmenté commençaient leurs clameurs.
Il traversa les prés... Il gagna la lisière
D'un grand bois, et tandis qu'au loin, dans la clairière,
Les loups hurlaient la faim, il s'arrêta brisé
Et se laissa tomber au rebord d'un fossé ;
Alors il entendit la meute des pensées
Recommencer en lui ses clameurs courroucées.
Les lamentations redoublaient. — Cette fois,
Le front dans ses deux mains, il écouta leurs voix :
(( Hélas! qu'est devenu ton amour? disaient-elles;
Hier, comme un doux nid de jeunes tourterelles
Qui gazouillent au haut d'un chêne verdissant,
Il chantait, et voilà que l'orage puissant
A renversé dans l'herbe et le nid et le chêne...
Et ton orgueil? Du fond de ton âme hautaine
Il jaillissait bruyant, superbe, impétueux.
Gomme au printemps bouillonne à (lots tumultueux
Une blanche cascade aux flancs des monts alpestres ;
A la voir, on croirait que les sources terrestres
N'auraient pu l'enfanter, et qu'elle vient des cieux;
Elle tombe, elle écume, et son cours furieux
Sur les rochers émus rebondit et s'élance...
Mais les vents de l'été la forcent au silence.
Et les rocs sur lesquels le flot s'est épanché
Se rendorment rêveurs dans le lit desséché. —
Ah ! comme ce vieillard marchait avec rudesse
Sur ton espoir, sur ta fierté , sur ta tendresse !
Sous ses raisonnemens se brisaient tes erreurs
Gomme les épis murs sous les coups des batteurs.
Tu croyais qu'au seul bruit de ton nom de famille
Ge père dans tes bras allait jeter sa fille;
0 honte! il te refuse et t'estime trop bas :
Tu n'es pas de son rang, — tu ne travailles pas!
Le travail!... Comprends-tu maintenant les mystères,
Les vertus de ce mot aux syllabes austères ?
Comprends-tu qu'il n'est rien de plus grand qu'un devoir.
Et que l'oisiveté seule nous fait déchoir?
Tes pères ont gagné leur nom avec l'épée;
La terre avait besoin alors d'être trempée
D'une sueur de sang, et c'était travailler
Dans cet âge de fer que de bien batailler.
Leur épée aujourd'hui par la rouille est ternie.
Prends un outil ! — Pour vaincre au combat de la vie.
LE POÈME DE SYLVOE. 177
L'homme n'est plus forcé de répandre le sang,
Et le plus humble outil vaut l'épée à présent.
Travaille ! c'est le cri que la mère nature
Redit sans se lasser à toute créature,
Et dans tout l'univers il n'est pas d'élément
Que le travail fécond n'agite incessamment.
L'action guérira ton cœur blessé qui pleure.
Debout! prends un outil!... Tu n'étais tout à l'heure
Qu'un fragile roseau par les vents agité;
A partir d'aujourd'hui, sois une volonté. »
Assis au pied d'un hêtre, ainsi pendant des heures
Il écouta monter ces voix intérieures.
Tout un temple d'erreurs dans son esprit croula.
Il lui sembla qu'un monde inconnu jusque-là
Ouvrait devant ses yeux de longues perspectives.
— La nuit se dissipait, les ombres fugitives
S'envolèrent, et l'aube à l'orient blanchit.
Dans un clocher lointain V Angélus retentit.
0 clairs sons, précurseurs de l'aurore vermeille,
x\. vos chants argentins la terre se réveille.
Aube du'jour, tu rends les chansons à l'oiseau ,
Le sourire à l'enfant couché dans son berceau ;
Salut, aube du jour! ta clarté, comme un phare.
Vers un monde nouveau va diriger Lazare.
Gomme il s'en revenait, il entendit des voix
Chanter dans le chemin qui conduit au grand bois.
■ C'étaient des bûcherons qui partaient. A leur tête
Marchait Jean le flûteur, et leur fier chant de fête,
Soutenu par la flûte aux notes de cristal.
S'envolait emporté par le vent matinal.
« Voici les bûcherons, les francs coupeurs de chênes!
Par la neige ou la pluie ils font leur dur métier;
Dès que le jour commence, en route! Le gibier
Ne rôde pas plus qu'eux dans les forêts lointaines;
Leurs jarrets sont de fer, leurs muscles sont d'acier.
Voici les bûcherons , les francs coupeurs de chênes !
« L'arbre, dans le taillis comme un géant campé,
Au-dessus du chemin dressait sa grande taille ;
Son tronc kirge et noueux semblait une muraille...
TOME XUV. 12
178 REVUE DES DEUX 3I0NDES.
Dans l'herbe le voilà gisant... Qui l'a frappé?
Ce sont les bûcherons , ils ont comme une paille
Brisé l'arbre géant dans le taillis campé.
« Qui nourrit de charbon la fournaise béante,
Où l'on coule la fonte, où l'on forge le fer?
Qui fournit leurs grands mâts aux vaisseaux de la mer ?
Qui donne à la maison sa porte et sa charpente ?
Qui fait luire dans l'âtre un soleil en hiver
Et nourrit de charbon la fournaise béante !
« Ce sont les bûcherons. — Leur bras n'est jamais las.
Parfois, quand la forêt, de brouillards imprégnée,
Fait silence l'hiver, le bruit d'une cognée
Ou d'un chêne qui roule et tombe avec fracas
Retentit dans le fond d'une combe éloignée...
Ce sont les bûcherons, leur bras n'est jamais las.
« Honneur aux bûcherons, aux francs coupeurs de chênes!
Ils n'ont pas sitôt mis le pied hors du taillis.
Qu'ils se sentent le cœur pris du mal du pays. ,
Au bois est leur patrie, au bois sont leurs domaines;
Leurs fils y grandiront près des pères vieillis ,
Les fils des bûcherons , des francs coupeurs de chênes ! »
« Où vous en allez-vous? dit Lazare aux chanteurs.
Où vous en allez-vous, ô joyeux travailleurs?
— Au grand bois , répondit le plus vieux de la troupe ,
Nous allons étrenner une nouvelle coupe j
Une vieille futaie aux arbres forts et droits :
Charmes, chênes, fayards^ c'est du pain pour six mois,
C'est une mine d'or ! — Écoutez , dit Lazare ,
J'ai toute ma vigueur et n'en suis point avare;
Voulez-vous m' accepter pour votre compagnon
Ou pour votre apprenti du moins ? — Et pourquoi non ?
Si vous savez planter la hache au cœur d'un hêtre,
Vous serez bien reçu. Venez parler au maître.
Ce soir, vers la nuit close, à la Vente-dii-Roi,
— Eh bien! s'écria-t-il, ce soir comptez sur moi! »
Le soir vint. Du départ l'horloge marqua l'heure.
Lazare en soupirant jeta sur sa demeure
LE rOÈME DE SYLVINE. 179
Un suprême regard, et, saluant des yeux
Les vieux meubles fanés, les portraits des aïeux,
Il partit. Sur l'épaule il portait sa cognée,
Et sa main fièrement en pressait la poignée.
La rue était déjà ténébreuse, et le bruit
Des métiers haletans résonnait dans la nuit.
Il gagna le chemin de la Samaritaine -^
Là, sous des marronniers, jaillit une fontaine :
Les femmes du faubourg vont emplir vers le soir
Leurs seilles de sapin dans le clair réservoir.
Au-dessus de la source à grand bruit épanchée,
Il vit dans la pénombre une forme penchée,
Et reconnut Sylvine. Il s'approcha soudain :
« Je bénis Dieu, dit-il, je bénis ce chemin
Où je puis vous parler à cette heure suprême.
0 Sylvine, je pars ce soir et je vous aime !
Je vous aime ardemment, — comme le prisonnier
Aime l'air pur et libre et le vent printanier,
Et comme le proscrit adore la patrie ; —
Je vous aime, et je vais recommencer ma vie,
Car ce fervent amour, en entrant dans mon cœur,
L'a rempli de lumière et l'a rendu meilleur.
Me voici bûcheron, regardez ma cognée!
Je ne veux revenir qu'avec ma dot gagnée,
Et loin de vous, bien loin, pour longtemps je m'en vais. »
Sylvine lui tendit la main : « Je le savais ;
Ce que vous avez fait montre un noble courage,
Et mon cœur vous en aime encore davantage... »
Puis, comme cet aveu, trop fort pour sa fierté,
De sa bouche avait fui contre sa volonté.
Elle voulut quitter la source au chant sonore ;
Mais Lazare : « Oh ! restez, parlez, parlez encore !
Les seuls biens que j'emporte avec moi sont les mots.
Les chastes mots d'amomr sur vos lèvres éclos !... »
Sans la nuit, on eût vu sur le front de Sylvine
La rougeur se répandre, on eût vu sa poitrine
Palpiter sous les plis de son corsage noir.
Alors, comme l'eau pure au bord du réservoir,
Tout l'amour de son cœur vint sur sa bouche émue
S'épancher : « Oui, dit-elle, oui, vous m'avez vaincue.
Je vous aime, Lazare, et l'avoue aujourd'hui;
Mais ce muet amour en mon âme enfoui
Y serait resté clos jusqu'à ma dernière heure.
180 REVUE DES DEUX MONDES.
Si VOUS n'aviez quitté votre oisive demeure
Pour vivre et pour agir eu homme. Maintenant
Vous êtes deux fois noble : — et de cœur et de sang.
Je vous aime, et je suis fière de ma tendresse.
Allez, et vaillamment luttez, luttez sans cesse !
Moi, je vous attendrai. » Le calme de la nuit
A ces mots succéda, puis un faible et doux bruit...
Étaient-ce les soupirs de l'onde aux flots limpides,
Ou le susurrement de deux baisers rapides?...
Sylvine s'enfonça dans l'ombre lentement.
0 charme de l'amour, ô pur enivrement!
Gomme Lazare alors vers les bois prit sa course !
Il marchait d'un pas ferme, et la voix de la source
Semblait l'accompagner de son chant clair et frais.
Bien que la nuit fût noire et le brouillard épais,
11 croyait voir au ciel des étoiles sans nombre
Lui sourire à travers la forêt haute et sombre.
0 pur enivrement, ô charme de l'amour 1...
Et la nuit s'avançait, et dans le carrefour
De la V enle^du-Roi de grands feux de bruyères
Projetaient leurs clartés rouges sur les clairières.
Les bûcherons, assis en rond près du brasier.
Pour le nouveau-venu chantaient à plein gosier
Ce refrain qui vibrait dans les combes lointaines :
(( Voici les bûcherons, les francs coupeurs de chênes ! »
VL — PRESTO.
Lazare est dans les bois, et du matin au soir
Sa hache, sans répit, fait son rude devoir.
Cette nouvelle vie a d'austères prémices ;
La cognée a d'abord meurtri ses Aiains novices,
Rompu ses bras, courbé ses reins... Sa volonté
A puisé dans l'amour un courage indompté,
L'amour a fait courir un sang frais dans ses veines.
Le voilà maintenant qui coupe les vieux chênes
Aussi facilement que des brins de genêt.
Il aime son métier, — il aime la forêt.
La forêt, qui revêt les monts de sa ceinture
Et berce dans le vent ses masses de verdure,
LE POÈME DE SYLVINE. 181
C'est notre mer à nous, Lorrains et Bourguignons,
Gens des pays de l'est et du nord. — Les Bretons
Ont l'Océan terrible, immense, aux eaux fécondes;
Nous avons les forêts sonores et profondes.
Quand loin du sol natal nous errons vers le soir.
Souvent à l'horizon nous croyons les revoir.
La nuit, dans l'ouragan qui siiïle et se lamente,
Nous croyons distinguer votre voix mugissante,
0 bois de nos pays ! — Ainsi qu'au fond des mers.
Parmi les profondeurs de vos abîmes verts,
Une vie incessante éclôt; des milliers d'êtres.
Un monde merveilleux sous la voûte des hêtres
Pullule, et ses amours, ses chants, ses floraisons,
Tour à tour prennent place au cercle des saisons.
En mars, quand le soleil lance ses jeunes flèches.
Tout un peuple de fleurs perce les feuilles sèches :
Dans l'onde des ruisseaux trem])lent les boutons-d'or,
Les narcisses rêveurs se penchent sur le bord.
Et les taillis sont pleins de jaunes primevères.
Avril, avril commence! Un bruit d'ailes légères
Frémit dans les rameaux des arbres reverdis.
Voici les doux chanteurs des bois, voici les nids !
Et muguets de fleurir à côté des pervenches.
Et concerts printaniers d'éclater dans les branches.
Gué! gué! soyons joyeux ! dit le merle. — Aimons-nous!
Chante le rossignol. — Hâtez-vous! hâtez-vous! »
Répète le coucoa d'un ton mélancolique...
Le printemps fuit, et juin, comme un roi magnifique
Vêtu de pourpre et d'or, apparaît dans les champs.
Les herbes des fourrés jaunissent, et les chants
S'apaisent; dans le fond des combes retirées.
Au clair de lune, on voit les biches altérées
Venir avec leurs faons tondre les jeunes brins
Imbibés de rosée. — Aux marges des chemins
Les fraises ont rougi, les framboises sont mûres;
Parmi les merisiers aux mobiles ramures.
Les loriots gourmands sifflent à plein gosier;
Leur cri mélodieux clôt le chœur printanier.
La fleur fait place au fruit, l'été place à l'automne.
Salut, maturité, saison puissante et bonne! '
Saison où la foret tient ce qu'elle a promis.
Et fait pleuvoir du haut de ses rameaux jaunis
Des trésors à foison ! — Les noisettes sont pleines,
182 REVUE DES DEUX MONDES.
Les fruits des cornouillers sont vermeils, et les faînes "i:
Tombent comme une grêle, et le long des sentiers
Roulent les glands dorés. On voit les alisiers
Ployer. Les mousserons, sous les chênes antiques,
Tracent dans le gazon leurs cercles fantastiques.
Mais le taillis s'effeuille, et parmi les buissons
Le rouge-gorge errant dit ses courtes chansons.
Voici l'hiver venu. La neige sur les branches
En silence répand ses touffes de fleurs blanches;
D'un sommeil éternel les bois semblent dormir.
Mais les germes féconds des printemps à venir
Fermentent sourdement sous l'épais lit de neige.
Lazare vit deux fois le rapide cortège
Des changeantes saisons défder dans les bois.
Il poursuivait sa tâche, et les jours et les mois
S'enfuyaient... Au courant de cette vie active,
Gomme une terre aride au contact d'une eau vive,
L'héritier des Paulmy se métamorphosait.
Ce n'était plus l'enfant timide qui n'osait
Sortir de sa misère et de sa somnolence.
Le cœur qu'un préjugé de caste et de naissance
Retenait indécis : — c'était un esprit fier,
Énergique et vaillant; sa volonté de fer
Geignait son cœur ainsi qu'une cotte de mailles,
Et comme ses aïeux au milieu des batailles,
Pour devise il avait ce noble mot : (( Vouloir ! »
Il n'avait pas revu Sylvine; mais le soir
Ses rêves amoureux s'envolaient vers la ville.
Et l'absence doublait sa tendresse virile,
Gomme la nuit accroît le parfum d'une fleur.
Parfois dans le sentier venait Jean le flûteur.
Et tous les bûcherons le fêtaient au passage,
Car sa flûte semblait leur donner du courage;
Mais Jean, triste et muet, se tenant à l'écart,
Sur Lazare sans cesse attachait son regard.
Et lorsque ce dernier l'interrogeait, sa bouche
Restait close; en silence il s'éloignait, farouche.
Les jours, les mois fuyaient... Lazare d'un chantier
Était devenu maître, et denier par denier
Son trésor amassé s'arrondissait dans l'ombre.
Or un doux soir de mai, dans la clairière sombre,
Les bûcherons en cercle achevaient leur repas.
LE POÈME DE SYLVINE. 183
Lorsque dans le taillis un léger bruit de pas
Résonna tout à coup. Les feuillages frémirent...
<( Qui va là? demanda Lazare. » Ils entendirent
Une tremblante voix répondre : « Jean Caillou ! »
Et Jean vers le jeune homme accourut comme un fou.
« Là-bas, dans le faubourg, dit-il, on vous appelle...
— Sylvine? s'écria Lazare. — Oui, c'est elle;
Ne perdons pas de temps, reprit Jean, hâtons-nous!
Venez vite, et prenez votre bourse avec vous.
— Partons ! » Et dans la nuit, à travers les cépées.
Les taillis frissonnans, les gorges escarpées,
Les longs chemins couverts, les douteux carrefours.
Ils gagnèrent la plaine et les sombres faubourgs.
VIL — AGITATO.
Les faubourgs par la Faim aux mamelles arides
Sont hantés. Les métiers restent muets et vides.
Et la fabrique oisive a clos ses ateliers.
Le coton, qui faisait manœuvrer les leviers
Et courir la navette et gémir l'engrenage.
Qui nourrissait la ville et le prochain village
Gomme l'huile nourrit la lampe, le coton
Manque à la filature, et dans chaque maison,
Sur chaque seuil, on voit la misère installée. —
Dans ces corps de logis à mine désolée.
Pénétrez en suivant l'allée aux murs verdis;
Entrez, si vous l'osez, dans ces mornes taudis;
Partout même détresse et partout même scène :
Une chambre sans air, trop étroite et malsaine.
Exhalant une odeur de fièvre et de tombeau;
Point de lit, sur la terre un horrible lambeau
De paillasse, et parmi les brins de paille humides
Des enfans demi-nus, grelottans et livides.
Les yeux déjà couverts par l'ombre de la mort,
Et la mère auprès d'eux accroupie et qui tord
Ses bras maigres, la mère ulcérée et farouche,
La haine dans le cœur, le blasphème à la bouche;
Le père enfin rentrant au soir, la tête en feu.
Sans courage et sans pain, sans espoir et sans Dieu...
Mais dans ces jours mauvais et parmi ces victimes,
S'il est des cœurs troublés, il en est de sublimes. —
184 REVUE DES DEUX MONDES.
Le vieux Roch entre tous!... Épiez-le ce soir,
Près de sa femme en pleurs vous le verrez s'asseoir
Sombre et découragé, mais fier et digne encore.
Le jour tombe. — Us sont seuls. — Jean Caillou dès l'aurore
D'un air mystérieux a quitté la maison;
Sylvine est à la ville et cherche du coton
De fabrique en fabrique. — Ils sont seuls. — Leurs visages,
Où les privations ont laissé leurs sillages,
S'empourprent aux rayons d'un clair soleil couchant.
Et Roch, à la lueur de l'astre déclinant,
Contemple tristement sa compagne de peine ;
Voilà vingt ans qu'ensemble ils supportent la chaîne
Des misères sans fins et des labeurs ingrats.
Et tandis que les ans affaiblissent leurs bras,
Cette chaîne toujours plus dure et plus pesante
Charge plus rudement leur vieillesse croissante...
Pour la première fois, Roch tremble et sent la peur
Tomber comme une nuit lugubre sur son cœur.
Sylvine cependant rentre pensive et triste.
Dans chacun de ses yeux, aux reflets d'améthyste.
Une larme limpide étincelle, et ces mots
Jaillissent de sa bouche au milieu des sanglots :
« Point d'ouvrage! Partout des refus! nul remède!
Et Dieu seul maintenant peut nous venir en aide. »
Le vieux Roch atterré jette un navrant regard
Sur son métier qui dort inutile, à l'écart ;
Amère est sa douleur, elle éclate; il s'écrie :
« Bienheureux sont les morts! leur souffrance est finie.
La nuit du cimetière est plus douce à leurs corps
Que le jour des vivans. Bienheureux sont les morts! »
Et la mère au milieu de ses larmes murmure :
« Pourtant si l'on osait!... Au monde, j'en suis sûre.
Il est des cœurs humains que nos maux toucheraient;
Si nous parlions, il est des mains qui s'ouvriraient... »
L'austère tisserand tressaille et se relève :
« Mendier? Ah! dit-il, ce dernier coup m'achève.
Mendier! Pourquoi pas voler?... Mieux vaut mourir!
Puisque notie métier ne peut plus nous nourrir.
Nous n'avons rien à faire ici-bas... L'araignée,
Quand son fil est à bout, tombe et meurt résignée.
Mourons! » Mais en voyant leurs larmes redoubler :
« Ah ! mes pauvres enfans, je vous ai fait pleurer;
Je suis impitoyabl:s et mon orgueil m'égjre!... »
LE POÈME DE SYLVL\E. 185
Soudain La porte s'ouvre, et voici que Lazare,
Avec Jean le Auteur, s'avance lentement.
Rocîi s'arrête, il hésite, et plein d'étonnement :
« Que voulez -vous? » dit-il d'une voix accablée.
Et le jeune homme alors lui tend sa main hâlée :
(( Voyez, ô Roch, ma main n'est plus blanche à présent;
Le travail dans les bois, la froidure et le vent
L'ont brunie. Aujourd'hui qu'elle est rude et calleuse,
La refuserez-vous encore, âme orgueilleuse? »•
Un silence profond se fait après ces mots.
Tout à coup maître Roch, éclatant en sanglots.
Attire dans ses bras et Lazare et Sylvine,
Et, les tenant tous deux pressés sur sa poitrine,
Les couvre de baisers...
Dans l'ombre, le Auteur,
Le front dans ses deux mains, contemple leur bonheur...
VIII. — ALLEGRO.
Un mois a fui. Les cœurs ont repris du courage,
Lazare dans les bois a fini son ouvrage.
Et pour les tisserands de meilleurs jours sont nés.
— De son pauvre logis, aux murs abandonnés.
Le dernier des Paulmy, ce soir, avec Sylvine,
Est sorti. Le jour baisse. Une cloche argentine
Soupire lentement... Et c'est demain matin
Le jour tant désiré ! Les bûcherons demain,
Vers la modeste église à la Aèche élancée,
Escorteront le maître avec son épousée...
Le crépuscule tombe, et les deux jeunes gens.
Loin du bruyant faubourg, s'en vont à travers champs.
Ils longent les blés verts et les vergers plus sombres.
Au milieu des épis, tantôt comme deux ombres
Ils passent, et tantôt emmi les néAiers
Ils s'enfoncent tous deux. Parfois, dans les sentiers
Rapides et glissans, Sylvine, moins timide,
S'appuie en tressaillant sur le bras de son guide.
La lune en ce moment se lève, et ses clartés
Couvrent les chemins creux de réseaux argentés,
Et Lazare s'assied auprès de son amie
Sur un banc d'où l'on voit la vallée endormie
Et la ville aux lueurs éparses, tout au fond.
186 REVUE DES DEUX MONDES.
Les discours commencés qu'un soupir interrompt
Et les tendres aveux alternent sur leurs lèvres :
Lazare dit ses nuits d'insomnie et de fièvres,
Ses courses dans les bois, et Sylvine à son tour,
Comment son cœur si fier s'est ouvert à l'amour.
Aux regards éblouis du jeune homme elle étale
Chaque feuille suave et chaque blanc pétale
De la pudique fleur de son âme... Et parfois, *
Confuse, elle s'arrête et demeure sans voix.
— Ainsi, pendant le^ nuits de mai tièdes et pures.
Lorsque le rossignol chante dans les ramures,
Si quelque jeune pâtre en suivant son chemin
S'approche du buisson, l'oiseau se tait soudain;
Puis, les pas s' éloignant, la chanson recommence. —
Mais dans leurs entretiens, comme dans leur silence,
On sent vibrer l'amour, car l'amour renaissant
Anime tout ce soir de son souffle puissant.
Il est dans l'air, il est dans le sol, il imprègne
Les masses de verdure et les grands blés que baigne
La lune de ses flots calmes et lumineux.
On dirait que le ciel, de la terre amoureux.
Près de sa fiancée au voile diaphane
Va descendre joyeux, comme autrefois Diane
Vers son Endymion se glissait à la nuit.
C'est l'heure de l'amour. Tout tressaille et tout luit,
Et la terre, déjà prête pour l'hyménée,
Attend silencieuse, émue, illuminée...
L'herbe des prés mûris ondule, et son odeur
Au parfum des tilleuls et des vignes en fleur
S'unit... Mais dans la nuit azurée et sereine.
Du sein des pampres verts, une plainte soudaine
S'exhale, un long sanglot déchirant... Et c'est toi,
Malheureux Jean Caillou! — Pauvre Auteur, pourquoi
En secret cette nuit as-tu suivi Sylvine?
Maintenant les sanglots déchirent ta poitrine,
Et l'âpre jalousie, ainsi qu'un fier vautour.
Te dévore, ô martyr de l'impossible amour!
André Theuriet.
LE
POÈTE LUCRÈCE
T. Lucretii Cari, De Remni iXatiira, libri sex, — édition de C. Lachmann, Berliu 1853.
Tandis qu'en France depuis plusieurs années on se met en quête
avec ardeur pour découvrir le texte authentique de nos grands écri-
vains, la patiente Allemagne se livre à un travail analogue, mais
plus difficile, et revoit les manuscrits anciens pour nous donner des
éditions plus exactes des auteurs grecs et latins. Quelques sa vans
aventureux vont même jusqu'cà déclarer hardiment qu'une notable
partie des poésies latines par exemple est apocryphe. On ne se con-
tente plus d'élever des doutes sur tel ou tel vers, on met au rebut
des morceaux célèbres, on n'émonde plus avec la serpe, on se sert
de la hache. Que l'on se garde pourtant d'être injuste envers la
science allemande. Cet esprit critique et négatif, bien qu'il soit quel-
quefois arbitraire et fantasque, a rendu de grands services aux let-
tres anciennes en révisant avec rigueur et sans superstition le texte
de certains poètes dont les œuvres avaient été visiblement chargées
d'interpolations. Ainsi, pour ne parler que de Lucrèce, le célèbre
Lachmann, avec la sagacité la plus pénétrante et une hardiesse
bien souvent heureuse, a débarrassé le poèma de la Nature de bien
des choses incompréhensibles et ineptes. En se fondant sur les ma-
nuscrits les plus autorisés, servi d'ailleurs par une connaissance
profonde de l'auteur et de sa doctrine, il a restitué le texte, qui nous
est parvenu dans un état presque indéchiffrable, et qui, après avoir
(Hé défiguré au moyen âge par l'ignorance des copistes, avait été
188 REVUE DES DEUX MONDES.
altéré encore dans les siècles éclairés par les efforts trop ingénieux
qu'on avait faits pour l'établir. Le beau travail de Lachmann méri-
terait d'être plus connu en France, où l'on se sert encore presque
exclusivement des éditions plus ou moins corrigées de Lambin et
de Wakefield. Ce n'est pas ici le lieu d'apprécier en détail une res-
tauration de textes latins, et nous n'en parlons en passant que pour
rendre hommage au savant qui a le mieux mérité du poète dont
nous voudrions en ce moment pénétrer le caractère et l'âme.
Nous cédons à l'attrait sévère d'une œuvre poétique que rien dans la
littérature latine ne surpasse peut-être en intérêt littéraire et moral,
et qui offre encore cet avantage de n'avoir pas été depuis longtemps
épuisée par la critique. Le grave et sombre génie de Lucrèce ne fut
jamais bien populaire même chez les anciens, et si les lettrés et les
poètes tels qu'Horace et Virgile ont envié sa gloire et l'ont profondé-
ment étudié par une secrète sympathie pour sa doctrine, ou pour dé-
rober à son admirable langue de belles expressions, ils ne se mettaient
pas pour lui en frais de louanges et se contentaient, pour lui faire
honneur, de quelques allusions flatteuses. Seul, le léger et libre
Ovide a exprimé son admiration en des termes qui ne furent ni trop
discrets ni équivoques. 11 semble que les convenances se soient op-
posées à l'éloge bien franc d'un poète qui chantait une doctrine
suspecte, et qui d'ailleurs passait à bon droit pour un ennemi des
dieux. Dans la littérature latine, le poème impie de la Nature^ par
un certain mystère qui l'entoure, fait penser à ces bois redoutables
touchés par la foudre que la religion romaine mettait en interdit et
entourait de barrières pour empêcher les simples et les imprudens
,de poser trop facilement le pied dans un lieu que le ciel avait frappé
de réprobation. Pour des raisons analogues, les modernes à leur
tour ont négligé l'étude de ce grand poète, ou du moins se sont fait
un devoir souvent de n'en point parler. Çà et là quelques érudits
courageux, épris surtout du beau langage, ont bien pu rétablir ou
pénétrer le texte, admirer la langue sans entrer dans les pensées et
vanter la forme du vase antique sans trop goûter à la liqueur,
d'Autre part de libres esprits, tels que Montaigne, Gassendi ou Mo-
lière, inclinant vers la doctrine, ont fait du poème l'objet de leurs
méditations; mais les critiques proprement dits, ceux qui se char-
gent de célébrer pour tout le monde les mérites d'un bel ouvrage,
^ paraissent avoir dédaigné le poème de la Nafure^ soit qu'ils aient
été rebutés par l'antiquité d'une langue non encore arrivée à une
élégance classique, soit qu'ils n'aient pas démêlé sous une versifi-
cation un peu rude les trésors de poésie, soit enfin que leur con-
science religieuse ait imposé silence à leur admiration littéraire. Si
au XVIII* siècle, ds^ns l'école philosophique, Lucrèce arrive tout à
LE POÈTE LUCRÈCE. 189
coup à la faveur, si on le cite même trop souvent et avec un em-
pressement indiscret, c'est qu'on croit trouver en lui un allié. On
cherche alors dans son poème non pas les beautés poétiques qu'il ren-
ferme, mais des argumens et des armes contre certaines croyances;
on ressuscite ses principes et son système, c'est-à-dire ce qui était
le plus digne de périr. Le poète latin était un excellent auxiliaire,
d'autant plus utile que la puissance ecclésiastique ou séculière ne
pouvait rien contre lui et que ses témérités ne tombaient pas sous le
coup des parlemens. La philosophie militante et agressive du der-
nier siècle risquait ainsi sous le nom de Lucrèce bien des hardiesses
qu'elle n'osait pas toujours prendre à son propre compte. C'était
faire passer des armes et des munitions de guerre sous un pavillon
neutre et respecté; mais ces éloges intéressés, où il entrait souvent
plus de malice légère que de sérieuse étude, ont plutôt compromis
la gloire de Lucrèce qu'ils ne l'ont augmentée : ils lui ont donné je
ne sais quel air d'irréligion frivole. Ce n'est vraiment que dans
notre siècle que la poésie de Lucrèce a été estimée à sa juste valeur,
qu'elle a été goûtée avec une sympathie sincère et désintéressée et
jugée avec une indépendance instinctive. En suivant les traces de
M. de Fontanes, M. Yillemain, dans une excellente notice aussi vive
que courte, a fait le premier dignement les honneurs à ce grand
poète négligé, et nous ne pouvons nous empêcher d'ajouter que de-
puis, dans une chaire de la Sorbonne, M. Patin a si bien commenté
le poème de la Nature qu'il en a fait en quelque sorte son domaine
réservé, et qu'on se ferait scrupule d'y toucher, si ces improvisations
délicates, au lieu d'être confiées à la mémoire toujours fugitive d'un
auditoire, avaient été recueillies dans un livre.
Quelque plausibles que soient les raisons de cet oubli volontaire
dont nous parlions tout à l'heure et de cette suspicion qui date de
l'antiquité même, il n'en est pas moins vrai que Lucrèce est un des
plus grands poètes de Rome, le plus grand peut-être, à ne consi-
dérer que la force native de son génie. Si le temps où il a vécu ne
lui permettait pas d'arriver à la perfection d'un art accompli , ni à
ces enchantemens soutenus du langage qui vous ravissent dans ^ir7
gile, du moins il n'a point sacrifié a^ux exigences d'un art timide les
libres élans de son âme, ni la hardiesse de sa pensée. Il appartient
à cette orageuse époque de la fin de la république où, grâce à une
liberté sans limites et à la faveur même d'un épouvantable désordre
politique et moral, presque toutes les œuvres sérieuses étaient des
actes de citoyen , où chacun écrivait et parlait avec toute la fougue
de son âme, sans avoir à se plier à des convenances officielles, où
l'on ne songeait pas encore, comme dans la suite, à faire d'une
œuvre poétique l'amusement délicat d'une société oisive, ni la pa-
190 REVUE DES DEUX MONDES.
rure d'un règne. Quand même on ne se placerait qu'à un point de
vue purement littéraire, il est d'un grand intérêt de voir, à l'épo-
que où la prose latine est parvenue à sa perfection avec Salluste,
César et Gicéron, comment un grand esprit fait effort pour amener
la poésie au même degré d'élégance, par quel labeur il dompte un
sujet rebelle, comment il rencontre à son tour l'éloquence poétique,
comment enfin la vertu d'une inspiration puissante lui fait porter
avec une robuste légèreté le plus lourd sujet qui ait jamais pesé sur
le génie d'un poète. La langue de cette époque a encore la saveur
rustique d'un fruit dont un art raffiné n'a pas trop tempéré l'âpreté
piquante, et les productions poétiques de cet âge laissent deviner
sous une vieille écorce une sève généreuse et forte , puisée au sol
natal, et qu'une main savante n'a pas détournée de son cours na-
turel pour l'épanouir tout entière en gracieuse floraison. Les grands
écrivains de ce temps, qui touchent au siècle d'Auguste et demeu-
rent en-deçà, rappellent par leur forte originalité ces autres grands
esprits qui se tiennent sur le seuil du siècle de Louis XIV. Leur gé-
nie et leur langage ont quelque chose de haut et de fier, de brusque
même parfois, si l'on veut, mais qui ne déplaît pas. On aime au
contraire, on admire cette liberté et ce vigoureux naturel d'un Des-
cartes, d'un Pascal, d'un Corneille, dont la force n'a pas encore été
réprimée ou réglée par une trop exquise culture, et qui, n'ayant
pas toutes les grâces de l'art, n'en ont pas non plus les timidités.
Pour emprunter à Lucrèce lui-même une juste comparaison, je di-
rais volontiers que ces grands esprits qui paraissent à l'aurore des
beaux siècles littéraires ressemblent à ces premiers hommes qui,
dit-il, étaient plus robustes, parce que la terre qui les avait produits
était encore dans toute sa vigueur, et dont le corps reposait sur
une plus vaste et plus solide ossature :
Et majoribus et solidis magis ossibus intus
Fundatum
L
Le poème de la Nature présente un intérêt moral qui sollicite
tout d'abord l'attention : il renferme une sorte de mystère psycho-
logique qu'il n'est pas facile de pénétrer, et qu'à cause de son obs-
curité même nous voudrions ne pas esquiver. On est obligé de se
demander comment il se fait que ce poète impie soit si pathétique,
on s'étonne que ce contempteur des dieux ait les apparences d'un
inspiré, on voudrait savoir comment cette âme ardente et visible-
ment tourmentée a prétendu trouver la paix et le repos dans la plus
LE POÈTE LUCRÈCE. 191
désolante des doctrines, dans la négation de la Providence divine et
de l'immortalité de l'âme, car tout ce poème de la Nature n'a été
entrepris que pour aboutir à la destruction des vérités où l'huma-
nité semble avoir voulu placer toujours ses plus chères espérances.
S'il ne s'agissait que d'un frondeur, comme on en rencontre souvent
dans l'histoire, qui attaque les croyances communes avec légèreté
à la façon de Lucien , qui se complaît dans un scepticisme insou-
ciant, l'incrédulité de Lucrèce n'offrirait rien de rare ni de touchant;
mais Lucrèce n'est pas un sceptique, ni un corrupteur volontaire et
frivole, ni un persifleur indifférent. Il a engagé toute son âme dans
cette lutte contre la religion, il combat pour sa propre tranquillité,
pour tout son être moral, avec une gravité, une foi et des transports
qu'on ne voit d'ordinaire qu'à ceux qui combattent pour les idées
religieuses. En effet, tandis que la plupart des hommes qui sont
vraiment émus par le problème de la destinée humaine tournent
les yeux vers le ciel et saluent avec joie toutes les lueurs consolantes
qui viennent à briller de ce côté , Lucrèce , par un mouvement tout
contraire, et avec non moins d'enthousiasme et de sincérité, pro-
clame son bonheur quand il s'est démontré à lui-même que, dans
cette vie et après cette vie , il n'a rien à espérer ni à craindre des
dieux. L'âme désolée de Pascal ne pousse pas des cris de joie plus
profonds quand enfin elle se repose dans la possession de la vérité
religieuse que Lucrèce lorsqu'il l'a mise sous ses pieds. Les saintes
terreurs du janséniste en présence de l'idée divine ne sont éga-
lées que par l'effroi farouche du poète païen, qui s'en éloigne et la
fuit. Quel est donc ce bizarre état d'esprit, bien fait pour étonner
et pour confondre nos idées habituelles sur les besoins de l'âme?
Le seul poète latin qui ait éprouvé vraiment une sorte de curiosité
émue devant les grands problèmes de la vie, le plus sincère, le
moins soupçonné d'artifice ou de déclamation, est précisément celui
qui devient l'interprète passionné de la plus triste et de la plus mal
famée des doctrines antiques. Nous voudrions examiner ce problème
moral avec une grande liberté d'esprit, sans nous croire obligé par
bienséance à des réfutations devenues depuis longtemps inutiles, ni
à des injures convenues contre le poète, et en nous rappelant tou-
jours que le système suranné de l'épicurisme sous sa forme antique
n'est plus aujourd'hui pour nous un danger, mais un spectacle,
qu'il est superflu de l'attaquer depuis qu'il n'est plus défendu, et
que la faiblesse généralement reconnue de la doctrine lui donne
aujourd'hui une espèce d'innocence.
S'il nous était permis de faire un rapprochement qui peut pa-
raître hardi, trop profane ou forcé, mais qui pourtant ne manque
pas d'une certaine vérité, nous dirions que l'on pourrait entrepren-
192 REVUE DES DEUX MONDES.
dre sur riîii^)ie Lucrèce une étude morale analogue à celles que la
ciitique moderne se plaît à faire quelquefois sur de nobles esprits
que les désenchantemens de la vie, les angoisses du doute ont ame-
nés à la foi religieuse. Qui ne s'est intéressé aux révolutions mo-
rales de ces âmes agitées qui, au xvir siècle surtout et de nos jours
encore, après avoir épuisé les délices de la vie ou les satisfactions
de leur libre pensée, ont cherché un refuge dans les dogmes établis
et sont devenus ensuite les éloquens défenseurs de leurs croyances
nouvelles? Eh bien ! quel que soit le mauvais renom de son système
paradoxal, Lucrèce est, dans l'antiquité, l'esprit qu'on peut, à cer-
tains égards, le plus raisonnablement comparer à ces néophytes
modernes. Seulement hâtons-nous d'ajouter que rien n'est plus dif-
férent que l'asile où il est allé abriter son âme mélancolique et en-
dolorie. 11 semble que, pousfjé par les mêmes sentinens, animé par
la môme ferveur, on ne puisse lui reprocher que de s'être trompé
de route. Lui aussi a ressenti le dégoût du monde et des affaires et
l'horreur insurmontable des passions auxquelles il a été en proie.
Contemporain de Marins et de Sylla, il a vécu dans un temps où
Ton pouvait déjà désespérer de la liberté romaine; il a vu l'ambi-
tion féroce des chefs, la cupidité des soldats, l'incurable corruption
des citoyens et tout l'écroulement de la morale publique et privée.
On ne peut douter que son cœur' n'ait été contristé et profondément
remué par ces spectacles sanglans, quand on entend dès le début
de son poème ses vœux pour la pacification de sa patrie, cette prière,
la seule qui lui ait échappé et que le patriotisme ait pu arracher à
son incrédulité, où il supplie la déesse de la concorde et de l'amour
de désarmer le dieu de la guerre et d'étendre sur les Romains sa
protection maternelle. Aussi ce chevalier, auquel le rang de sa fa-
mille permettait de rêver toutes les grandeurs, que son génie et sa
naturelle éloquence auraient, à ce qu'il semble, facilement porté
aux plus hautes charges, s'est rejeté de dégoût et d'horreur dans
la vie privée et dans l'innocence d'une condition obscure.
Toute la partie morale de son poème respire cette horreur et cette
pitié pour les luttes intéressées, pour les débats tragiques du Forum,
et surtout pour les crimes et les malheurs de l'ambition. On est
quelquefois tenté de croire que Lucrèce a été engagé dans ce ter-
rible conflit des rivalités romaines, que son âme a été violemment
froissée et meurtrie dans la mêlée, et que ce langage irrité et mé-
prisant exprime surtout l'amertume des espérances déçues. Le poète
semble se tracer à lui-même des tableaux de l'ambition triom-
phante, mais misérable dans sa grandeur, ou de l'ambition humi-
liée, pour repaître ses yeux de misères auxquelles il a eu le bon-
heur d'échapper. Sans vouloir aOTu-mer ce qu'il est impossible de
LE POÈTE LUCRÈCE. 193
savoir, on voit du moins clairement que ses maximes sévères sur les
grandeurs, le pouvoir, la richesse, n'ont pas été froidement puisées
dans les livres de morale, qu'elles lui ont été inspirées par la vue
des désordres contemporains et comme dictées par une indignation
présente. Il ne déclame jamais dans un sujet où il est si facile de
déclamer. Il n'ira pas, à la façon du rhéteur Juvénal, évoquer le
souvenir d'un Alexandre ou d'un Xerxès; il est trop ému de ce qu'il
a sous les yeux pour recourir à des exemples éloignés et classiques.
Les passions qu'il poursuit et qu'il veut faire détester sont celles qui
déchirent la république et font penser à un Sylla ou à un Clodius.
C'est de la morale romaine qui s'adresse à des fureurs romaines et
qui porte avec elle sa date. De là vient que dans cette poésie, qui
voudrait n'être que dogmatique, on rencontre tant de traits de sa-
tire, sinon contre les personnes, du moins contre les mœurs du
temps. Ils ont passé devant Lucrèce dans les rues de Rome, tous ces
personnages avides qui lui servent de types et qu'il ne peut peindre
qu'avec une impatience civique , tantôt l'ambitieux qui va quêtant
les suffrages, qui demande la hache et les faisceaux, et toujours
rebuté se retire désespéré, tantôt l'envieux qui suit du regard
l'homme puissant, et se plaint de croupir dans la fange de son avi-
lissement; puis tous ces gens sans nom, qui se font les ministres et
les instrumens des crimes d' autrui, qui aspirent non aux honneurs,
mais à la fortune, et accumulent des richesses en accumulant des
meurtres :
Sanguine civili rem confiant, divitiasque
Conduplicant avidi , cxedem cœdi accumulantes.
Quand on considère la précision de ces tableaux , cette éloquence
qui éclate parfois au milieu d'une démonstration scientifique avec
un emportement imprévu, quand on sent cette émotion de témoin
contristé frémir encore sous la placidité superbe du philosophe con-
templateur, on s'assure que Lucrèce n'a pas été un spectateur in-
différent des guerres civiles, et que son âme a connu toutes les
tristesses du désespoir politique.
On peut soupçonner encore, en parcourant la grande peinture
qu'il nous a laissée des angoisses de l'amour, que cette âme intem-
pérante a été la victime tragique de ses propres passions. Sans atta-
cher une grande importance à la tradition qui nous représente le
poète livré à des transports de folie furieuse causée par un philtre
que lui donna une femme jalouse, cette espèce de sinistre légende
montre du moins que déjà les anciens avaient été si fortement frap-
pés par l'énergie insolite de ces tableaux, qu'ils n'ont pu les attri-
buer qu'au délire d'un insensé. Tout en rejetant cette fable, il faut
TOME XUV. 13
19A REVUE DES DEUX MONDES.
reconnaître pourtant que les invectives de Lucrèce contre l'amour
paraissent être les imprécations d'un homme qui en a connu toutes
les peines, les hontes et les repentirs. Ce n'est pas sans doute au
nom de la pureté de l'âme que le poète combat l'amour : sa morale
ne s'élève guère au-dessus des prescriptions de prudence égoïste et
vulgaire données par l'épicurisme; mais tandis que le sage et tran-
quille Épicure recommandait d'un ton paisible, et avec l'autorité de
son propre exemple, de fuir une passion dangereuse pour le repos
de la vie, Lucrèce s'acharne à la détruire avec une sorte de ressen-
timent. Il n'est pas de personnage de tragédie persécuté par Vénus
qui laisse échapper de pareils cris de douleur et de dégoût. Le feu
de cette éloquence n'a pu jaillir que d'un cœur brûlant encore ou
mal éteint. INous dirons volontiers, avec M. Sainte-Beuve, « qu'il
dépeint l'amour en effrayans caractères, tout comme il décrit ail-
leurs la peste et d'autres fléaux. » On sent si bien dans ces vers l'a-
mertume d'une passion désabusée, que, même dans les tableaux
physiologiques qui choquent notre délicatesse, on se prend à res-
pecter l'impudeur de cette science trop précise, parce que l'audace
de ce langage n'est pas le jeu éhonté d'une imagination corrompue,
mais l'expression violente d'un mépris généreux. Pour ne parler que
de la partie morale de cette peinture, quel dédain sincère pour les
illusions de l'amouf, pour les mensonges dont on se repaît! quel
soin cruel pour dépoétiser l'idole! Et ne semble-t-il pas se con-
templer lui-même quand il peint les ravages de la passion, les ruines
du corps et de l'âme? Il y a encore quelque chose de plus que le
regret et le remords : à lire certains vers, il vous semble que cette
grande âme n'a pu se contenter des enivremens de l'amour antique,
et qu'elle n'a pas été tout à fait étrangère à cette tristesse moderne
qui rêve quelque chose au-delà du plaisir, qui gémit de rencontrer
sitôt des limites et se plaint de ses espérances inassouvies. Il n'a
pas été loin de dire :
Au fond des vains plaisirs que j'appelle à mon aide,
Je trouve un tel dégoût que je me sens mourir.
Pour rencontrer dans l'antiquité un pareil accent de poignante dés-
illusion, il faut arriver jusqu'à ces premiers chrétiens qui méditaient
dans le désert sur leurs égaremens passés, sur l'inanité et la mi-
sère des passions humaines, en mêlant, il est vrai, aux souvenirs de
leur imagination, demeurée païenne, et à ces regrets si cruellement
ressentis par le poète, les scrupules plus purs d'une âme régénérée
par la pénitence.
A cette horreur de l'ambition et de l'amour, à cette fatigue de»
passions, il faut peut-être ajouter une maladie morale qu'il n'est
LE POÈTE LUCRÈCE. 195
pas facile de décrire, parce qu'elle n'a pas de caractères constans,
et qu'on peut nommer pourtant d'un seul mot : l'ennui. Cette mé-
lancolie dont notre siècle réclame le privilège, dont il s'est paré
comme d'une nouveauté intéressante, et dont la description pas-
sionnée remplit, depuis Chateaubriand, nos romans et notre poésie
lyrique, n'a pas été inconnue de l'antiquité à la fin de la république
romaine et sous l'empire. Comme il arrive toujours aux époques
orageuses où les vastes commotions de la politique se communi-
quent au monde moral, les esprits romains, ceux du moins qui n'é-
taient pas emportés dans les tourbillons de la tempête, et qui avaient
le temps de se reconnaître et de se regarder souffrir, éprouvaient
un découragement profond, ne trouvant plus dans une société bou-
leversée l'emploi régulier de'leurs forces et de leur vie. L'ébranle-
ment des institutions, des vieilles mœurs et des idées, le scepti-
cisme religieux et philosophique, les déréglemens d'une imagination
sans emploi et des passions oisi>3s, quelquefois les oscillations d'un
cœur à la fois hardi et faible qui convoite ce qu'il n'a pas l'énergie
de conquérir, qui flotte entre l'audace qui rêve à tout et la défail-
lance qui n'ose rien, ensuite le sombre chagrin d'une âme qui se
ramène en soi et se dégoûte d'elle-même après s'être dégoûtée
du monde, qui n'a plus même la ressource de se distraire par le
plaisir, devenu pour elle sans prix, toutes ces tristesses enfin que,
sous une forme ou sous une autre, notre littérature nous a fait con-
naître à satiété n'étaient pas ignorées des Romains. Cette maladie
prenait des caractères différens selon les homrpes. De là chez les
uns cet ennui féroce qui demandait des voluptés sanglantes, chez
les autres une inconstance furieuse qui les entraînait dans les soli-
tudes sauvages et les ramenait plus vite qu'ils n'étaient partis, enfin
chez quelques-uns cet ennui salutaire qui accompagne souvent les
crises morales, qui précède et prépare le renouvellement de l'âme,
en faisant désirer des principes fixes et une foi. Qu'on nous permette
d'insister un peu sur ce sujet délicat et de prouver l'existence de
ce mal antique en empruntant à Sénèque quelques lumières pour
éclairer ce singulier état de l'âme, trop brièvement décrit par Lu-
crèce. On se fera une juste idée de cette maladie, on pourra voir
avec quelle confiance émue quelques Romains allaient aux philo-
sophes pour leur demander la guérison.
Ne croirait-on pas entendre une 'confession moderne et contem-
poraine quand on lit les plaintes de ce capitaine des gardes de Né-
ron, Annaeus Sérénus, qui écrit à Sénèque pour lui dévoiler sa dé-
tresse morale? 11 y avait alors déjà de ces âmes tourmentées parce
qu'elles se sentent vides, à la fois ardentes et molles, éprises de la
Tertu et sans force pour se la donner, inquiètes sans connaître la
196 REVUE DES DEUX MONDES.
cause de leur inquiétude, dégoûtées tour à tour de l'ambition et de
la retraite, capables d'élan et de généreuse activité, et au moindre
obstacle, à la première humiliation, « retournant à leur loisir comme
les chevaux doublent le pas pour regagner la maison. » Dans cette
affliction d'esprit, Sérénus s'adresse à Sénèque comme à un méde-
cin des âmes, il veut mettre devant lui son cœur à découvert, il es-
saie de peindre ce mélange de bonnes intentions et de lâches défail-
lances qui le remplit d'une indéfinissable tristesse. On entend crier
vers Sénèque cette âme noble et faible : « Je t'en conjure, si tu
connais quelque remède à cette maladie, ne me crois pas indigne
de te devoir la tranquillité. Ce n'est pas la tempête qui me tour-
mente, c'est le mal de mer. Délivre-moi donc de ce mal et secours
un malheureux. » Dans une espèce de consultation morale d'une
profondeur admirable, Sénèque répond à cet appel désespéré. Il
tente de définir ce mal étrange, il promène, pour ainsi dire, la
main sur toutes ces vagues douleurs pour trouver l'endroit sensible
et y porter le remède imploré. De quelle vue perçante il découvre,
il saisit, il arrête au passage, pour les peindre, les fluctuations
fuyantes de ce désespoir inconsistant! Il nous met sous les yeux
cette déplaisance de soi-même, ce roulis d'une âme qui ne s'attache
à rien, ces chagrines impatiences de l'inaction où les désirs renfer-
més à l'étroit et sans issue s'étouffent eux-mêmes, cette mélancolie
sombre et la langueur qui l'accompagne, puis les tempêtes de l'in-
constance qui commence une entreprise, la laisse inachevée et gé-
mit de l'avoir manquée. On s'irrite alors contre la fortune, on mau-
dit le siècle, on se concentre de plus en plus, et on trouve un plaisir
farouche à couver son chagrin. Pour s'échapper, pour se fuir, on se
lance dans des voyages sans fin, on promène sa douleur de rivage
en rivage, et sur la terre comme sur la mer on ne fait que s'abreu-
ver des amertumes de l'heure présente. Dans cette défaillance mo-
rale, on finit par ne plus pouvoir endurer ni peine, ni plaisir, par
ne plus supporter sa propre vue. Alors viennent des pensées de sui-
cide pour sortir de ce cercle où l'on n'a plus l'espoir de rien trou-
ver de nouveau ; la désolante uniformité de la vie, l'insipide per-
manence du monde vous arrachent ce cri : Quoi! toujours, toujours
la même chose ! — Dans cette saisissante analyse du spleen antique^
on sent bien que Sénèque ne fiiit pas une description de fantaisie,
et qu'il est aux prises avec une maladie réelle. Si à ces angoisses
d'une âme qui se dévore elle-même se mêlaient encore certaines
peines d'amour inconnues de l'antiquité, nous oserions dire que
Sénèque a voulu éclairer et consoler un René romain.
Lucrèce, avant Sénèque, avait déjà décrit en quelques traits ra-
pides, mais un peu vagues comme le mal, cette langueur doulou-
LE POÈTE LUCRÈCE. 197
reuse, cette mort anticipée, ou plutôt cette espèce de sommeil pé-
nible où l'homme est livré à des agitations vaines et sans suite, à
des rêves inquiets, à des terreurs sans cause. Il a peint en vers ar-
dens et tristes ce fardeau accablant qui pèse sur l'âme, et dont on
ne sait rien, si ce n'est qu'il vous accable, cette inconstance im-
puissante qui, pour fuir sa misère, change sans cesse de lieu et la
porte toujours avec elle. « On ne parvient pas à s'échapper, dit-il,
on reste comme attaché à soi-même, c'est-à-dire à son supplice; on
se prend en haine. 11 n'y a qu'un remède à cette maladie, c'est la
connaissance de nous-mêmes et de l'univers, une philosophie dont
les principes sont certains, la doctrine de la nature, en d'autres
termes l'épicurisme, pour lequel il faut tout quitter et renoncer au
monde :
Jam rébus quisque relictis
Naturam primum studeat cognoscere rerum.
N'est-il pas permis de penser que Lucrèce ici se rappelle d'an-
ciennes misères qu'il a traversées et qu'il nous fait la confession
involontaire de ses troubles .passés? Assurément la sombre couleur
du tableau, le ton résolu du conseil avertissent que le poète ne traite
pas ce sujet avec indifférence. Aurait-il, à propos de l'ennui, re-
commandé avec une gravité impérieuse de renoncer à tout pour
embrasser l'épicurisme, s'il n'avait su par expérience combien cette
maladie, en apparence frivole, peut empoisonner la vie? Lucrèce
nous semble parler en adepte enthousiaste qui se félicite d'avoir
trouvé le terme de ses inquiétudes dans une doctrine imperturbable,
et qui vante aux autres l'asile où il a rencontré le repos. Sans doute
il est toujours téméraire d'affirmer qu'un philosophe a nécessaire-
ment passé par tous les états de l'âme qu'il décrit, et dans ce do-
maine de la conjecture on risque de provoquer bien des objections;
cependant, quand de nos jours nous lisons les conseils éloquéns d'un
moraliste chrétien qui, revenu des erreurs du monde, dépeint avec
une science passionnée les tourmens d'une raison en proie au doute,
et promet la sécurité dans la foi religieuse, nous ne faisons pas diffi-
culté de croire que lui-même a connu les souffrances du mal et l'ef-
ficacité du remède. Ainsi, selon nous, c'est pour fuir le monde de la
politique et des affaires qui l'épouvante et le consterne, c'est pour
se fuir encore lui-même que Lucrèce s'est précipité sans retour dans
l'épicurisme, qui n'est pas, comme on le dit, la doctrine de la vo-
lupté, qui mériterait un nom plus honorable et devrait être appelé
la doctrine du renoncement, de l'indifférence et de la quiétude.
^ Bien que l'épicurisme ait été de tout temps et non sans raison
l'objet de la réprobation publique, il faut reconnaître pourtant que
I9â REVUE DES DEUX MONDES.
dans l'antiquité il n'y eut pas d'école purement philosophique qui,
par la fixité de ses principes et la simplicité de ses démonstrations,
fût plus capable d'attirer un esprit avide de foi et de repos. Il semble
qu'Épicure ait eu le dessein prémédité de fonder une sorte de reli-
gion, si l'on peut donner ce nom à une doctrine sans Dieu. Ce n'est
pas une simple école, c'est une église profane avec des dogmes in-
discutables, avec un enseignement qui ne change jamais, et entou-
rée d'institutions qui assurent la docilité des adeptes et protègent
la doctrine contre les innovations. D'abord Épicure se présentait au
monde comme un révélateur de la science véritable, considérant
comme non avenus tous les systèmes qui avaient précédé le sien.
Parmi tous les fondateurs de doctrines, seul il osa se donner à lui-
même le nom de sage. Pour rendre son école accessible à tous,
même aux plus ignorans, il ne demandait pas à ses disciples d'é-
tudes préparatoires, ni lettres, ni sciences, ni dialectique. Il ne fal-
lait pas une longue initiation pour devenir épicurien, il suffisait
d'admettre un certain nombre de dogmes faciles à retenir et de sa-
voir par cœur le manuel du maître. En mettant son enseignement à
la portée de tout le monde, Épicure, pour le rendre immuable, eut
la précaution de le placer sous la garde d'une autorité. Par son tes-
tament, il légua ses jardins et ses livres à son disciple Hermarchus
comme au nouveau chef de l'école et à tous ses successeurs à per-
pétuité. La doctrine alla de main en main sans que dans la suite des
siècles aucune hérésie eh ait jamais menacé l'intégrité, et fut ainsi
transmise dans sa pureté originelle pendant près de sept cents ans
jusqu'à l'invasion des Barbares, où elle disparut dans l'écroulement
du monde antique. Pour mieux assurer le respect de sa doctrine et
de sa mémoire, Épicure avait expressément recommandé de célé-
brer chaque année par une fête l'anniversaire de sa naissance. A
cette solennité les disciples avaient ajouté l'usage de se réunir tous
les mois dans des repas communs. Le maître était toujours comme
présent au milieu de cette famille philosophique ; on voyait partout
chez ses adeptes son portrait en peinture, ou gravé sur les coupes
et les anneaux. Sous ce patronage vénéré, les disciples vivent entre
eux dans la plus parfaite concorde et restent unis par les liens d'une
confraternité devenue célèbre. C'est ce respect si bien établi pour
Épicure, toujours réveillé par des fêtes commémoratives, c'est en-
core cette ferveur de sentimens entretenus par la communion des
esprits, qui explique l'enthousiasme surprenant des épicuriens pour
leur maître. Peu s'en est fallu que, dans le fanatisme de leur admi-
ration et de leur reconnaissance, ces contempteurs de toutes les di-
vinités ne lui aient rendu des honneurs divins. « Il fut un dieu, oui
un dieu ! » s'écrie Lucrèce dans les transports de son ivresse poé-
i
LE POÈTE LUCRÈCE. 199
tique. Ce langage presque religieux étonne moins quand on voit que
la secte a toujours eu son culte philosophique, son chef dépositaire
et gardien de la doctrine, sa tradition invariable et non interrom-
pue. Chose singulière vraiment que ce soit la plus froide des doc-
trines antiques, la plus morne, la moins faite pour exalter les âmes,
la plus justement soupçonnée d'athéisme, qui ait été la mieux insti-
tuée pour mettre l'esprit à l'abri du doute et pour assurer par la foi
et la fraternité le repos de la vie !
En général, on ne se rappelle pas assez, en lisant les philosophes
anciens, ceux surtout qui appartiennent à la fm de la république
et à l'empire, que les doctrines morales de l'antiquité n'étaient pas
seulement un objet de curiosité scientifique, une distraction élé-
gante, une matière à de savantes disputes, mais qu'elles offraient
aussi des refuges où les consciences troublées , les âmes que la vie
avait blessées allaient chercher le repos, un soutien, une foi. Les
écoles étaient devenues des sectes et quelquefois de petites églises
qui avaient leur propagande active, leur prédication journalière et
passionnée, leurs adeptes et leurs prosélytes. Tous les hommes qui
avaient quelque goût pour la perfection morale, des jeunes gens
dont l'âme était généreuse ou pure, des politiques émérites ou désa-
busés , les victimes de leurs propres passions ou des passions d'au-
ti'ui allaient demander, selon les besoins, à l'une ou à l'autre de
ces sectes des lumières, un appui ou des consolations. Les maîtres
se chargent des âmes, les éclairent, les dirigent ou les fortifient.
Par un singulier renversement de ce qui se passe dans nos sociétés
chrétiennes, ce sont les philosophes qui, dans l'antiquité, remplis-
sent quelques-unes des fonctions morales qui sont réservées chez
les modernes aux ministres du culte. Tandis que chez nous les âmes
tourmentées ou froissées vont d'ordinaire de la philosophie à la re-
ligion, les anciens, par les mêmes motifs, allaient de la religion à
la philosophie. Pour peu qu'on y réfléchisse, on en saisit tout de
suite les raisons. Les prêtres du paganisme n'étaient que des offi-
ciers du culte , de simples fonctionnaires politiques qui présidaient
à des cérémonies. Ils n'avaient rien à enseigner, et à Rome, par
exemple, ils ne comprenaient pas même le vieux formulaire en
langue barbare dont ils avaient à réciter les paroles. Le paganisme
lui-même n'offrait aucune lumière aux esprits ni aux consciences.
Il ne renfermait pas un idéal moral auquel on pût conformer sa vie.
Quelles peines pouvait-on confier à Jupiter? quels exemples de ver-
tus, de continence, de décence, pouvait-on chercher auprès de ce
libertin céleste ? Irait-on demander à Junon des leçons de patience
conjugale, à Vénus des conseils sur la chasteté, à Mercure des règles
de probité commerciale ? Quant aux besoins d'une raison non satis-
200 REVUE DES DEUX MONDES.
faite ou d'un cœur troublé, c'étaient là de ces choses qui échap-
paient entièrement à la compétence de l'Olympe. On pouvait bien
demander à ces dieux, au nom de leur toute-puissance, la richesse,
la santé et tous les biens extérieurs, leur faire comme à des princes
la cour pour en obtenir des faveurs, les rendre même les complices
de ses passions, et leur adresser quelquefois des prières intéressées
et coupables qu'on aurait eu honte de laisser entendre par les
hommes; les biens de l'âme, on n'allait pas les chercher dans les
temples, mais dans les écoles de philosophie. Diverses doctrines
répondaient aux différens besoins des esprits à la recherche de la
perfection morale. Le stoïcisme recevait les âmes fortes, portées à
l'action, prêtes aux combats de la vie, qui voulaient tremper leur
courage et s'armer de constance. L'épicurisme d'ordinaire, qui n'é-
tait pas, je le répète, une école de corruption, mais une doctrine
triste, sévère aussi, mais indifférente aux luttes de la vie, recueil-
lait les âmes timides, prudentes ou découragées, et, en apaisant
leurs passions et leurs craintes, les endormait dans une sorte de
quiétisme païen.
Si jamais Romain morose ei fatigué s'est jeté avec un complet
abandon dans le sein de la philosophie, c'est assurément le poète qui
en a si bien chanté les calmes délices. Qui ne se rappelle ces beaux
vers où Lucrèce, retiré du monde, dont les horribles spectacles l'é-
pouvantent, et réfugié sur les hauteurs de la sagesse, contemple
l'arène où les hommes s'agitent, et fait un retour sur la paix inté-
rieure qu'il a trouvée dans la doctrine ? Par quelles grandes images
il nous peint le bonheur de la sécurité dont il jouit! Il se compare
à un homme qui, de l'immobile rivage, suivrait des yeux sur la
vaste mer des matelots battus par la tempête, ou bien encore à celui
qui, sans aucun péril, verrait dans la plaine, à ses pieds, deux puis-
santes armées prêtes à s'entre-choquer. Ce ne sont point là pour lui
les plaisirs d'une curiosité inhumaine, mais les éclats de joie d'un
homme à qui les dangers d' autrui font mieux savourer sa propre quié-
tude. Ceux qui se rappellent ces nobles effusions du philosophe poète
savent ce qu'il y a de satisfaction sérieuse dans cet éloignement du
monde. Aucune éloquence plus haute n'a jamais célébré la joie phi-
losophique d'un solitaire épris de félicité intérieure. Dans quel loin-
tain et quelle petitesse le conflit des passions humaines apparaît
aux yeux de ce spectateur debout sur les hauteurs sereines d'une
doctrine désintéressée! Lucrèce demeure tout à fait étranger au
monde des affaires, de la politique, de l'ambition, il le déclare avec
autant de grandeur que de retenue, avec un dédain concentré sans
jactance, qui nous donne la meilleure opinion de sa sincérité. La
paix qu'il a cherchée avec un violent désir, il l'a trouvée dans l'épi-
LE POÈTE LUCRÈCE. 201'
curisme, qui lui apprend combien les honneurs, les magistratures
sont peu de chose , combien il est doux de ne pas même y aspirer.
Cette doctrine austère qui recommande en tout l'abstinence lui fera
voir encore l'inutilité de la richesse, lui dira que la nature dont il
faut suivre les lois est satisfaite à peu de frais, et que, délivrée de
la crainte et de la douleur, elle ne réclame plus que des plaisirs
simples qu'elle fournit elle-même et qui ne coûtent rien. Ici encore
le bonheur est dans le renoncement, et Lucrèce se plaît quelquefois
à opposer ces joies paisibles de la simplicité à la vaine ostentation
du luxe contemporain et à ses recherches impuissantes.
Il nous paraît inutile de citer les nombreuses professions de foi
morale qui montrent que Lucrèce n'a pas cherché dans l'épicurisme
une doctrine frivole et commode qui lâche la bride aux passions.
Tout son effort au contraire consiste à les mettre sous le joug, à
leur refuser une pâture, et rien n'égale le mépris qu'il a pour elles.
Ceux qui, sur la foi de certaines déclamations convenues , sont ac-
coutumés à maudire Épicure , peuvent être étonnés en entendant
le plus éloquent de ses adeptes proclamer une morale aussi inatta-
(juable. Cette doctrine ne vante que les plaisirs simples, gratuits,
innocens , et ne promet que les sévères délices du détachement.
L'épicurisme ne mérite d'être détesté que pour ses dangereux prin-
cipes et ses conséquences extrêmes, et si l'on a raison de mépriser
l'indifférence corrompue de la plupart de ses sectateurs romains,
d'un Pétrone par exemple, qui passe sa vie dans les festins, le som-
meil et les gais propos, et qui, fidèle jusqu'à la mort à ses habi-
tudes de frivolité voluptueuse, se fait lire à ses derniers momens
des poésies légères et des chansons, Lucrèce ne doit pas être con-
fondu avec ces faux disciples d'un sage, et il est digne de cette sym-
pathie et de ce respect qu'on accorde à tous ceux qui ont cherché
avec ardeur, même dans de périlleuses erreurs, les satisfactions d'un .
grand esprit et d'une âme généreuse.
Notre dessein n'étant pas d'étudier la morale de Lucrèce, nous ne
faisons que rappeler les vers qui nous montrent quelles étaient les
belles aspirations du poète épicurien. La paix! la paix! ce cri de
Pascal est aussi celui de Lucrèce : la paix pour la république dont
les terres et les mers sont sillonnées en tous sens par des armées et
des flottes guerrières, la paix pour son ami Memmius, pour lequel
il compose son poème, afin de partager avec lui les bienfaits de la
doctrine, la paix enfin pour lui-même, placîdam pacem. S'il y a
de la prudence à réduire ainsi sa vie, il faut convenir qu'il y a peu
de grandeur dans cet éloignement de l'action. Le système est bien
étroit, et toute la sagesse consiste à se dérober, à se cacher, à
esquiver avec les périls de la vie les devoirs qui lui donnent du
202 REVUE DES DEUX MONDES.
prix. Un corps exempt de douleur, une âme qui se soustrait aux
soucis et aux craintes et qui jouit d'elle-même, voilà donc toute
l'ambition de ce grave épicurien ! Le poème serait à la longue d'une
placidité insipide, si l'auteur était aussi calme qu'il voudrait l'être,
aussi tranquille que le système ; mais , par un étonnant contraste
entre le langage et la doctrine , et qui prouve que Lucrèce ne s'est
pas endormi dans ces molles douceurs, il demande, il réclame cette
paix avec une passion véhémente. Jusque dans l'exposition de la
science physique qui sert de fondement à sa morale, jusque dans
les démonstrations logiques, il laisse voir un feu, une assurance,
une obstination vaillante qui enlève ou soutient l'admiration. Cette
doctrine pacifique est servie par une sorte d'éloquence tribuni-
tienne. On respire partout dans le poème je ne sais quelle ardeur
belliqueuse. L'esprit du Romain y est toujours sous les armes. C'est
que pour assurer cette paix, unique objet de son désir, il fait la
guerre à des ennemis que souvent il ne nomme pas et qui l'obsè-
dent ; ces ennemis, ce sont les dieux.
IL
Nous sommes à l'aise pour parler de l'incrédulité agressive de Lu-
crèce, et nous ne nous croyons pas tenu à flétrir d'avance le poète
par cela qu'il est un impie. Que nous importe l'impiété envers les
croyances païennes? Ce n'est pas à nous de prendre leur défense. Je
sais bien que le système de Lucrèce, dans ses principes généraux,
enveloppe tous les cultes dans une égale réprobation, qu'il veut ar-
racher des âmes toute espèce de sentimens religieux; mais n'est-il
pas évident que dans ses intentions le paganisme seul est l'objet de
ses attaques, et q je tout le système n'est qu'une machine de guerre
mise en mouvement par la haine des superstitions antiques? Nous
dirons volontiers que dans cet assaut l'intérêt est du côté de Lu-
crèce, non pas qu'il oppose à des erreurs religieuses des vérités
philosophiques plus incontestables : il combat l'erreur par l'erreur ;
mais dans ce conflit la cause du poète vaut l'autre. Son explication
matérialiste de l'origine des choses n'est pas plus chimérique que la
plupart des anciennes cosmogonies, sa morale n'est pas plus cor-
ruptrice que celle de la mythologie. Dans cette lutte de l'evreur
contre l'erreur, nous n'avons donc pas à prendre parti pour l'une
ou pour l'autre, mais nous pouvons nous intéresser sans scrupule à
la belle furie de l'assaillant.
Si Lucrèce attaque la religion avec tant d'opiniâtreté, c'est tou-
jours pour assurer la paix de son âme, pour en écarter les noirs
fantômes par lesquels la superstition païenne épouvantait Timagi-
LE POÈTE LUCRÈCE. 203
nation. Toute la physique d'Épicure, dont Lucrèce est le chaleureux
interprète, ne semble avoir été inventée que pour anéantir dans
rhomme la croyance à l'intervention redoutable des dieux dans le
monde et les affaires humaines. Il n'a point prétendu, comme on l'a
dit, enlever aux hommes toute espèce de frein moral, mais leur
procurer la tranquillité promise par la doctrine et les défendre contre
les frayeurs insensées qui dans l'antiquité troublaient la vie. Le pa-
ganisme, on le sait, offrait aux âmes peu de consolations et d'espé-
rances, et paraissait n'être qu'un immense instrument de terreur.
Le ciel, la terre, les enfers, étaient peuplés de mille divinités ter-
rrbles qui exerçaient sur le genre humain une sorte de tyrannie
inexplicable et fantasque. La nature entière était comme infestée de
ces ennemis invisibles, observateurs importuns et malveillans, et
d'autant plus dangereux qu'on risquait sans cesse de les offenser
sans le savoir, dont il était difficile de connaître les volontés. De là
la science augurale, l'art des aruspices, la divination et les pra-
tiques lugubres par lesquelles les hommes, dans leur incertitude
pleine d'angoisse, essayaient de deviner les caprices divins. Tout
devint présage, la foudre, le vent, la pluie, le vol d'un oiseau, le
murmure des feuilles, le silence même. Et ce n'étaient pas seule-
ment les mauvaises consciences qui avaient à trembler devant des
dieux vengeurs : on eût pu leur savoir gré d'être si redoutables, s'ils
n'avaient tourmenté que l'injustice et le crime; mais l'innocence
elle-même n'était pas rassurée, et se demandait sans cesse si, par
oubli de quelques pratiques, par une parole de mauvais augure,
elle n'était pas devenue criminelle. Gomme le dit Lucrèce dans un
langage poétique que la colère enflamme, « la superstition montrait
dans le ciel sa tête épouvantable et de son horrible aspect accablait
le cœur des mortels. »
Quse caput a cœli regionibus ostendebat,
Horribili super aspectu mortalibus instans.
Il ne faudrait pas croire que l'incrédulité, générale à l'époque de
Lucrèce, mît les Romains à l'abri de ces terreurs, et que par con-
séquent le poète se soit donné une peine inutile en combattant des
chimères surannées. Sans doute les hommes cultivés, les beaux es-
prits, ceux par exemple qui discutent avec tant de grâce et de sans-
façon sur les dieux dans les charmans dialogues de Cicéron, étaient,
on peut le penser, au-dessus de ces frayeurs, et se reposaient sur
le mol oreiller de leur scepticisme religieux, sans être en proie à
des visions funestes. Dans la liberté d'une conversation familière
et dans les confidences de l'amitié, il ne leur coûtait pas de railler
les dieux du paganisme , de raconter la chronique scandaleuse de
20A REVUE DES DEUX MONDES.
rOlympe, et, bien qu'ils fussent quelquefois grands-pontifes, de
rappeler le mot de Caton sur les augures, qui ne peuvent se regar-
der sans rire; mais que l'un ou l'autre de ces libres esprits éprouvât
quelque malheur, il lui arrivait souvent de se mettre en règle avec
ces dieux objets de sa risée ou de ses mépris, et d'accomplir à la
hâte une des plus puériles formalités du culte national. Lucrèce
connaissait cette fausse bravoure, et le premier il a dit :
Le masque tombe, l'homme reste,
Et le héros s'évanouit (1).
L'incrédulité était rarement entière, sans retour, et l'accoutumance
à de certains momens ramenait les hommes les plus résolus aux
croyances et aux pratiques les plus discréditées. La plupart des Ro-
mains flottaient entre la foi et l'incrédulité, allant de l'une à l'autre
dans leur scepticisme perplexe , et démentant en plus d'une cir-
constance leurs paroles par leur conduite. Sans en donner des
preuves nombreuses, sans parler des poètes qui paraissent souvent
rendre hommage, avec une pieuse fidélité, aux plus ridicules tradi-
tions, sans parler non plus des historiens tels que Tite-Live et Ta-
cite, qui de bonne foi rapportent les présages et les prodiges, qui
ne se rappelle Sylla, un esprit fort celui-là, qui traitait les dieux
comme il avait coutume de traiter les hommes, qui avait mis au pil-
lage le sanctuaire de Delphes, qui avait même ajouté le persiflage
au sacrilège en raillant les signes de colère que donnait Apollon,
ce qui ne l'empêcha point plus tard, dans un danger pressant, de
tirer de son sein la petite statue d'or du même Apollon dont il avait
pillé le temple, de baiser dévotement cette image qu'il avait volée
sur les autels, et d'adresser à ce dieu impudemment outragé une
prière touchante? Si de tels hommes, accoutumés à ne reculer de-
vant aucun attentat, se sentaient tout à coup frappés d'inquiétude
et de remords, et tremblaient encore devant le prétendu pouvoir de
ces dieux, que ne devait pas éprouver la foule, surtout dans ces
temps malheureux où l'Italie nageait dans le sang, où Rome était
livrée aux proscriptions, dans ces temps qui vont de Marins à Ca-
tilina, où le ciel semblait vouloir lancer sur le monde toutes ses co-
lères? A un poète tel que Lucrèce, persuadé jusqu'au fond du cœur
que la superstition païenne était pour tous les esprits une cause de
trouble et d'épouvante, il pouvait paraître utile et opportun, malgré
les progrès de l'Incrédulité, d'apporter aux Romains la doctrine sa-
lutaire d'Épicure, et de leur prouver le néant de ces formidables
fantômes qui harcelaient de toutes parts, la vie humaine.
(1) Eripitur per.^uiia, mancL res.
LE POÈTE LUCRÈCE. 205
Lucrèce vient donc, au nom de son maître Épicure, comme au
nom d'un libérateur, affranchir les Romains de leur pieuse servi-
tude. Selon lui, les hommes arriveront à la sécurité, ils seront déli-
vrés de leurs craintes puériles quand ils sauront que le monde n'est
pas l'ouvrage des dieux, qu'il n'est pas soumis à leur pouvoir, que
la naiure entière est indépendante et n'obéit qu'à ses propres lois.
Faute de connaître ces lois naturelles, nous nous prenons à trem-
bler dans notre ignorance, comme les enfans frissonnent dans les
ténèbres. A l'aide d'un simple traité de physique mis en vers, le
poète prétendra porter dans les esprits une lumière bienfaisante, et
par ses clartés nouvelles faire évanouir toute cette eifrayante fan-
tasmagorie de la religion. Il nous apprendra que l'univers est sorti
du concours fortuit des atomes, que les combinaisons infinies de la
matière agitée par un éternel mouvement ont produit le ciel , la
terre, les animaux, les plantes, l'homme, et tout cet ordre apparent
dont nous croyons devoir faire honneur à la main souveraine des
dieux. Ce n'est pas le moment de dérouler dans leur ensemble ces
hypothèses hardies dont la simplicité frappe tous les yeux, et dont
les conséquences sont si palpables. Tout ce système physique, si
laborieusement exposé, ne tend qu'à supprimer les dieux en prou-
vant qu'ils sont inutiles. Ce vaste appareil de science n'est qu'un
grand ouvrage de circonvallation élevé contre l'invasion de l'idée
divine.
L'originalité de cette œuvre hardie ne tient pas à la nouveauté
de cette science ni même à l'audace de l'entreprise, mais unique-
ment aux sentimens personnels de l'auteur, à sa passion qui éclate
en éloquence. La science est empruntée et appartient aux Grecs,
l'entreprise a été plus d'une fois tentée. Dans l'antiquité et dans les
temps modernes, on peut signaler bien des tentatives semblables
contre les idées religieuses. On a vu souvent des philosophes expli-
quer le monde par les seules combinaisons de la matière livrée à
elle-mâme et se passer dans leur système d'un souverain ordonna-
teur. On en a vu d'autres renverser les croyances populaires, ruiner
les religions par des démonstrations ou des épigrammes, tantôt au
profit du déisme, tantôt au profit de l'athéisme, tantôt au nom d'une
morale épurée ou d'une morale commode. Il faut le remarquer néan-
moins, quelle que soit l'entreprise de ces philosophes destructeurs,
ils ont tjus cela de commun qu'ils ne sont pas émus, qu'ils conser-
vent le calme de la science ou la légèreté railleuse du dédain , que
pour eux la vue de l'erreur n'est pas une souffrance, et qu'en atta-
quant les préjugés ils ne paraissent pas vouloir se défendre eux-
mêmes contre des erreurs douloureuses. Lucrèce est le seul qui, en
argumentant contre les dieux, ait l'air de plaider sa propre cause,
206 REVUE DES DEUX MONDES.
de venger une injure, d'exhaler les chagrins d'une âme longtemps
opprimée et de pousser des cris de révolte contre la tyrannie cé-
leste. On ne peut comparer cette haine qu'à celle de Prométhée
enchaîné par les messagers de Jupiter, par ces terribles et muets
personnages qu'Eschyle appelle la Force et la Violence^ refusant de
courber la tête sous les menaces de son divin oppresseur, et annon-
çant au maître des dieux, dans de prophétiques imprécations et de-
chants de triomphe, une chute ignominieuse, irréparable. Spectacle
curieux et triste à la fois que celui d'un si grand poète, dont le génie
élevé, l'imagination magnifique, je dirai même la candeur, étaient
faits pour comprendre et célébrer les plus hautes spéculations de la
philosophie, les grandes idées d'Anaxagore et de Platon sur l'intel-
ligence divine, et que la haine des superstitions antiques a jeté
dans une espèce de fanatisme contraire, qui, pour renverser une
erreur, sacrifie les plus belles vérités, et pour détruire l'idole
anéantit le dieu !
Bien que nous n'ayons aucun détail certain sur la vie et les senti-
mens de Lucrèce et que nous en soyons réduits aux conjectures, je
croirais volontiers que dans son enfance et sa jeunesse il a été livré
par sa puissante imagination à toutes les croyances sinistres du pa-
ganisme. Malebranche, qui connaît si bien les effets funestes de
l'imagination, nous fournit des paroles pour décrire l'âme du poète,
quand il dit : « Il n'y a rien de plus terrible ni qui effraie davan-
tage l'esprit, ou qui produise dans le cerveau des vestiges plus pro-
fonds, que l'idée d'une puissance invisible qui ne pense qu'à nous
nuire, et à laquelle on ne peut résister. » Le philosophe français
ne pensait peindre que les rêveries de ces hommes simples qui
croient au pouvoir de la sorcellerie, et il nous découvre l'âme de
Lucrèce. Oui, le poète latin paraît avoir longtemps vécu dans l'é-
pouvante, au milieu des lugubres images de la religion païenne,
comme certains superstitieux du moyen âge étaient sans cesse in-
quiétés par les noires visions des démonographes. On peut supposer
avec quelque vraisemblance qu'éclairé par la doctrine d'Epicure,
et tout frémissant encore de ses terreurs passées, il s'est retourné
tout à coup contre ces spectres malfaisans, en puisant sa vaillance
dans l'exaspération même de la peur. D'où lui viendraient donc ces
emportemens imprévus contre les dieux au milieu d'une démons-
tration scientifique? Pourquoi ne lui suffit-il pas de prouver, avec le
calme d'une science convaincue et confiante en elle-même, la vanité
de ces croyances? Pourquoi ces assauts sans cesse répétés contre
des idées qui, selon lui, n'ont pas de fondement? Pourquoi cette
fureur enfin contre des ennemis qu'il est sûr d'avoir jetés par terre
à jamais? Ce sont là les cris de soulagement d'une âme qui se sent
LE POÈTE LUCRECE. 207
enfin respirer, qui échappe à d'effrayantes ténèbres, dont la ven-
geance ne se contente pas d'avoir vaincu, qui tient encore à triom-
pher. Ne l'entendons-nous pas qui s'écrie dès le début de son poème,
dans l'ivresse de sa foi nouvelle : « Grâce à ma doctrine, la religion
à son tour est écrasée sous les pieds, et sa défaite nous rend égaux
aux dieux. »
Quare relligio pedibus subjecta vicissim
Obteritur, nos exaequat Victoria cœlo.
Parcourez tout le poème, et vous verrez que la seule inspiration
de cette polémique religieuse est la terreur. C'est elle qui fournit à
Lucrèce ses argumens aussi bien que son éloquence. Lorsque, par
exemple, dans un morceau célèbre il essaie de peindre l'origine des
religions, il ne se demande pas si la croyance à un Dieu est un be-
soin de l'esprit, une donnée de la raison, une nécessité logique, un
instinct de l'âme ou le fondement de la morale ; la peur du genre
humain lui suffit pour tout expliquer. Selon lui, la vue des phé-
nomènes du ciel , dont la régularité paraissait inexplicable et dont
l'effrayant aspect semblait révéler une puissance mystérieuse, a fait
naître dans le cœur consterné des mortels cette idée funeste de la
Divinité. Qu'on nous pardonne si, pour conserver quelque chose du
rhythme de Lucrèce, et tout en restant fidèle au texte, nous es-
sayons de traduire en vers ces fureurs de l'incrédulité :
Ainsi, l'homme voyant dans les célestes plaines
Les saisons revenir à des heures certaines,
Ne pouvant pénétrer ce mystère des cieux,
Sa raison impuissante avait recours aux dieux,
Remettait l'univers à leurs mains protectrices
Et faisait tout mouvoir au gré de leurs caprices.
Dans le ciel il plaça leur éternel séjour.
Dans ces lieux où paraît l'astre brillant du jour
Et le flambeau nocturne et ces flammes funèbres
Qui de leur vol errant sillonnent les ténèbres,
D'où descendent la pluie et la neige et le vent.
Les éclats du tonnerre et son mugissement.
O race des humains , quelles sont tes misères
Depuis ces dieux armés d'éternelles colères!
Hélas! que de douleurs, que de gémissemens
Vous avez amassés pour vous et vos enfans !
Lucrèce est encore tout irrité contre ces premiers hommes qui
ont légué à leurs descendans un si triste héritage d'erreur. Son amer
dédain se reporte aussitôt sur les pratiques religieuses de son temps
auxquelles continue à recourir l'imbécillité humaine. Il ose, lui Ro-
main, dans des allusions précises, railler les plus saintes coutumes
'?e la piété romaine, et non point avec le léger sourire du scepticisme
•208 REVUE DES DEUX MONDES.
OU de l'incrédulité indifférente, mais avec toute Finsolence d'un
cœur révolté :
Quoi! pour être pieux faut-il dans la poussière»
Un voile sur le front, adorer une pierre,
Ramper sur les parvis aux pieds des immortels,
Ouvrir ses bras tremblans devant tous les autels,
Les inonder du sang d'innocentes victimes,
Entasser sur des vœux des vœux pusillanimes?
Non, non, l'homme pieux, d'un cœur tranquille et doux,
Doit contempler le ciel sans craindre son courroux.
Chose digne de remarque, Lucrèce, malgré son incrédulité intré-
pide, n'est pas tout à fait exempt de cette crainte qui troublait les
premiers hommes. Il semble qu'il n'ait pas été étranger à ce senti-
ment qui faisait dire à Pascal : « Le silence éternel de ces espaces
infinis m'effraie! » Quelquefois, en présence d'une nuit étoilée,
quand il réfléchit sur la régularité des grands mouvemens du ciel,
il se demande si l'univers est vraiment un simple produit de la ma-
tière. A-t-il commencé, dait-il finir, comme le veut Épicure, ou
bien, comme le pensent d'autres philosophes, serait-il un ouvrage
des dieux, destiné à une durée éternelle ? Il chasse bien vite cette
idée d'un dieu créateur, comme si son âme était tentée par la su-
perstition. Dans sa contemplation nocturne de la nature, il éprouve
autant d'effroi à trouver un dieu que d'autres pourraient en éprou-
ver à n'en trouver pas :
Lorsqu'on lève les yeux vers cette voûte sombre ,
Ce ciel mystérieux semé de feux sans nombre ,
Qu'on pense à ces flambe xux de la nuit et du jour
Qui sans se démentir accomp'issent leur tour.
Alors par les soucis autrefois écrasée
Au fond de notre cœur une vieille pensée
Se réveille et souda'n lève un front odieux :
« Peut-être, se dit-on, c'est le bras de nos dieux
Qui mène en sens divers ces astres sur leur route. »
Car notre esprit en proie aux caprices du doute
Ne sait si l'univers de lui-même est produit.
Ni s'il doit retomber dans sa première nuit.
Lorsque de ces grands corps l'imposante machine
Ne pourra plus suffire à l'effort qui la mine,
Ou s'il peut, soutenu par des dieux tout-puissans ,
Supporter la fatigue éternelle du temps.
Puisque la simple contemplation d'une nature même paisible fait
entrer dans notre esprit cette déplorable idée de la Divinité, il faut
bien tenir son courage, car il n'est que trop d'occasions terribles où
nous en aurons besoin. Que sera-ce quand nous assistons à des
désastres, quand des villes sont renversées par des tremblemens de
LE POÈTE LUCRÈCE. 209
terre, quand la mer engloutit de grandes armées! Il n'est pas éton-
nant que le genre humain, dans l'humilité de sa faiblesse et de son
épouvante, s'avise alors d'imaginer des dieux et cherche un refuge
sous leur protection. Ici encore le hardi poète semble n'avoir pas
•té toujours à l'abri de cette universelle terreur :
Eh ! quel homme entendant la céleste menace
Ne sent frémir ses os et tomber son audace ,
Quand, brûlé par la foudre, un roc vole en éclats
Et que le ciel se rompt avec un long fracas?
Ne voit-on pas trembler des nations entières?
Les rois même , les rois aux couronnes altières,
Saisis par le frisson de ce divin courroux,
Malgré tout leur orgueil, fléchissent les genoux,
De peur qu'un noir forfait ou qu'un mot téméraire
N'ait attiré sur eux la céleste colère.
La forte imagination de Lucrèce se représente successivement toutes
les catastrophes qui peuvent éveiller dans l'homme, par la terreur,
le sentiment religieux. Sa poésie, plus belle que sa doctrine, nous
fait voir dans de magnifiques tableaux la détresse de l'homme en
péril recourant à la prière, prière bien inutile, puisqu'il n'est pas de
dieu pour l'entendre, et que dans l'univers il n'est d'autre maître
qu'un aveugle et insensible hasard :
Vois, sur la mer livrée à la fureur des vents,
Les grandes légions avec leurs éléphans.
Le général, tremblant d'une voix suppliante,
Demande aux immortels la fin de la tourmente :
C'est en vain ; la tempête en un dernier effort
Saisit ce malheureux et l'entraîne à la mort;
Car d'un obscur pouvoir la force souveraine
Se joue, en l'écrasant, de la faiblesse humaine.
Et quelquefois s'amuse à briser en morceaux
La hache consulaire et les nobles faisceaux.
Ces nombreuses citations, auxquelles on pourrait en ajouter bien
d'autres, montrent avec quelle persistance Lucrèce attribue uni-
quement l'origine des cultes à la terreur. C'est elle qui a créé les
dieux, c'est par elle qu'ils régnent encore sur les esprits. Tant que
l'homme ne les aura pas chassés de son imagination, il ne pourra
jouir ni du calme de sa raison, ni des douceurs de la vie. Ne crai-
gnons pas de répéter ce que Lucrèce répète sans cesse, ce qu'il re-
dit souvent dans les mêmes vers qui reviennent de temps en temps
comme un lugubre refrain. A voir cette révolte si tenace, les sou-
lèvemens de cette éloquence animée par une indignation toujours
nouvelle, on ne peut s'empêcher de penser que lui-même, quelque
assuré qu'il fût dans sa doctrine, n'était pas exempt de cette ter-
TOME XUT, 14
210 REVUE DES DEUX MONDES.
reur, ou du moins que son imagination, jadis fortement ébranlée,
n'était pas entièrement remise de son trouble. Il ne parle pas comme
un philosophe qui discute, mais comme un visionnaire encore ému
au sortir d'une lutte contre des fantômes, et qui, s'en étant débar-
rassé, apprend aux hommes le moyen de s'en délivrer à leur tour.
La violence de ses affirmations, l'amertume de son dédain peuvent
bien annoncer une raison convaincue, mais non pas un cœur rassé-
réné. Le calme est venu après la tempête, mais on croit apercevoir
encore dans le lointain les nuages fuyans. Aussi cette parole tou-
jours frémissante et même quelques aveux implicites du poète per-
mettent de supposer, comme nous l'avons fait, que Lucrèce, en
attaquant les dieux, défendait son propre repos, qu'il veillait en
armes sur sa raison, et s'il est vrai, comme il le prétend, que c'est
la peur qui a jeté les hommes dans la religion, on peut affirmer
avec non moins de vraisemblance que la peur aussi a jeté Lucrèce
dans l'athéisme.
En considérant Lucrèce comme un athée, nous ne croyons pas lui
faire injustice, bien qu'à l'exemple de son maître Épicure, pour se
mettre en règle avec les croyances populaires, il admette l'existence
de certains dieux, qui, à vrai dire, ne sont que de vaines ombres
destinées à dissimuler l'impiété du philosophe. Par prudence, ou
peut-être pour une cause plus honorable, par un reste d'habitude
invétérée, Épicure se sentit obligé de faire aux dieux une petite
place dans son système. Il n'était point facile de les conserver, étant
donnée sa physique, qui avait précisément pour but de se passer
d'eux. Quelle forme leur attribuer, quelles fonctions? qu'en faire,
où les placer? Le matérialisme de la doctrine ne permettait pas de
les représenter comme des esprits; on ne pouvait non plus, sans dé-
ranger tout le système, reconnaître leur action sur le monde. Dans
cet embarras, ne voulant pas les supprimer, ne pouvant pas les
conserver tels que les montrait la religion , il tenta de se faire une
espèce de théodicée fort simple qui ne fut pas en désaccord avec sa
physique. Il donna aux dieux la forme humaine, parce qu'il n'y a
point de forme plus parfaite; mais, pour faire honneur à leur divi-
nité, il voulut que leur corps fût, pour ainsi dire, d'une plus line
étoffe que celui des hommes. « Ce n'était pas un corps, disait-on,
mais comme un corps, non pas du sang, mais comme du sang. » On
pourrait définir cette nature divine, à la fois si déliée et si maté-
rielle, par ces vers de La Fontaine :
Je subtiliserais un morceau de matière
Que l'on ne pourrait plus concevoir sans effort,
Quintessence d'atome, extrait de la lumière,
Je ne sais quoi plus vif et plus mobile encor.
LE POÈTE LUCRÈCE. 211
Épicure relégua ces dieux le plus loin possible du monde, pour
n'avoir rien à en redouter; il supposa qu'ils étaient heureux et qu'ils
goûtaient éternellement les douceurs de la plus parfaite oisiveté. Il
les rendit épicuriens pour être conséquent avec sa doctrine morale,
mais surtout pour qu'il ne fût plus question de leur intervention
dans le monde et les affaires humaines. Leur sérénité indifférente,
étrangère à toute passion, à la bienveillance aussi bien qu'à la co-
lère, ne demandait ni culte, ni offrandes, ni prières. Ces dieux sans
consistance, ni esprits, ni corps, ayant pourtant la figure humaine,
ne sont, pour ainsi dire, que de belles peintures suspendues au-
dessus du système pour écarter les reproches d'impiété et repré-
senter en même temps l'idéal de la félicité épicurienne. Si le fou-
gueux Lucrèce, d'ordinaire si acharné contre les dieux, s'arrête de
temps en temps dans la contemplation de cette vie divine si paisible
et s'incline avec respect devant ce nouvel Olympe, cette admiration
presque attendrie ne doit pas être prise pour de l'inconséquence ou
de l'hypocrisie, mais pour le contentement profond d'une impiété
toujours fidèle à elle-même, qui se plaît à voir la Divinité enchaînée
dans sa béatitude inoffensive. En un mot, cette bizarre théologie
consiste à rendre aux dieux en délicieuse tranquillité ce qu'on ôte à
leur puissance. L'habileté d' Épicure ne rappelle pas mal la politi-
que de ces rebelles de l'Orient qui laissent au peuple ses rois, mais
en les plongeant dans la mollesse, qui les entourent d'un vain hom-
mage et d'un cérémonial innocent, et, en les livrant à la plus en-
tière inertie, ont le double avantage de n'avoir rien à en craindre,
et de paraître pourtant respecter leur personne et leur majesté
royale.
Rassuré du côté du ciel, que sa doctrine a désarmé, Lucrèce
songe à protéger son esprit contre les craintes de la mort et de la
vie future. Ici encore il faut dire à la décharge du poète que le pa-
ganisme n'offrait sur l'autre vie que des tableaux lamentables, sou-
vent iniques, et qui, en effrayant à la fois les innocens et les coupa-
bles de la terre, ne servaient pas même à donner plus de force à la
morale. L'idée d'une exacte rémunération était absente de ces fic-
tions, et la balance de Minos nous paraît aujourd'hui fort trébu-
chante. La raison et le sentiment étaient également révoltés à la
vue de ce ténébreux empire. Ceux même qui avaient bien mérité
dans ce monde, les héros et les justes, étaient aussi malheureux que
les criminels dans cette triste demeure des ombres, et redemaMi-
daient les ennuis, les misères de la vie terrestre. On sait avec quelle
héroïque impatience l'ombre d'Achille, dans Homère, s'écrie : « J'ai-
merais mieux être sur la terre un valet de labour que roi dans les
enfers. » En effet, que voulez-vous que fasse de cette royauté vaine
212 REVUE DES DEUX MONDES.
cette âme vaillante qui se meut dans le vide, qui respire encore
dans le néant et qui promène dans son pâle royaume ses passions
vivantes et son héroïsme impuissant? A en croire Lucrèce, la crainte
d'une autre vie, loin de retenir les hommes, leur fait commettre
tous les crimes. Comme on leur dit que dans les enfers ils ne trou-
veront que la Pauvreté et l'Ignominie et tous ces spectres odieux
que la superstition donne pour cortège à la Mort, ils se hâtent, dans
cette vie, de s'emparer des richesses et des honneurs, pour n'avoir
pas à souffrir d'avance dans ce monde tous les maux qui leur sont
assurés dans l'autre. Singulier raisonnement que nous laissons à
Lucrèce,' mais qui montre du moins que le poète croyait défendre
les intérêts de la morale! En dissipant les craintes de la vie future,
il ne se propose pas, comme Lamettrie ou d'Holbach, d'ôter aux con-
sciences leurs scrupules et un frein à la brutalité des passions. Ces
tristes imitateurs n'ont pris à Lucrèce que ses argumens, sans lui
emprunter son profond sentiment moral, et sont aussi loin de lui
par la bassesse de leurs intentions que par la platitude de leur
langage.
Voilà donc enfm Lucrèce affranchi de ses terreurs, heureux de
n'avoir plus rien à craindre sur cet amas d'atomes agrégés par le
hasard qu'on appelle le monde, en présence d'un ciel vide, sans es-
poir d'avenir, trouvant son bonheur dans sa tranquillité présente et
dans la certitude, pour lui consolante, de son futur anéantissement.
Que la logique d'un système matérialiste l'ait conduit à ces consé-
quences, il n'y a point là de quoi s'étonner; mais comment n'être
pas surpris de sa joie triomphante? Je ne crois pas qu'aujourd'hui
un philosophe pût se contenter d'une pareille doctrine, ou du moins
y trouver des charmes et des consolations. Au xviii® siècle, un
illustre disciple de Lucrèce, qui avait fait du poème de la Nalure
son manuel de morale, le grand Frédéric, offrant ses condoléances à
d' Alembert après la mort de M"^ de Lespinasse, lui écrivait : « Quand
je suis affligé, je lis le troisième livre de Lucrèce; c'est un palliatif
pour les maladies de l'âme. » Mais lorsque, durant la guerre de sept
ans, il avait eu lui-même besoin de réconfort, et que, pressé par
trois armées russe, autrichienne et française, il songeait dans son
désespoir à se délivrer de la vie, il répondit àd'Argens, qui lui con-
seillait à son tour de lire dans ses peines le poème consolateur :
<( J'ai lu et relu le troisième chant de Lucrèce, mais je n'y ai trouvé
que la nécessité du mal et l'inutilité du remède... Voilà l'époque du
stoïcisme; les pauvres disciples d'Épicure ne trouveraient pas à cette
heure à débiter une phrase de leur philosophie. » Le fier épicurien,
on le voit, trouvait que la doctrine ne pouvait guère servir qu'à con-
soler les maux d' autrui. Il n'est point d'esprit élevé dans les temps
LE POETE LUCRECE. 213
modernes auxquels suffiraient les mornes enseignemens d'Ëpicure.
De même que la science a reculé les limites du monde physique, le
christianisme a élargi celles du monde moral et a donné des besoins
nouveaux même à ceux qui sont le plus éloignés de la foi. 11 semble
que l'âme humaine se soit accoutumée à de plus hautes aspirations,
et que, dans la moins noble de ses entreprises philosophiques, elle
soit naturellement portée vers des vérités fort au-dessus des leçons
d'Épicure. Nous en croyons un poète sincère de nos jours qui voulut
être disciple de Lucrèce, et, ne pouvant emprisonner son âme dans
cette étroite et sombre doctrine, s'en échappait avec ces beaux
vers :
Quand Horace, Lucrèce et le vieil Épicure
Assis à mes côtés m'appelleraient heureux ,
Et quand ces grands amans de l'antique nature
Me chanteraient la joie et le mépris des dieux;
Je leur dirais à tous : Quoi que nous puissions faire ,
Je souffre , il est trop tard ; le monde s'est fait vieux.
Une immense espérance a traversé la terre;
Malgré nous vers le ciel il faut tourner les yeux.
Ce vague sentiment de l'infmi n'a point tourmenté Lucrèce, lui
qui donne à la plus aride et la plus bornée des doctrines tout son
cœur et tout son génie. Jamais disciple de Platon encore ébloui de
splendeurs divines, jamais stoïcien admirateur de l'héroïsme hu-
main n'a célébré les perfections de l'intelligence suprême ou les
triomphes de la vertu avec la foi et l'amour qui transportent cet
épicurien quand il chante les aveugles travaux du hasard et la sa-
gesse de l'indifférence. Malgré tous les obstacles de la langue latine,
non encore accoutumée à l'expression poétique de la science, à tra-
vers toutes les dixTicultés du sujet le plus épineux, il porte d'un
cœur léger son fardeau philosophique, il s'excite lui-même, il excite
le lecteur à le suivre et s'arrête de temps en temps pour pousser
devant son œuvre de destruction des cris de ravissement. Ses peines
lui sont douces, lui ayant assuré de si belles conquêtes :
Conquisita diu dulcique reperta labore.
Il n'apporte pas des leçons, mais des oracles, des oracles plus sûrs,
dit-il, que ceux de la pythie sur le trépied d'Apollon. A mesure
qu'il soulève le voile qui couvre la nature, il éprouve une volupté
divine et un saint frémissement, divina voluptas atqiie horror. De
même que les antiques rapsodes qui, dans leur dévotion naïve,
commençaient toujours avant de chanter par prononcer le nom de
Jupiter, Lucrèce reprend quelquefois haleine pour invoquer Épicure,
comme pour lui demander l'inspiration. Sa reconnaissance est si
vive et si grave qu'elle ressemble à de la piété; ces chants lyriques
de l'athéisme ont toute la grandeur d'un langage sacré, et le poète
214 REVUE DES DEUX MONDES.
lui-même, en attaquant toutes les divinités, fait penser au délire
d'un hiérophante qui rend les oracles de son dieu. Dans l'ardeur de
son prosélytisme, il s'exalte à la seule pensée que le premier il ap-
porte aux Romains de si belles vérités. Ce poète d'ordinaire si im-
périeux rencontre alors des paroles pleines d'une condescendance
charmante et d'une sollicitude presque maternelle pour l'ignorance
qu'il prétend instruire. Qu'on nous permette encore de traduire ces
quelques vers où, à l'ivresse de l'orgueil, se mêle la grâce du bon-
heur :
Des Muses je parcours les chemins non frayés
Qu'aucun homme avant moi n'a touchés de ses pieds;
Je veux, je veux goûter une source nouvelle
Où jamais n'a trempé nulle lèvre mortelle ,
Et ces fleurs dont jamais les Muses de leurs mains
N'avaient paré le front des vulgaires humains,
Moi j'en couronnerai mon orgueilleuse tête.
De la grande nature intrépide poète,
J'entreprends d'arracher aux tristes nations
Les misérables fers des superstitions.
Mon vers, pour embellir cette matière obscure,
Aux Muses emprunta leur grâce et leur parure.
Ainsi, lorsqu'un enfant rebelle au médecin
Craint un breuvage amer qu'on lui présente en vain,
D'un miel délicieux une coupe entourée
Peut attirer sa lèvre à la liqueur dorée,
Et l'enfant jusqu'au fond du vase détesté
Dans son erreur candide aspire la santé.
Ainsi, puisqu'en mes vers la raison salutaire
Offense les regards de l'ignorant vulgaire,
Et qu'effrayé d'abord et reculant d'horreur
Il n'ose de mes chants sonder la profondeur,
Pour tromper son dégoût, mon innocente ruse
A versé sur mes vers le doux miel de la Muse.
Cependant, quelle que soit sa confiance dans sa doctrine, la joie
de sa victoire philosophique et le zèle de sa propagande, nous
croyons pouvoir dire en terminant que Lucrèce n'a pas rencontré
cette félicité qu'il s'était promise et qu'il se vante d'avoir trouvée,
il a beau nous assurer de son bonheur, nous convier à le partager
avec lui; on sent jusque dans ses ivresses une mélancolie profonde
qui dément ses affirmations hautaines. Nous ne voudrions pas prê-
ter à un poète antique des sentimens modernes, et nous savons qu'il
existe aujourd'hui dans le monde moral des douleurs et des troubles
presque inconnus à la sereine antiquité; mais Lucrèce, pour avoir
abordé avec une passion personnelle et dans l'intérêt de son repos
la science de la nature et le problème de la vie, a peut-être rencon-
tré, avant d'autres esprits plus désintéressés, certaines alflictions
d'une raison non satisfaite. Si sa foi absolue dans l'épicurisme le
LE POÈTE LUCRÈCE. 215
mettait à l'abri du doute, elle ne le défendait pas contre les tris-
tesses mêmes de la doctrine. Le spectacle de l'univers et de la vie
tel que l'offrait le système du maître n'était point fait pour con-
tenter une âme facile à émouvoir. Le sombre poète n'est pas seule-
ment attristé par les désordres politiques et par cette vaste mêlée
des passions contemporaines qui bouleversaient le monde, la vue
de la destinée humaine telle que l'a faite la nature livrée à toutes
les aventures du hasard le remplit de trouble, de pitié et de décou-
ragement. Personne n'a peint avec un pareil accent de douleur la
naissance de l'homme jeté faible et nu hors du sein maternel comme
un naufragé sur les rivages de la vie, et dont le premier cri est un
sanglot, comme il convient, dit-il, à un être misérable réservé à
tant de malheurs. A peine a-t-il détruit les dieux et enlevé le monde
à leur pouvoir détesté, le voilà forcé de reconnaître qu'il y a dans
l'univers une force cachée, inéluctable, innomée, qui se plaît à
écraser toutes les grandeurs humaines. Lui, le chantre de la volupté
pure, il ne peut s'empêcher d'avouer que du fond des délices il s'é-
lève une certaine amertume qui vous prend à la gorge même au
milieu des fleurs.
Medio de fonte leporum
Surgit amari aliquid quod in ipsis floribus angat.
Plus que les autres anciens, il a senti ce qu'il y a de fragile, d'in-
complet, de limité dans la nature humaine. 11 y a un mot qui revient
souvent dans ses vers et qui produit un grand effet, nequicquam^
c'est en vain. Qu'il s'agisse de puissance ou de plaisir, le poète
semble rencontrer partout les bornes des choses et s'y heurter avec
douleur. L'éternelle passion qui anime ses vers, leur accent tra-
gique, ce mélange de terreur et de pitié qui est le caractère de son
éloquence, font penser que son cœur n'était pas entièrement pacifié
par la philosophie, et donnent quelque crédit à la tradition qui nous
parle de folie et de suicide. La meilleure réfutation de l'épicurisme
est dans la tristesse de son grand poète. Faut-il l'attribuer au ca-
ractère de l'homme ou aux principes de la doctrine? Il est dif-
ficile de le décider. Peut-être n'est-ce pas impunément qu'une âme
grande et passionnée se retranche certaines idées qui font, pour
ainsi dire, partie de nous-mêmes, et soit que dans les transports
religieux, comme Pascal, on violente sa raison jusqu'à la meurtrir,
soit que dans le fanatisme de l'impiété, comme Lucrèce, on s'ar-
rache l'idée divine, on risque également de ne pas trouver la paix
qu'on attendait de cette violence ou de cette mutilation, et de sentir
toujours la blessure qu'on s'est faite à soi-même.
G. Martha.
STATISTIQUE COMPARÉE
DES FORCES RELATIVES DES PRINCIPAUX ETATS DE L'EUROPE.
Un infatigable statisticien, qui nous avait donné l'année dernière une
Slalistiqiie générale de la France en deux volumes pleins de faits et de
chiffres, M. Maurice Block, vient de publier en allemand et en français un
Tableau de la puissance comparée des divers états de l'Europe^ accompagné
de treize cartes coloriées. Ces sortes de livres conviennent en général beau-
coup plus à nos voisins d'outre-Rhin qu'à nous. Nous aimons peu la sta-
tistique, parce qu'elle parle peu à l'imagination, et nous avons toujours
préféré les romans aux faits, ce qui amuse à ce qui instruit. Il y a cepen-
dant dans ce mot de puissance comparée un certain attrait pour notre
amour-propre national; tous les peuples aiment la puissance, mais les
Français la recherchent plus qu'aucun autre : ils ont fait, pour être puis-
sans, de si grands sacrifices de bonheur, de richesse et de liberté, qu'il ne
doit pas leur être indifférent de savoir s'ils ont atteint leur but.
M. Block commence par traiter de l'étendue territoriale; voici la surface
qu'il assigne à chacune des grandes puissances :
Russie 545 millions d'hectares.
Autriche G4 —
France 54 —
Espagne 50 —
Royaume-uni 31 —
Prusse 28 —
Allemagne 23 —
Italie (sans Rome et Venise). . . 23 —
La France n'occupe que le troisième rang; mais l'étendue territoriale
n'est qu'un des élémens de la puissance. Il y a territoire et territoire, et
STATISTIQUE COMPARÉE. 217
les 565 millions d'hectares de la Russie, inhabitables et inhabités pour la
plupart, ne valent pas les 6U millions d'hectares de la France, situés sous
un climat doux et tempéré, baignés par deux mers, arrosés par cinq
grands fleuves et leurs innombrables affluens, et présentant le plus heu-
reux mélange de plaines, de coteaux et de montagnes.
Vient alors le second élément, la population :
Russie 66 millions d'habitans.
France 37 —
Autriche 35 —
Royaume-uni 29 —
Italie (sans Rome et Venise)... 22 —
Prusse 18 —
Allemagne 18 —
Espagne 16 —
La Russie occupe encore le premier rang par la masse de sa population,
mais la France monte au second; il est en même temps à remarquer que la
population ne doit pas être la mesure exacte de la puissance, puisque l'Au-
triche devrait être, par le nombre de ses habitans, la troisième puissance
de l'Europe, tandis que le royaume-uni de Grande-Bretagne et d'Irlande ne
viendrait qu'après, ce qui n'est certainement pas.
La première chose à constater pour apprécier la force d'une population,
c'est sa densité. Ici les rôles changent ;
Relgique 158 habitans par 100 hectares.
Pays-Bis 107 — —
Italie 95 — --
Royaume-uni 93 — — '
Allemagne 74 —
France 68 — — -
Prusse 64 — —
Autriche 54 — —
Espagne 31 — —
Turquie 17 — —
Russie 12 — —
La France est donc moins peuplée que la Belgique, les Pays-Bas, l'Italie,
le royaume-uni et l'Allemagne; elle ne dépasse que la Prusse, l'Autriche,
l'Espagne, la Turquie et la Russie. Ce tableau doit nous donner beaucoup à
réfléchir, car il n'y a aucune raison tirée de la nature des choses qui puisse
expliquer cette infériorité. A en juger par ses conditions naturelles, la
France devrait être le pays le plus peuplé de l'Europe ; il n'en est pas qui
ofl"re plus de ressources. Heureusement les pays où la population est plus
pressée ont moins d'étendue territoriale que le nôtre; la France est rela-
tivement plus peuplée que les états qui l'emportent sur elle en grandeur
•superficielle, ce qui rétablit sa position.
Voilà pour le présent; quant à l'avenir, ce qui permet de le connaître
21S REVUE DES DEUX MONDES.
d'avance, c'est le plus ou moins de rapidité dans raccroissement de la po-
pulation; les détails que donne M. Block ù ce sujet méritent une attention
particulière. On ne supposerait jamais quel était le pays de l'Europe où la
population s'accroissait le plus vite : c'est la Grèce ; la population y montait
de plus de 2 pour 100 par an. Nous allons voir si, sous son nouveau régime,
elle fera les mêmes progrès. Après elle vient la Prusse, et, qui le croirait?
la Norvège.
Grèce 2,16 pour 100 d'augmentation par an.
Prusse , 1,57 — —
Norvège 1,39 — —
Suède 1,17 — —
Pays-Bas 1,12 — —
Russie 1,05 — —
Italie 1 — —
Allemagne 0,99 — —
Royaume-uni 0,97 — —
Espagne 0,93 — —
Belgique 0,83 — —
France 0,56 — —
Autriche 0,41 — —
Le chififre de 0,56 pour la France n'a même été obtenu que parce que
M. Block additionne les progrès de la population depuis 1821; s'il s'était
borné aux quinze dernières années , le chififre attribué à la France serait
tombé fort au-dessous de l'Autriche elle-même. Dans les vingt- cinq ans
écoulés de 1821 à 18Zi7, l'augmentation annuelle a été de 200,000 âmes:
dans les quinze ans écoulés de 18Zi8 à 1861, elle n'a plus été que de 87,000;
elle a baissé de plus de moitié. La France est aujourd'hui sans comparai-
son le pays de l'Europe où la population marche le moins vite; on peut
dire qu'elle y est devenue à peu près stationnaire.
Si les choses allaient toujours du même pas, voici quelle serait dans un
siècle la population des principaux états de l'Europe :
Russie 135 millions d'habitans.
Royaume-uni 58 —
Autriche 55 —
Prusse 47 —
France 46 —
Italie 44 —
Allemagne 36 —
Espagne 32 —
La France, qui a aujourd'hui le second rang comme population absolue,
n'occuperait plus que le cinquième; la Prusse elle-même, qui n'a aujour-
d'hui que la moitié de notre population, nous aurait dépassés, et on n'a
compté pour le royaume-uni que l'augmentation obtenue sur le territoire
européen ; en y ajoutant les colonies , l'effectif de la race sera probable-
ment doublé et porté à plus de 100 millions d'hommes. On a d'ailleui^
STATISTIQUE COMPARÉE. 219
supposé les limites des nations telles qu'elles sont aujourd'hui, tandis
qu'elles subiront probablement des modifications. Le principe des nationa-
'ités peut avoir pour résultat de démembrer la Russie et l'Autriche; mais
i la Prusse et l'Allemagne parviennent à faire un tout unique en vertu du
même principe, cette réunion formera à nos portes une agglomération de
80 millions d'habitans, et l'Italie, accrue de Rome et de Venise, un autre
groupe de US millions. Au point de vue de la puissance, cet avenir est fort
à considérer. Déjà depuis 1789 tous les peuples qui nous entourent ont fait
plus de progrès que nous; cette différence va en s'accélérant.
Il est regrettable que M. Block n'ait pas ajouté à ces tableaux déjà si in-
téressans l'âge moyen des diverses populations. Le nombre proportionnel
des adultes n'est pas un fait moins bon à connaître que les deux autres.
Soit, par exemple, un pays de 60 millions d'habitans qui n'aurait qu'un
quart d'adultes, il n'en compterait que 15 millions; si au contraire un
autre pays de ûO millions d'habitans avait les trois quarts d'adultes, il en
-aurait 30 millions; il serait en réalité deux fois plus fort. La multitude des
enfans est pour les nations une cause de faiblesse plutôt que de force. Je
recommande cette recherche à M. Block.
De la population, il passe à la puissance militaire, représentée par l'ar-
i)iée; voici quelle est, d'après lui, la force numérique des principales armées
nr le pied de paix:
Russie 578,000 homme*.
France 467,000
Allemagne 304,000
Autriche.. 299,000 .
Prusse 200,000
Italie 200,000
Espagne 151,000
Royaume-uni 99,000
A la quantité il faut ajouter la qualité des armées. En tenant compte de
-ces deux élémens, la France est sans aucun doute la première puissance
militaire du monde. Ces chiffres prennent d'ailleurs d'autres proportions
quand il s'agit du pied de guerre. La Russie a la prétention d'armer près
d'un million d'hommes, mais on a vu pendant la guerre de Crimée que cette
force énorme n'était qu'apparente; l'Autriche compte sur 600,000 hommes,
et la Prusse sur 500,000, — il y a là probablement quelque exagération, —
tandis que la France a prouvé qu'elle pouvait mettre aisément sur pied
€00,000 hommes effectifs et même davantage. L'Italie a un pied de guerre
de ZiOO,000 hommes. Aux 99,000 hommes que l'Angleterre entretient en Eu-
rope, il faut en ajouter 280,000 dans ses possessions hors d'Europe, mais
qui ne pourraient guère être utilisés dans un conflit européen.
Passons à la marine. Le royaume-uni, qui a le dernier rang en Europe
parmi les grandes puissances pour l'armée de terre, prend le premier pour
220 REVDE DES DEUX MONDES.
Tarmée de mer; voici quel est l'effectif des canons que possède sur mer en
temps de paix chacune des puissances qui ont une marine de quelque im-
portance :
Royaume-uni 5,890 canons.
France 1,920
Italie 1,192
Pays-Bas 1,191
La Russie, rAutriche, la Prusse, l'Espagne, ne possèdent que des marines
insignifiantes. Ici la difiTérence entre le pied de guerre et le pied de paix
paraît encore plus grande que pour l'armée de terre. L'effectif attribué à
l'Angleterre sur le pied de guerre est de 1^,500 canons, et celui de la France
de 12,400; mais la part de la France doit être exagérée. Il est difficile d'ad-
mettre que nous puissions avoir une marine militaire six fois plus forte
en temps de guerre qu'en temps de paix : rien ne s'improvise moins qu'un
grand état maritime. Qu'est-ce d'ailleurs que le temps de guerre? Ne
sommes -nous pas toujours sur le pied de guerre, au moins quant à la
marine?
Vient enfin la puissance financière, représentée par le budget. M. Block
assigne à chacun des grands états le chiffre suivant de recettes publiques
en 1861 :
France 1,840 millions.
Royaume-uni 1 ,686
Russi.e 1,101
Autriche 748
Espagne 591
Prusse 507
Italie 473
11 y a beaucoup à dire sur la valeur de ces chiffres, et M. Block le recon-
naît lui-même. Les budgets de la France et de la Grande-Bretagne par
exemple ne sont pas établis sur les mêmes bases ; des catégories de recettes
et de dépenses qui figurent dans l'un ne figurent pas dans l'autre. En réa-
lité, les recettes publiques du royaume-uni, en y comprenant tout, égalent
au moins les nôtres, et les dépassaient de beaucoup il y a peu d'années.
C^tte réserve faite, on peut accepter ce tableau comme donnant une idée
comparative assez exacte des recettes publiques des différens états; mais
on se demande pourquoi M. Block n'a pas mis en regard les budgets des
dépenses : on y aurait vu que les dépenses de la France dépassent de
beaucoup les recettes, et que celles de l'Italie laissent un déficit annuel de
/4OO millions au moins.
Ce sont, bien entendu, les dépenses militaires qui chargent à ce point
les principaux budgets; l'Angleterre, d'après M. Block, dépense plus de
700 millions par an pour son armée et sa marine ; il assigne à la France
une dépense annuelle de 500 millions pour le même objet, mais en réalité
STATISTIQUE COMPAREE. 221
nous avons presque toujours dépensé le double depuis dix ans. Les autres^
nations viennent loin derrière nous dans cette voie ruineuse.
Cette différence entre les recettes et les dépenses conduit tout naturel-
lement au chapitre des dettes publiques; le capital de la dette publique
atteint les proportions suivantes dans les principaux états :
Royaume-uni 20 milliards 126 millions.
France 9 334
Autriche 5 670
Espagne 3 658
Russie 3 275
Italie 2 320
Ce tableau n'est déjà plus exact, au moins en ce qui concerne la France,
dont la dette s'accroît rapidement : le chiffre donné par M. Block s'ap-
plique à l'année 1860 ; mais dans les deux ans écoulés depuis cette époque
le capital de la dette est arrivé à 10 milliards. M. Block a eu l'heureuse
idée de compléter ce chapitre en montrant quel est le crédit des grands
états, c'est-à-dire à quel taux ils trouvent à emprunter ; il en résulte que
l'Angleterre trouve à emprunter à 3 pour 100, tandis que la France doit
payer li 1/2 pour 100, la Russie 5 pour 100, l'Autriche 6 pour 100, l'Italie
7 pour 100, la Turquie 10 pour 100. Par suite de cette inégalité dans le
taux de l'intérêt, des dettes très différentes en capital peuvent imposer aux
nations qui les contractent un égal fardeau d'intérêts annuels; la Turquie
par exemple aurait les mêmes intérêts à payer que l'Angleterre, avec une
dette du tiers en capital, et la France, avec une dette égale à la moitié de
la dette anglaise, doit payer les deux tiers en intérêts.
M. Block est d'ailleurs bien loin d'appartenir à cette funeste école qui
mesure la richesse des nations à leur dette : les nations riches peuvent
mieux que d'autres supporter une grosse dette ; mais il vaudrait cent fois
mieux pour elles n'en point avoir. Qu'on se figure le budget français allégé
des 500 millions dont le grève à perpétuité le service de la dette, quelles
réductions possibles dans les impôts, et par suite quelle baisse dans les
prix! Plus on augmente la dette d'un pays, plus on s'éloigne de la vie à bon
marché. Depuis 18/|8, la dette publique a doublé en France, et les frais de
production de toute chose ont haussé en proportion.
C'est donc à d'autres signes que M. Block demande la véritable mesure
de la richesse des nations : il s'adresse aux seules sources de cette richesse,
l'agriculture, l'industrie et le commerce; mais ici les difficultés de son sujet
s'accroissent, car les évaluations en ce genre présentent beaucoup d'incer-
titudes et d'obscurités. Il a dû nécessairement s'attacher à quelques faits
généraux qui ne donnent qu'une idée approximative, mais qui suffisent à
peu près pour le but qu'il a en vue.
Pour apprécier l'état agricole d'un pays, un fait domine tous les autres,
c'est la densité de la population. Deux circonstances peuvent modifier les
'222 REVUE DES DEtJX MONDES.
conséquences à en tirer, le plus ou moins de consommation moyenne d'une
part, et de l'autre l'importation et l'exportation des denrées alimentaires;
mais, à prendre les choses dans leur ensemble, ces deux élémens se compen-
sent à peu près , et le nombre des habitans que nourrit un pays peut être
considéré comme une mesure assez exacte de son développement agricole.
A ce compte, la France, qui passe après la Belgique, les Pays-Bas, l'Angle-
terre, l'Italie et l'Allemagne, pour la densité de sa population, doit occuper
le même rang pour l'état de son agriculture.
Les tableaux présentés par M. Block viennent à l'appui de cette opinion.
II en est un surtout qui résume en quelque sorte tous les autres. On re-
garde généralement la multiplication du bétail comme un des signes les
plus sûrs du développement agricole; or voici quelle est la répartition du
bétail parmi les principaux états de l'Europe, en comptant partout 1 bœuf,
1 cheval, 10 moutons ou U porcs pour une tête de gros bétail :
Royaume-uni 99 têtes par 100 hectares.
Belgique 58 —
Pays-Bas 52 —
Allemagne 44 —
Prusse 40 —
France 38 —
Encore un coup, ces chiffres ne peuvent pas être d'une exactitude ma-
thématique : ils se compliquent d'un élément dont il est difficile de tenir
compte, la qualité et la valeur des bestiaux; mais, tels qu'ils sont, ils n'ont
rien que de très vraisemblable. La population animale n'est pas exactement
proportionnelle à la population humaine, mais peu s'en faut. Quand on
essaie de calculer, d'après la progression connue jusqu'ici, ce qu'il faudra
de temps pour que la France arrive, pour la production du bétail, où en
est aujourd'hui l'Angleterre, on trouve plus d'un siècle; on sait en effet que
le nombre de nos bestiaux a tout au plus doublé depuis 1789. Ainsi s'ex-
plique la lenteur particulière du développement de notre population, car
ce sont les animaux qui nourrissent les hommes.
Pour l'industrie, M. Block ne donne qu'un petit nombre de chiffres se
rapportant à trois produits principaux, la houille, le fer et les tissus. Il
«tablit ainsi l'extraction annuelle de la houille :
Royaume-uni 600,000 quintaux métriques.
Prusse 130,000 —
Belgique 90,000 —
France 70,000 —
Autriche 31,000 —
Quand on songe que la houille est devenue de nos jours l'aliment géné-
rateur de toutes les industries, ce que les Anglais appellent la puissance
par excellence (power), on ne saurait trop déplorer le rang vraiment mi-
sérable que ce tableau assigne à la France; passer après la Belgique, qui
STATISTIQUE COMPARÉE. 225
n'a que le dix-huitième de notre territoire, c'est humiliant. On peut dire,
il est vrai , que la richesse des mines diffère dans les deux pays , mais il
s'en faut de beaucoup que ce soit dans cette proportion. Voici maintenant
la production du fer :
Royaume- uni 904,000 tonnes.
France 520,000
Prusse 338,000
Autriche 275,000
Quant aux tissus, la France a l'avantage pour la soie; mais pour la laine
et surtout pour le coton, son infériorité vis-à-vis de l'Angleterre est sen-
sible, non en qualité, mais en quantité. L'Angleterre mettait en œuvre,
avant la crise, de quatre à cinq fois plus de coton que nous.
Faute de moyens suffisans pour constater le commerce intérieur des dif-
férens pays, il a fallu se contenter de comparer leur commerce extérieur.
Voici à quels résultats on parvient en additionnant le commerce actuel
d'importation et d'exportation :
Royaume-uni 8 milliards » millions par an.
France 4 » —
Zollverein 3 » —
Italie 1 450 —
Autriche 1 340 —
Turquie 1 260 —
Le tonnage de la marine marchande présente des proportions moins fa-
vorables, en ce sens que l'effectif de notre navigation n'égale pas le quart
ée la navigation anglaise; mais ce qui ll'appe surtout, c'est la statistique
des chemins de fer. Les chemins de fer étant de nos jours la plus haute
expression de la puissance matérielle, il est bon de savoir où nous en sommes
à cet égard en comparaison des autres peuples. Voici combien les princi-
paux états possèdent de kilomètres de chemins de fer en exploitation par
1,000 kilomètres carrés :
Royaume-uni 49 kilomètres.
Belgique 44
Pays-Bas 34
Allemagne 23
Prusse 20
France 17
Italie 13
Ces chiffres ont d'autant plus d'éloquence qu'en fait de chemins de fer
les différences se comptent par milliards. Pour que la France eût, propor-
tionnellement à sa surface, autant de chemins de fer que la Belgique par
exemple, le réseau actuel, qui est de 10,000 kilomètres, devrait être porté
à 18,000. Or 18,000 kilomètres, c'est peut-être une dépense de 9 milliards.
Voilà de quoi la Belgique est en avance sur nous. A raison de 600 nouveaux.
224 REVUE DES DEUX MONDES.
kilomètres par an, il nous faut trente ans pour la rejoindre. Quant à l'An-
gleterre proprement dite, la distance est infiniment plus grande, car M. Biock
a compris dans son calcul l'Ecosse et l'Irlande, qui n'ont que très peu de
chemins de fer relativement à l'Angleterre.
Un tableau assez curieux, quoiqu'il n'ait qu'un rapport indirect avec le
sujet principal , fait connaître la répartition des principaux cultes en Eu-
rope. Il en résulte que la moitié de la population européenne est catholi-
que, fet que le protestantisme et l'église grecque se partagent à peu près
l'autre moitié.
J'arrête là mes citations, renvoyant pour le reste aux tableaux et aux
cartes de M. Block. Il eût été impossible de le suivre dans les nombreux
détails qu'il présente à l'appui. Disons seulement que personne n'est mieux
informé que lui et ne suit de plus près la publication des documens statis-
tiques dans toutes les langues de l'Europe.
L'ensemble de ces faits n'est pas encore de nature à nous inspirer de sé-
rieuses alarmes. Les ressources exceptionnelles de notre territoire, l'esprit
guerrier de notre race et notre organisation toute militaire, nous rendent
et nous rendront encore longtemps formidables; mais il ne faut pas se dis-
simuler qu'en fin de compte, la force durable vient de la richesse et de la
population. Si donc il était possible, sans trop réduire ce grand pied de
guerre dont nous sommes si fiers, de développer un peu plus chez nous la
population et la richesse, ou, ce qui revient au même, l'agriculture, l'in-
dustrie et le commerce, l'avenir deviendrait moins inquiétant. Si la France
était peuplée comme la Belgique, elle aurait 85 millions d'habitans au lieu
de 37, et sa puissance extérieure ^'accroîtrait en proportion. Le vice capi-
tal, celui qui engendre tous les autres, c'est l'énormité du budget. Dans le
court espace de dix ans, le total des dépenses publiques s'est accru de 50
pour 100 : il a passé de 1,500 millions à plus de 2 milliards 200 millions. Le
budget spécial de la ville de Paris a subi dans le même laps de temps une
progression encore plus forte : il a passé de 50 millions à 200 millions. C'est
par ces plaies toujours ouvertes que s'échappe une grande part de notre
force vitale. Tant que le budget conservera ces proportions, tout languira;
les capitaux, au lieu de féconder l'agriculture et l'industrie, iront se perdre
dans le gouffre des dépenses improductives, et la population, faute de res-
sources suffisamment croissantes, ne fera que des progrès insignifians.
L. DE Lavergne.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
28 février 1863.
L'émotion universelle produite par les événemens de Pologne fait honneur
à l'Europe contemporaine. On n'a jamais vu une pareille unanimité de sen-
timens généreux et une protestation si spontanée contre une politique
inique et violente. Jamais non plus la Pologne n'a vu sortir de l'excès de
ses infortunes une si claire lueur d'espérance. La question polonaise n'est
plus renfermée en effet dans le domaine du sentiment et de la morale; grâce
à une maladresse du gouvernement prussien qui s'est changée en bonne
fortune pour une cause si justement populaire, la question polonaise est
rentrée dans le champ de la politique pratique, où elle donné enfin prise
à l'action des cabinets européens. Si la lutte eût été contenue entre ces
bandes héroïques d'étudians, d'ouvriers, de gentilshommes, qui ont cherché
dans le désespoir un secours contre le recrutement arbitraire et les troupes
russes, cette crise n'eût été pour l'Europe qu'un navrant spectacle. Pour
que des gouvernemens éclairés, libéraux, pussent trouver un prétexte d'in-
tervenir entre les insurgés et les oppresseurs, il eût fallu, dans l'état des
règles qui président aux relations internationales, que cette lutte doulou-
reuse amenât, en se prolongeant, quelqu'un de ces incidens extraordinaires
qui font violence au droit diplomatique et le subordonnent impérieusement
au droit humain. Jusque-là, l'Europe occidentale, la France, l'Angleterre,
et ce qu'il y a de libéraux en Allemagne n'eussent pu donner à la Pologne
que de passives sympathies et des vœux qui n'agissent point. Nous eussions
répété toutes les protestations morales contre l'iniquité des partages de la
Pologne ; nous eussions dit à la Russie et à ses anciens auxiliaires : Vous
voyez bien que Rousseau avait raison; vous avez dévoré la Pologne, mais
vous ne pouvez la digérer. Nous eussions prodigué à ces Polonais qui ont
entrepris la lutte sans armes, sans équipemens, dans les marais, dans les
TOME XLIV. 15
226 REVUE DES DEUX MOINDES.
bois, dans une saison effroyablement rigoureuse, l'expression la plus cha-
leureuse de Tadmiration et de la pitié; mais comment aller au-delà? La
France est toujours si loin ! Peut-elle à cette distance revendiquer et exer-
cer le droit qu'on a d'empêcher un voisin de laisser brûler sa maison? Nous
eussions été condamnés à un rôle trop long de contemplation douloureuse.
Une étourderie de la Prusse, malfaisante d'intention, mais d'une consé-
quence heureuse pour nous, a fourni aux gouvernemens européens qui ont
encore quelque souci du droit et quelque sentiment d'humanité un moyen
de procédure pour aborder la question polonaise.
Bien que M. de Bismark essaie encore de tricher devant les chambres
prussiennes sur la nature et la portée de la convention militaire qu'il a
conclue avec la Russie, cet arrangement est tel qu'il a donné aux grandes
puissances le droit de prendre en considération les affaires actuelles de
Pologne. M. de Bismark est depuis longtemps connu en Europe pour être
un des diplomates de notre temps les plus agités, un véritable coureur de
hasards. Cette réputation ne déplaît point à cet homme d'état spirituel
d'ailleurs et possédé du désir de faire et d'oser. Si ses offres bouillantes eus-
sent été acceptées par les gouvernemens auxquels il â proposé des parties,
l'Europe dans ces dernières années eût été plus d'une fois mise sens dessus
dessous. La place de premier ministre de Prusse a été pour M. de Bismark
une occasion unique de donner carrière à ses audaces. Il ne lui a pas suffi
de tenir tête à un parlement, de perpétuer et d'aggraver une crise consti-
tutionnelle qui compromet le repos intérieur et les progrès politiques de
son pays. L'insurrection polonaise éclate : sans s'inquiéter des circon-
stances morales qui ont produit ce déchirement, sans se soucier de la ques-
tion de justice et d'humanité, excité plutôt qu'embarrassé à la pensée de
surprendre et d'émouvoir les autres puissances par la hardiesse d'une com-
binaison diplomatique qui froisse tous les sentimens de l'Europe, M. de
Bismark s'est élancé sur l'occasion. Il lui est donné de faire avec la Russie
un acte énorme qui va réveiller en sursaut les cabinets les plus concilians
ou les plus inertes, qui imprimera une vive secousse aux alliances, qui ou-
vrira peut-être la porte aux événemens imprévus. Voilà M. de Bismark heu-
reux! Il a fait enfin quelque chose, et l'on parlera de lui!
Oui, grâce à Dieu, il est aujourd'hui visible que M. de Bismark a fait
quelque chose, et ce n'est point nous qui avons à le regretter. Son arran-
gement avec la Russie n'est pas, dira-t-il , un traité proprement dit; c'est
peut-être un échange de notes : qu'importe? Il n'en résulte pas moins une
action concertée à propos des affaires de Pologne. En vue de ce concert,
la Prusse ouvre son territoire aux Russes, et la Russie ouvre sa frontière
polonaise aux troupes prussiennes. M. de Bismark dira encore : Mais cette
libre entrée réciproque n'est point posée comme un droit général; chaque
fois que l'occasion de profiter de cette stipulation se présentera, il est con-
venu que la troupe qui pénétrera dans le territoire du voisin devra obtenir
REVUE. — CHRONIQUE. 227
une autorisation spéciale de celui-ci. Qui pourrait être dupe de cet artifice
et de cette chicane? Se figure-t-on une troupe russe refoulée ou poursui-
vant une bande insurgée, attendant sur la frontière l'autorisation de pas-
ser? De deux choses Tune : ou il suffira de l'autorisation d'un fonctionnaire
local et voisin, autorisation que l'on demandera après coup, puisqu'on sera
sûr d'avance de l'obtenir, ou il faudra demander l'autorisation à Berlin, si
c'est au nom d'une troupe russe, à Pétersbourg si c'est au nom d'une troupe
prussienne. On la demandera, soit; mais on l'attendra d'autant moins qu'il
faudra l'aller chercher plus loin : dans la pratique, le fait devancera tou-
jours le droit, et si la réserve des autorisations spéciales est inscrite dans
la convention, c'est un masque qui n'est point à la mesure de l'action et qui
ne trompera personne. Ainsi ce qui est réellement dans l'arrangement que
la Prusse a conclu avec la Russie , c'est l'ouverture du territoire prussien
aux opérations de l'armée russe ; c'est la coopération même au besoin des
forces prussiennes sur le territoire russe; c'est une puissance qui, en vue
d'une guerre civile qui a éclaté dans un pays voisin, sort volontairement
de la neutralité propre à sa situation, contracte avec une autre puissance
une solidarité politique, et noue avec elle une alliance militaire passive et
active.
Il n'est pas nécessaire de juger la conduite du gouvernement prussien
dans cette transaction au point de vue des idées de justice et d'humanité.
<}ue dire d'un gouvernement qui prend gratuitement à son compte et après
coup la responsabilité des mesures odieuses qui ont provoqué l'insurrection
polonaise? Que dire d'un gouvernement qui prend si scandaleusement le
parti du fort contre le faible? Que dire d'un gouvernement qui en ce siècle
met un tel empressement à se dépouiller du noble droit d'asile? La con-
science de l'Europe a déjà jugé le cabinet de Berlin. Le peuple prussiea
lui-même, disons-le à son honneur, le censure hautement par l'organe de
ses représentans, et c'est avec bonheur que l'on voit dans cette circon-
stance l'expression de la politique honnête et intelligente, au sein du par-
lement prussien, confiée à M. de Sybel, une des gloires littéraires de l'Alle-
magne. Au point de vue moral, M. de Bismark a eu le triste succès de
rendre vivante après un siècle, devant une Europe plus sensible aux droits
des peuples et mieux préparée à les faire respecter, cette coalition rapace
du diabolique Frédéric et de l'effrénée Catherine qui a commencé la spo-
liation de la Pologne; mais il a procuré à la bonne cause un premier avan-
tage. En ouvrant la frontière prussienne aux troupes russes, il a ouvert
aussi un premier accès à la diplomatie européenne dans les affaires de Po-
logne. En voulant résoudre ces affaires à deux par une alliance militaire,
il a donné le droit aux signataires des anciens traités relatifs à la Pologne
de prétendre à délibérer à cinq sur cette émouvante question ; en cher-
chant à brusquer par des moyens extra-légaux la répression d'une révolte
qui éclatait chez son voisin, il a fourni aux puissances libérales l'occasioa
228 REVUE DES DEUX MONDES.
de s'introduire dans la question par de sages remontrances et par la re-
vendication du droit.
Voilà le premier tour heureux qu'ont pris les affaires de la Pologne. La
France, l'Angleterre, l'Autriche elle-même, ont enfin trouvé une occasion
qui leur permet, sans outre-passer les règles et les convenances de la procé-
dure diplomatique, de se saisir de la question polonaise et de contribuer à
la résoudre avec justice et modération. Nous ne sommes qu'au début, et
peut-être au moment le plus délicat d'une situation si neuve. Nous avons
le désir le plus vif de voir cette question conduite à une fin heureuse; nous
avons la plus grande crainte qu'elle ne soit compromise par des impatiences
et des exagérations : c'est donc pour nous un devoir de nous appliquer à
bien préciser le caractère du moment actuel de la question polonaise.
Il faut, disons-nous, écarter les exagérations, modérer les impatiences;
il faut bien comprendre comment la question s'engage. Nous ne regrettons
point l'espèce de violence avec laquelle se sont trahis d'abord les sentimens
de l'Europe libérale. L'énergie de la manifestation européenne, provoquée
par les scènes cruelles dont la Pologne est le théâtre, est une force morale
qui doit profiter à la bonne conduite politique de la question polonaise; mais
à cette manifestation morale se sont mêlées bien des erreurs qui étaient
de nature à égarer l'opinion. La presse anglaise a, dans cette circonstance,
prodigué ce genre d'articles que les Américains appellent articles à sensa-
tion, articles chimériques et violens, qui ébranlent les nerfs du public, ré-
pandent la panique dans les esprits, et mettent en circulation les bruits
les plus inexacts et les conjectures les plus hasardées. Du premier coup par
exemple, avec une habileté par trop grossière, la presse anglaise lançait la
France à la délivrance de la Pologne en lui montrant pour appât les fron-
tières du Rhin. Trop heureux de découvrir le principe d'une fissure dans
ce monstre de l'alliance franco-russe dont leur imagination se tourmentait
à l'excès, les journaux de Londres, pour creuser un abîme entre la Russie
et nous, nous livraient d'entrée de jeu le continent ! Les hommes politi-
ques d'Angleterre étaient loin de leur avoir donné l'exemple d'une telle in-
tempérance, et les hommes politiques de France ne pouvaient être dupes
d'avances si démesurées. Le comte Russell, dans sa réponse à lord EUenbo-
rough, avait traité la question polonaise avec une honnête simplicité, avec
une grande droiture de langage, mais aussi avec une loyale prudence. Dans
la question de sentiment et de morale, il avait été d'accord avec ce que l'on
peut appeler la conscience de l'Europe. Il avait flétri la proscription et la dé-
portation prenant le masque du recrutement arbitraire, il avait condamné,
au nom de la probité et de l'honneur, le triste système du marquis Wielo-
polski, il avait également frappé d'un blâme justement sévère la convention
de M. de Bismark; mais dans la question pratique et politique il avait laissé
voir son hésitation avec une entière franchise, il avait déclaré que le gou-
vernement anglais, dans le choix des moyens propres à secourir la Pologne,
REVUE. — CHRONIQUE. 229
devait apporter la plus mûre considération. Les excès de la presse anglaise
montrant une coalition imminente dont la France serait le bras, dépeçant
l'Europe pour nous donner les provinces rhénanes aux dépens de la Prusse,
ne méritaient donc pas plus d'occuper un seul jour l'opinion publique que
les inventions excentriques de la télégraphie annonçant que le tsar confiait
à l'empereur des Français le règlement des affaires polonaises. Il faut se
contenter de voir les choses telles qu'elles sont réellement. Pour le moment,
les bonnes chances de la Pologne sont dans les dispositions communes à
trois puissances : l'Angleterre, la France et l'Autriche; dans le point de
départ que la convention prussienne fournit à l'action diplomatique de ces
puissances; dans les actes de salutaire initiative que l'on doit encore espé-
rer de l'empereur Alexandre, éclairé par les inspirations de sa conscience,
par les conseils de ses alliés et par l'influence morale de l'opinion euro-
péenne.
Nous savons gré au gouvernement français de n'avoir point laissé échap-
per l'occasion que lui offrait la convention militaire conclue entre la Prusse
et la Russie. Les regrettables paroles échappées à M. Billault pendant la
discussion de l'adresse, et qui ont présenté un si pénible contraste avec le
digne langage de lord Russell, ne nous avaient peut-être pas donné le droit
de compter sur la décision que notre gouvernement a montrée dans cette
circonstance. Il a promptement répondu par là, et nous l'en félicitons, au
sentiment du pays. Nous croyons aussi que le gouvernement n'a nullement
cherché dans la question qui s'ouvrait le prétexte d'un agrandissement ul-
térieur, et que, loin de céder à un entraînement égoïste, il a consulté avant
tout le véritable intérêt de la Pologne. Deux bonnes chances s'offraient vi-
siblement pour la Pologne : d'un côté, on pouvait, grâce à la convention
prussienne, pénétrer diplomatiquement dans la question polonaise; d'un
autre côté, grâce aux dispositions communes à la France, à l'Angleterre et
à l'Autriche, il était permis d'espérer qu'au lieu d'agir isolément, on pour-
rait aborder la question polonaise avec la force morale et le prestige d'un
concert entre trois grandes puissances. C'est à profiter de ces bonnes
chances, à préparer ce concert, à le constater, à le lier, que nous semble
devoir être consacré en ce moment le bon vouloir ou l'effort de la poli-
tique française. Les mêmes dispositions, disons-nous, sont communes aux
trois puissances. On en a eu pour l'Angleterre la preuve publique dans
la dernière conversation de la chambre des lords sur les affaires de Po-
logne. Les allures de l'Autriche peuvent être différentes, une plus grande
réserve peut lui être imposée; mais au fond elle partage l'opinion des
puissances occidentales. Nous ne doutons point qu'à l'heure qu'il est les
trois puissances, après s'être réciproquement assurées de l'identité de
leurs sentimens et de leur opinion, n'aient envoyé à Berlin des représen-
tations semblables. Nous sommes donc au moment où la partie se lie pour
ainsi dire. Qu'amènera la marche des choses? Nous désirerions pour notre
230 REVUE DES DEUX MONDES.
part que le concert de la France, de T Angleterre et de T Autriche se pût
exprimer le plus tôt possible dans un document, dans un acte commun
aux trois puissances. Au surplus, les progrès de Tentente à trois vont dé-
pendre de la conduite de la Prusse et de la Russie. Nous comprenons
qu'il doive y avoir des nuances dans le langage que l'on fera entendre à
Berlin et à Pétersbourg. C'est Berlin qui a eu la pensée et qui a été l'in-
stigateur de la convention militaire ; c'est Berlin qui , par sa coopération
spontanée , peut égarer le gouvernement russe et le détourner de la poli-
tique que ses véritables intérêts lui conseilleraient de suivre envers la Po-
logne. Il convient donc que les observations adressées à Berlin soient éga-
lement courtoises, mais plus sévères. Il y a plus de ménagemens à garder
envers Pétersbourg, car de Pétersbourg pourraient venir des actes d'initia-
tive favorables à la Pologne, et il ne faut point avoir à se reprocher de
rendre à l'empereur Alexandre les concessions impossibles en offusquant
son indépendance et en blessant sa fierté. De même aussi, dans le cas où la
suite des événemens viendrait malheureusement à réclamer de la part des
puissances une action plus énergique, on pourrait admettre une différence
de ton et de degré entre la France et l'Angleterre d'un côté et l'Autriche
de l'autre. L'essentiel quant à l'Autriche, ce serait qu'elle conservât aux
puissances occidentales son concours moral , et que leurs efforts pour la
Pologne, même quand ils devraient être plus vigoureux que les siens, eus-
sent toujours du moins son approbation. Remarquons en passant deux heu-
reux effets de la campagne diplomatique qui semble s'engager. Cette cam-
pagne rapproche l'Angleterre de la France, et enlève à la solidarité de la
spoliation de la Pologne celle des puissances copartageantes qui prêta avec
répugnance sa complicité à cet acte néfaste, et qui en a gardé le remords.
Deux résultats pareils sont un bon et encourageant commencement. Ce dé-
but est de bon augure pour la Pologne et devrait inspirer de sérieuses ré-
flexions à la Russie.
Nous le disons en toute sincérité, et en cela nous ne croyons pas manquer
à la sympathie que nous professons pour la cause polonaise : à nos yeux,
le souverain qui peut encore faire le plus pour la Pologne, c'est l'empereur
Alexandre. Nous ne nous attendons point à le voir convaincre par le froid
langage de la diplomatie, qui a tant de peine à n'être point blessant. Les
actes qui pourraient terminer la crise actuelle, ce n'est pas la diplomatie
qui les lui demandera, car, en les réclamant de lui, elle les lui rendrait im-
possibles. On peut les lui proposer sans impertinence au nom des senti-
mens et des pensées que fait naître sa situation. L'Europe éclairée, libérale,
pacifique, n'a encore éprouvé pour l'empereur de Russie qu'une estime af-
fectueuse. Elle voit en lui l'émancipateurdes serfs. Elle accompagne de ses
vœux ce prince humain, qui a eu le malheur de recevoir en héritage un
empire que le pouvoir absolu, avec ses tyranniques rigueurs, a laissé sans
organisation politique et sans organisation sociale. L'Europe ne connaît
REVUE. — CHRONIQUE. 231
encore de Tempereur Alexandre que des intentions généreuses et des actes
de véritable courage civil. La générosité de ses intentions s'est étendue à
la Pologne elle-même. Il a voulu faire quelque chose pour la Pologne : il
lui avait surtout permis d'espérer beaucoup. La Pologne, si horriblement
traitée par son prédécesseur, est maintenant l'écueil de son règne. Il ne
lui est plus possible d'ajourner, d'éluder la question polonaise. La voilà
posée dans le sang, dans le sang qui coule par une provocation immorale
de son propre gouvernement. Plus honnête et plus clairvoyant que ceux
qui le conseillent ou prétendent le servir, on rapporte qu'il a plusieurs
fois refusé sa sanction à l'odieux recrutement qui a mis la Pologne en feu.
Il voit maintenant les fruits du funeste système du marquis "Wielopolski,
auquel il avait livré la Pologne en expérience. Le marquis, ce systématique
ennemi de l'Occident, qui voulait entraîner ses compatriotes au suicide
de la nation polonaise par haine contre l'Europe, n'a réussi qu'à soulever
contre la domination russe en Pologne l'indignation de tous les peuples
civilisés et la réprobation de tous les gouvernemens éclairés et vraiment
puissans. Entre l'Europe et la Russie, le gouffre est en train de se rouvrir.
La Russie reprend aux yeux des nations occidentales le caractère répulsif
de la barbarie asiatique. Que fera l'empereur Alexandre dans cette heure
décisive de sa vie et de sa carrière historique? S'opiniâtrera-t-il dans les
pensées de résistance et d'autocratie absolue? Voudra-t-il écraser encore
une fois la Pologne sous le poids de la conquête? Mais la conquête et ses
violences redoubleront l'indignation de l'Europe et ne produiront rien de
définitif. La Pologne conquise et martyrisée ne sera pas réduite. Le pro-
blème de la Pologne contiendra pour la Russie les mêmes difficultés redou-
tables auxquelles viendra s'user la force impuissante. Pourquoi alors l'em-
pereur Alexandre ne prendrait-il pas sur-le-champ la résolution humaine
et vraiment noble que l'Europe attend de lui? Pourquoi n'effacerait-il pas
un passé d'effroyables persécutions par une amnistie générale? Pourquoi
ne rendrait-il pas à la Pologne l'autonomie sous un vice-roi, la langue,
l'armée nationales, la constitution, ces garanties données par les traités,
et dont la restitution était promise encore en 1831 par l'empereur Nicolas?
Accordées aujourd'hui, ces concessions seraient reçues avec gratitude, aux
applaudissemens du monde, et assureraient l'honneur du nom d'Alexandre IL
L'empereu-r Alexandre les refusera-t-il? Croira-t-il mieux travailler à sa
gloire en acceptant les secours de la Prusse et en faisant ainsi en quelque
sorte un humiliant aveu d'impuissance? Préférera-t-il laisser l'insurrection
durer et s'étendre , car tout annonce que, malgré l'emportement de la ré-
pression , l'insurrection est destinée à durer et à se propager? Voudra-t-il
exposer l'œuvre de l'émancipation des serfs, dont l'échéance est prochaine,
aux incertitudes et aux accidens d'une guerre civile attachée aux flancs
de l'empire? Prendra-t-il le sombre parti de mépriser les vœux de la civi-
lisation occidentale, de rompre moralement avec elle et de s'enfoncer avec
232 , REVUE DES DEUX 5I0NDES.
désespoir dans la nuit de la barbarie asiatique? Quand on envisage l'alter-
native qui s'offre à l'empereur Alexandre, on ne peut croire qu'il hésite,
on espère qu'il justifiera la bonne opinion qu'il a jusqu'à présent donnée
de lui; on attend une inspiration de sa conscience, un coup d'état libé-
rateur qui pacifiera la Pologne, et maintiendra la société russe dans les
voies de la civilisation.
C'est dans cet acte décisif que l'amitié de la France peut lui être profi-
table. Quant à la France, jamais plus grande occasion ne s'est offerte à elle
d'exercer son influence m-orale. Cette influence est bien plus à sa place
quand il s'agit de l'employer en Europe que lorsque nous essayons de l'ap-
pliquer au-delà des mers, aux États-Unis par exemple. La réponse de M. Se-
ward à la dépêche de notre ministre des affaires étrangères qui invitait le
gouvernement de l'Union à entrer en négociation avec les confédérés n'a
pas tardé à montrer la stérilité de notre démarche. Avions-nous donc be-
soin d'apprendre au monde que nous faisons des vœux pour le rétablisse-
ment de la paix en Amérique? Cette démonstration superflue est en effet
le seul résultat de notre projet de médiation et de notre proposition de
bons ofli ces. Nous nous trompons, nous avons aussi fourni à M. Seward
l'occasion de nous persifler. 11 est vrai que l'esprit de la dépêche du secré-
taire d'état américain n'est que du persiflage yankee dont on a peine à
saisir la malice dans une traduction. M. Seward était autrefois un orateur
remarquable; il est moins brillant depuis qu'il tient la plume pour son gou-
vernement. Ses dépêches sont longues, diffuses, lourdes, sans trait : il
ignore les grâces du badinage diplomatique. Il nous répond assez sérieuse-
ment que les États-Unis sont loin d'être épuisés par la guerre, qu'une par-
tie notable des états sécessionistes est au pouvoir des troupes fédérales,
que l'Union, qui supporte depuis deux ans seulement une guerre immense,
imprévue, à laquelle elle n'était point préparée, n'a pas après tout donné
au monde une idée médiocre de sa puissance et de ses aptitudes mili-
taires, et a le droit de continuer à se battre tant qu'il lui plaira; mais
où M. Seward se moque un peu de nous, c'est le passage où il déclare que
le meilleur endroit pour une négociation entre les parties contendantes,
c'est la salle même du congrès, où des places vides attendent les repré-
sentans des états dissidens. C'est nous dire nettement : Proposez aux états
du sud de reconnaître préalablement l'Union, par conséquent de se sou-
mettre, et nous ferons la paix. Cette conclusion, où la raillerie prend des
proportions qui ne sont plus compatibles avec la politesse, guérira, nous
l'espérons, notre département des affaires étrangères de ses goûts d'inter-
vention dans le conflit américain.
L'Italie n'est plus le spectacle préféré de l'Europe : nous n'en sommes
point fâchés pour elle; moins observée, elle devient elle-même moins théâ-
trale, se recueille et s'occupe de ses affaires. Si la controverse de la ques-
tion romaine avait en ce moment quelque opportunité, nous signalerions
REVUE. — CHRONIQUE. 233
volontiers une excellente et spirituelle brochure que cette question a ré-
cemment inspirée à un membre du parlement qui fit partie un moment du
dernier ministère de M. de Cavour. L'auteur de cette brochure, M. Jacini,
est bien revenu du premier trouble que la nouvelle politique française à
l'endroit de Rome avait excité chez les Italiens. La finesse et l'habileté de
M. Jacini consistent à prendre au mot la nouvelle politique française. « Vous
voulez que Rome et le patrimoine demeurent au saint-père, semble dire
M. Jacini, soit; nous autres Italiens, nous pouvons y consentir sans grand
dommage; mais ce sera alors à vous de réconcilier le saint-père avec l'Italie.
Cette réconciliation comporte un ensemble de détails matériels. L'enclave
romaine devra, par exemple, être unie au royaume par un traité de com-
merce ou une union douanière; ses frontières seront ouvertes à tous les
Italiens qui auront à passer du nord au sud de la péninsule, et récipro-
quement. Par le commerce, par le transit des produits, par les chemins
de fer, par le courant continu des voyageurs, naturellement, sans violence,
avec cette nécessité qu'on appelle la force des choses, la petite enclave
romaine sera bientôt et sans cesse traversée par les idées, les intérêts,
les hommes, l'atmosphère morale du royaume. En réalité, Rome sera nôtre,
et si un beau jour elle devient notre capitale, la chose aura depuis long-
temps préexisté au nom. Nous n'avons qu'à accepter les termes de la pro-
position impériale du 20 mai, les plus favorables au saint-père, et l'évé-
nement ne tardera pas à prouver qu'ils doivent invinciblement tourner en
notre faveur. Seulement le jour où nous accepterions cette proposition,
c'est le saint-père qui pousserait le cri d'alarme et qui n'en voudrait plus. »
Le paradoxe de M. Jacini nous paraît très sensé, et il aura fait sans doute
son chemin lorsque la question romaine sera replacée à l'ordre du jour.
Pour le moment, la préoccupation dominante de l'Italie est la question
financière. Au > point où en est l'Italie en matière de finances, il est néces-
saire d'embrasser cette question par grandes masses, et de l'asseoir sur un
système large et définitif. Le cabinet italien possède dans M. Minghetti
l'homme le plus propre à répondre à la nécessité de cette situation. M. Min-
ghetti a en même temps l'esprit généralisateur et la connaissance minu-
tieuse des détails; il a largement exploré la situation financière de l'Italie :
d'une part des dépenses exagérées par l'abus de la bureaucratie, de l'autre
des recettes insuffisantes soit par suite de l'inégale répartition des taxes
entre les diverses parties du pays, soit par suite de l'accroissement des
besoins de Tétat. Il a eu à calculer les économies qu'il était possible de
réaliser, les ressources que l'on pourrait réunir par la péréquation des im-
pôts et par la création de nouvelles taxes; il a dû supputer non-seulement
les découverts existans, mais ceux qui doivent se former encore pendant
un certain temps. Puis il fallait passer en revue les ressources extraordi-
naires que l'état pourrait réaliser afin de faire face aux découverts, et enfin
chiffrer la différence qu'on ne pourra se procurer qu'en ayant recours au
2S4 REVUE DES DEUX MONDES.
crédit public. M. Minghetti a parcouru ce champ immense, où viennent se
rencontrer et s'exprimer sous la forme la plus positive les grands intérêts
du pays, avec une aisance et une supériorité remarquables. Son exposé
financier, par l'abondance de connaissances et la fécondité d'esprit qu'il y a
déployées, ferait honneur à un chancelier de l'échiquier d'Angleterre. Cet
important discours est une nouvelle preuve donnée à l'Europe des brillantes
aptitudes qui distinguent les hommes qui sont à la tête de l'Italie. M. Min-
ghetti estime qu'il lui faudra quatre années pour rétablir l'équilibre dans le
budget italien, et parmi les ressources qu'il juge nécessaires pour arriver à
ce résultat figure un emprunt de 700 millions dont le projet est en ce mo-
ment discuté dans le parlement de Turin. Quand et sous quelle forme cet
emprunt sera-t-il émis? Il doit être si prochain que toutes les conjectures à
cet égard sont oiseuses. Ce qui nous paraîtrait le plus sage, c'est que l'em-
prunt fût émis en une seule fois et non point divisé. Les besoins du trésor
n'en réclamant pas la réalisation totale, on pourrait en diviser les termes
de paiement et les échelonner sur une longue période. Par là, l'emprunt
paraîtrait plus léger aux diverses places qui le souscriraient, et les fonds
italiens, qui ne seraient plus menacés d'une prochaine émission de rentes,
prendraient leur élasticité naturelle. Dans tous les cas, on peut prédire
que le prochain emprunt sera accueilli avec faveur par le public fran-
çais. Nous ne pouvons point entrer ici dans le détail du plan financier de
M. Minghetti. Nous le croyons sainement conçu : comme il arrive toujours
en pareille matière et surtout lorsque le champ des prévisions embrasse
quatre années, il est probable que certaines prédictions de M. Minghetti
ne seront pas entièrement réalisées, tandis que d'autres seront dépassées.
En somme, nous avons bonne idée de l'avenir financier de l'Italie. Là aussi,
comme en Angleterre et en France, les finances auront le secours imprévu
de cet accroissement de la richesse publique et de l'augmentation des re-
venus indirects qui accompagnent le développement des chemins de fer.
Dans quatre années, à la date que M. Minghetti assigne à l'avènement des
budgets équilibrés, le réseau de la péninsule sera bien avancé, et l'on en-
trera aussi dans la période du grand accroissement des revenus indi-
rects.
Nous voyons des peuples partis bien après nous, comme l'Italie, jouir des
effets pratiques de la parole publique dans le jeu des institutions parle-
mentaires. Pour nous, durant notre temps de pénitence, nous n'avons plus
de récréations d'éloquence que dans les solennelles séances de l'Académie
française. Celle où M. Albert de Broglie vient de prononcer son discours
de réception marquera dans l'histoire de l'Académie. M. de Broglie y a
révélé au public ce talent d'orateur que ses amis lui connaissaient de-
puis longtemps. L'Académie a entendu rarement un aussi beau discours. Un
souffle puissant, un art de composition qui discipline sans le gêner un es-
prit vigoureux et fin, un accent de conviction sincère, une loyauté de pen-
REVUE. — CHRONIQUE. 235
sée qui rafraîchissent Tâme de ceux mêmes qu'animent des convictions
contraires et les excitent à des émulations généreuses, voilà* les qualités
qu'ont pu apprécier l'autre jour les auditeurs favorisés de M. Albert de
Broglie. Le père Lacordaire a été cette fois dignement compris et loué par
un esprit bien différent du sien, et qui cependant n'est point exempt de
quelques-unes des inconséquences dont l'entraînant prédicateur nous a
donné le spectacle. Ce sont, avec des tempéramens divers, deux catholiques
et deux libéraux. La foi ardente et ferme unie à un généreux amour de la
liberté, est-ce une inconséquence? Nous sommes bien loin 'de le croire,
et cependant on serait tenté de trouver en défaut la logique de M. Albert
de Broglie lorsqu'on le voit réclamer au nom de la liberté de conscience
la durée de la théocratie à Rome; mais ce n'est point le lieu de soulever un
tel débat. On regretterait plutôt, avec M. Saint-Marc Girardin, que les évé-
nemens politiques aient enlevé M. de Broglie à la carrière qui semblait
l'attendre; on regretterait qu'il n'ait point pu défendre au sein d'une as-
semblée publique ses opinions religieuses; entre ce champion de la pa-
pauté temporelle et un défenseur intrépide de la liberté civile et religieuse,
quelle grande et noble lutte on se plaît à rêver ! e. forcade.
REVUE MUSICALE.
Si le monde s'agite et s'inquiète de l'avenir, ce n'est pas le cas des théâ-
tres lyriques de Paris, qui ne demandent qu'à vivre, comme ils vivent de-
puis deux mois, avec de vieux ouvrages dont le public n'est jamais las. La
Muette de Portici ne cesse d'attirer à l'Opéra une foule d'amateurs, d'oisifs
et de courtisans du succès qui font sa fortune. Le théâtre de l'Opéra-Co-
mique ne peut se détacher de la Daîne Blanche et de Lalla-Roukh, qui lui
donnent de si belles recettes, et le Théâtre-Lyrique épuise le pauvre Faust,
qui n'en peut plus, en attendant que l'administration nous serve la musique
de Cosi fan tutte, rafraîchie et arrangée au goût du jour sur un canevas de
Shakspeare. Ce sera bien joli sans doute et bien piquant que de voir l'es-
prit des dramaturges français venir au secours du génie de Mozart! Il n'y
a que M. Carvalho pour avoir de ces idées ingénieuses ; il a déjà fait ses
preuves dans ce genre d'industrie en bouleversant, il y a quelques années,
le libretto de Fidelio,
Au Théâtre-Italien, il y a plus que du nouveau, il y a de l'imprévu.
M. Calzado, qui depuis dix ans possède le privilège d'arranger et de déran-
ger les chefs-d'œuvre de l'école italienne pour le plus grand amusement
du public parisien, a donné sa démission, et une autre administration, as-
sure-t-on, sera bientôt chargée de relever cette école du bel art de chanter,
^36 REVUE DES DEUX MONDES.
qui est tombée si bas, et qui est si nécessaire à la conservation du goût.
Espérons qu'on ne verra plus des représentations comme celles de Don
Juan qu'on nous a données, espérons qu'un chef d'orchestre et des pro-
fesseurs de solfège sans autorité n'auront plus le droit de mutiler des par-
titions comme le Barbier de Séville et Cosi fan tutle, 11 faut à la tête de
ce théâtre un administrateur intelligent , qui confie à un artiste considé-
rable, à un compositeur connu, le pouvoir de présider à l'exécution et de
refréner par ses conseils les licences des virtuoses ignorans et vaniteux.
Qu'il ne soit plus permis à M. Delle-Sedie de crier à tue-tête une phrase
du Barbier de Séville, — Gvxirda, do7i Bartolo, — qui doit être chantée à
demi-voix, et que les mouvemens, les nuances et ces mille détails sans les-
quels il n'y a pas de musique soient scrupuleusement observés. La déca-
dence dans les arts s'accuse toujours par des altérations insensibles qu'on
apporte à l'esprit de l'œuvre qu'on veut interpréter, par la liberté que
s'accordent les virtuoses de supposer au maître des intentions qu'il n'a pas
clairement exprimées.
En attendant que ces vœux s'accomplissent, le Théâtre-Italien, qui a eu
beaucoup de fantaisies pendant le cours de cette saison, a donné le 19 fé-
vrier la première représentation d'un opéra allemand en trois actes, Stra-
della, dont la musique est de M. de Flottow. Où était la nécessité de faire
traduire et d'accommoder pour le Théâtre-Italien de Paris une faible par-
tition de l'auteur de Martha^ dont les petites idées et le style mou et incon-
sistant ne sont ni de l'école allemande, ni de l'école italienne, ni de l'école
française? Eh quoi! vous avez dans votre ancien répertoire des chefs-
d'œuvre nés sur le sol ove il bel si risuona^ vous pourriez évoquer des
opéras presque inconnus de Cimarosa, de Guglielmi, de Paisiello, de Fio-
ravanti, de Donizetti et même de Rossini, et vous allez choisir un ouvrage
médiocre qui n'a pas été écrit pour des voix italiennes. Vous avez donc été
bien émerveillé de la musiquette de Martha pour vous être ainsi empressé
de donner Stradella, qui est bien inférieur au chef-d'œuvre de M. de Flot-
tow ! Vraiment le Théâtre-Italien de Paris n'a pas été institué pour exhi-
ber de petits opéras romantiques allemands, mais pour exécuter les belles
œuvres de l'école italienne. M. de Flottow^, qui est Allemand, à passé une
partie de sa jeunesse à Paris, où il a fait son éducation musicale. Très
répandu dans le monde, il s'y fit connaître comme un amateur distingué,
et produisit plusieurs ouvrages, dont le plus connu est la Duchesse de
Guise, qui fut représenté au théâtre Ventadour en ISZjO au bénéfice des
Polonais. Après avoir essayé de l'Opéra-Gomique par un petit acte, l'Es-
clave du Camoëns, qui n'eut aucun succès, M. de Flottow se rendit en Alle-
magne, et donna au théâtre de Hambourg, en ISZiZi, Slradella, qui fut très
bien accueilli dans les principales villes de l'Allemagne. Martha est venue
après et a été écrite à Vienne en 18Zi7. Le sujet de Slradella, qui a été
plusieurs fois mis au théâtre, est trop connu pour que nous ayons besoin
REVUE. — CHRONIQUE. 237
d'en donner une longue explication. Le fait capital de la vie de ce grand
artiste et de ce merveilleux chanteur italien du xvii'^ siècle est parfaitement
authentique. Il est consigné dans un livre curieux, VHistoire de la Musique
et de ses effets^ ouvrage posthume d'un médecin français, nommé Bourde-
lot, qui est mort en 1683.
D'après le récit de Bourdelot, reproduit par M. Fétis (1), Stradella a
été tué à Gênes en 1678, après la représentation d'un opéra de sa com-
position , la Forza delV amore palenio, qui avait obtenu un grand suc-
cès. Stradella était un compositeur et un chanteur distingué qui avait en-
levé la maîtresse d'un noble vénitien à qui il avait donné des leçons de
chant. Les deux amans se sauvèrent d'abord à Rome, où ils furent bientôt
suivis par deux assassins qui étaient payés par le noble vénitien pour se
défaire de l'un ou de l'autre. Étant arrivés à Rome, les deux bravi ap-
prirent que le lendemain Stradella devait faire exécuter à cinq heures du
soir, dans l'église de Saint- Jean-de-Latran , un oratorio de sa composition.
Le succès qu'obtint cette composition fut si grand et le public parut si
émerveillé de la musique et du chant de Stradella que cet effet changea
comme par miracle les dispositions des deux scélérats. Non-seulement ils
renoncèrent à accomplir leur crime, mais ils donnèrent le conseil à Stra-
della de quitter Rome à l'instant et de chercher un autre asile. Stradella ne
se le fit pas dire deux fois, et il partit avec sa maîtresse pour Turin. — Le
grand artiste, toujours au dire de Bourdelot, n'en fut pas quitte pour si peu.
Poursuivi de nouveau par deux autres assassins, soldés toujours par l'im-
placable Vénitien, et dirigés cette fois par le père même de la maîtresse de
Stradella , il fut attaqué un soir par ces trois brigands , qui lui donnèrent
chacun un coup de stylet dans la poitrine, et puis ils se sauvèrent chez
l'ambassadeur de France, qui eut l'infamie de les couvrir de son privilège
d'asile. Un an après ce triste événement, Stradella, qui était guéri de ses
blessures, et qui avait épousé la femme qu'il avait enlevée, fut obligé d'aller
faire un petit voyage à Gênes avec sa nouvelle épouse. C'est dans cette ville
qu'ils furent assassinés tous deux dans la chambre de l'auberge où ils
étaient descendus. Les assassins se sauvèrent sur une barque qui les atten-
dait dans le port de Gênes, « de sorte, ajoute naïvement Bourdelot, qu'il
n'en fut plus parlé, et ainsi périt le plus grand musicieti de toute l'Italie »
vers 1670. C'est beaucoup dire; mais il est certain que Stradella avait une
grande réputation dans son temps. Le père Martini nous a conservé, dans
le second volume de son Saggio di Contrappunto fugato, un charmant duo
de Stradella. On trouve de la musique de ce compositeur dans la biblio-
thèque du Conservatoire de Paris, et tout le monde connaît l'admirable air
d'église que M. Fétis a fait chanter dans les concerts historiques qu'il a
donnés en 1832.
(1) Dans la première édition de la Biographie univeiselle des Musiciens.
238 REVUE DES DEUX MONDES.
Il est toujours téméraire de choisir pour sujet d'un librelto d'opéra un
grand artiste , et surtout un musicien. II est rare que le compositeur rem-
plisse, dans ce cas, toutes les conditions qu'exige l'imagination du public.
En 1837, on donna au théâtre du Palais-Royal un gros vaudeville sous le
titre de Stradella, qui eut beaucoup de succès et dont une partie de la mu-
sique, paraît-il, était de M. de Flottow lui-même, qui alors cherchait for-
tune. Le 3 mars de la même année, un autre Stradella^ en quatre actes, fut
représenté à l'Opéra avec un succès d'estime. Le librelto était de MM. Emile
Deschamps et Émilien Pacini, et la musique de M. Niedermeyer, dont ce fut
ia première œuvre importante. Le librettiste allemand qui a élaboré le sujet
de Stradella pour M. de Flottow a divisé sa fable en trois actes, sans au-
cun scrupule pour la donnée historique, qu'il a sans doute ignorée.
Le premier acte se passe à Venise, où Stradella s'éprend d'une belle pas-
sion pour Leonora, pupille d'un certain Delfino, qui n'a pas l'humeur com-
mode. Comme le tuteur, en effet, repousse les prétentions et l'amour de
Stradella, les deux amans s'enfuient de Venise et vont se réfugier dans un
village des environs de Rome. C'est là dans une auberge connue et qui porte
cette inscription : alla Campanella (à la clochette), qu'arrivent aussi, l'un
après l'autre, les deux bravi chargés par Delfino d'expédier dans l'autre
monde le merveilleux chanteur. Une lutte s'engage alors entre les deux amans
et les assassins, lesquels, attendris par les nobles accens de Stradella, tom-
bent à ses pieds et lui demandent pardon de leur criminel projet. La pièce
-s'achève joyeusement par le mariage de Stradella avec Leonora, sous les
auspices du vieux sénateur Delfino, qui bénit ses enfans, qu'il avait voulu
faire assassiner l C'est le plus comique des mélodrames que j'aie jamais vus
de ma vie. Ajoutez que les deux bravi convertis deviennent les serviteurs
de Stradella, et que tout le monde est heureux et content. Quelques inci-
dens de mise en scène et une ou deux situations assez bien amenées font
supporter ces trois actes, remplis d'une gaîté équivoque et d'une fade sen-
siblerie.
On ne peut louer, au premier acte de cet ouvrage débile et monotone, ni
l'ouverture, qui est médiocre, ni le premier chœur de l'introduction , sur
lequel plane la voix de Stradella. La sérénade qui suit et que le héros
chante sous le balcon de sa belle :
Gara! il tuo bene
A te s' en viene
Gon lieto cor
ost une mélodie agréable et, relativement au style de l'ouvrage, assez ori-
ginale. Le duo pour soprano et ténor qui résulte ensuite de l'entrevue des
deux amans contient une phrase douce et même touchante sous ces paroles
«]ue Stradella adresse à Leonora :
Fer colline e valli erbose
Mi conducca in porto amor!
REVUE. — CHRONIQUE. 239
J'aime surtout le dessin ostinato de Torchestre dans la première partie de
ce duo. L'air de bravoure que M. de Flottow a écrit expressément pour
M''«^ Battu n'a rien qui le distingue des airs de bravoure ordinaires; mais le
finale du premier acte, avec les différons épisodes qui le traversent, est un
morceau d'ensemble qui ne manque pas d'effet. Au second acte, qui est le
meilleur des trois, on remarque le chœur des paysans romains, qui ne s'é-
lève pas au-dessus du style de l'opéra-comique, et puis le duo bouffe que
chantent les deux bravi, qui se retrouvent et se reconnaissent dans l'au-
berge de la Campanella. Ce duo ne manque ni d'entrain ni de piquant.
Quant au finale du second acte, il est construit sur le même patron que
les morceaux d'ensemble et dans un rhythme que M. de Flottow ne peut
pas quitter. On remarque néanmoins dans ce finale la chanson à boire des
bravi, dont les glu glu excitent l'hilarité du public, et surtout la ballade
que chante Stradella sur la légende de Salvator Rosa qui termine le tableau :
In fondo agi' Abruggi
Vandante de cette ballade est joli, et M. Naudin le chante à ravir. Le duo de
Stradella et de Leonora qui ouvre le troisième acte n'a rien de remarqua-
ble ; le quatuor qui vient après n'est pas non plus d'un grand effet, et je
préfère à ces deux morceaux le chœur des pèlerins auquel viennent s'en-
chaîner la voix de Stradella et celle de Leonora. Je ne dirai rien non plus
du trio des trois hommes, et je ne signalerai plus que l'hymne religieux en
l'honneur de la Vierge que chante Stradella :
O santa, o pia
Del ciel regina!
C'est une mélodie vague et sans caractère qui n'implique pas , il s'en faut
de beaucoup, l'effet que le chanteur inspiré produit sur le peuple ému. Tel
est cet opéra de Stradella j si populaire en Allemagne, ouvrage monotone
et faiblement écrit, où l'on trouve quelques morceaux agréables qui ne suf-
fisent pas à défrayer trois actes d'une fable niaise et dépourvue d'intérêt.
Ni les idées, ni le style surtout de M. de Flottow ne révèlent un musicien
original et fortement trempé. Il abuse de certains rhythmes dont la per-
istance engendre l'ennui, et son harmonie, qui module peu, se traîne sur
une pédale inférieure dont le ronflement perpétuel assoupit l'oreille. Re-
présenté sur un théâtre moins important que le Théâtre-Italien, Stradella,
qui n'est après tout qu'un opéra-comique, aurait trouvé un accès plus
facile auprès du public français, car nous sommes loin de méconnaître ce
qu'il y a de grâce, de naturel et de motifs heureux dans la partition que
nous venons d'apprécier. L'exécution de Stradella est assez soignée. M. Nau-
din, dont la voix de ténor, un peu gutturale dans le bas, contient quelques
notes délicieuses dans le registre supérieur, chante avec passion et joue
avec entrain le rôle principal. Il dit fort bien la sérénade du premier acte
2A0 REVUE DES DEUX MONDES.
et surtout la prière à la Vierge de la fin. Il serait à désirer pourtant que
M. Naudin modérât un peu ses élans et ses portame7itij et qu'il mît un plus
grand soin à bien articuler la belle langue de son pays. MM. Delle-Sedie et
Zucchini sont deux bravi bien élevés qui se laissent facilement attendrir et
qui ne demandent pas mieux que de bien vivre avec la justice. Ils sont
drôles tous les deux dans les couplets à boire du second acte et dans le trio
avec le tuteur Bassi. Quant à M"^ Battu, elle chante les morceaux difficiles
du rôle de Leonora avec le talent et la distinction de style que tout le monde
lui reconnaît. Que n'a-t-elle, cette cantatrice d'un vrai mérite, un peu du
souffle vital et de la nature heureuse et téméraire de M'^« Patti , qui vient
de s'envoler d'ici pour aller enchanter les habitans et la cour de Vienne !
Ah ! si M"^ Patti, par sa belle voix stridente et flexible, par ses roucoulemens
oerfides, par ses grâces naturelles, par ses petites mines d'enfant espiègle,
les charmes de sa personne et de son talent, pouvait adoucir le cœur des
méchans et des sots qui gouvernent le monde, qui tyrannisent et oppriment
les pauvres nations, que nous serions indulgent alors pour tous les petits
péchés qu'elle a commis à Paris contre le goût et la musique des grands
maîtres !
Le théâtre de l'Opéra-Comique, malgré le bonheur dont il jouit depuis
deux mois avec les succès fructueux de la Dame Blanche et de Lalla-Roukh,
a bien voulu modifier légèrement ses affiches et varier un peu nos plaisirs.
En conséquence de cette noble résolution, il a produit le 11 février V Illustre
Gaspard^ imbroglio en un acte assez amusant, grâce au talent et à la verve
de M. Couderc, qui est chargé du rôle principal. Il s'agit d'un célèbre vo-
leur connu dans les fastes du crime sous le nom de Gaspard de Besse, qui
jette la terreur dans les environs de la petite ville de Brignoles. Ce protée
échappe à tous les pièges qu'on lui tend, et il fait trembler M. le chevalier
de Cavailles, maire de Brignoles, qui ne sait à quel saint se vouer. Ce mo-
dèle des magistrats a une nièce qu'il ne veut pas donner en mariage à un
certain Barlaudier, parce que celui-ci n'est qu'amoureux. L'intrigue se dé-
noue cependant par l'union de la nièce et de Barlaudier, qui a eu l'au-
dace de pénétrer dans la maison du maire sous le vague, mais terrible
soupçon qu'il était l'illustre Gaspard. Cette petite pièce absurde, mais assez
ingénieusement intriguée, est de MM. Duvert et Lausanne, et la musique
est le fruit peu original de M. Eugène Prévost, connu par un ou deux autres
péchés de ce genre. C'est tout ce que nous pouvons en dire pour ne pas
accuser M. Eugène Prévost d'être un imitateur servile des idées courantes.
Le 21 février, le théâtre de l'Opéra-Comique a été bien autrement hardi !
Il a donné la première représentation d'un ouvrage en deux actes et en
vers, s'il vous plaît, sous ce titre attrayant : la Déesse et le Berger. Le
poème, c'est bien le cas de le qualifier ainsi, est de M. Camille du Locle;
la musique a été écrite par M. Jules Duprato. Ce compositeur, lauréat de
l'Institut, a débuté à l'Opéra-Comique, il y a quelques années, par un petit
RETDE. — CHRONIQUE. 2/il
Opéra en un acte, les Trovatelles, dont Ja musique facile avait inspiré quel-
que confiance dans l'avenir de son talent. L'année dernière, le 30 avril ,
M. Duprato a fait représenter à ce même théâtre un opéra en trois actes,
Salvator Rosa, qui fut froidement accueilli par le public, et dont le triste
résultat détruisit en partie la bonne opinion qu'on avait conçue de l'au-
teur des Trovatelles. La nouvelle partition de M. Duprato, nous sommes
forcé de le reconnaître, hélas! prouve d'une manière trop évidente que
ce compositeur, d'ailleurs fort habile, manque tout à fait d'originalité. On
est frappé du nombre de passages, de mélodies, de traits d'accompagne-
ment connus et mis en circulation depuis longtemps, qu'on rencontre dans
la Déesse et le Berger, dont le premier acte est presque la contre-partie
du premier acte de Lalla-Roukh. En effet, l'amour du berger Bathyle pour
la fausse déesse Maïa, cet amour, qui est traversé par la surveillance de
Palémon, est une situation qui a beaucoup d'analogie avec celle de la prin-
cesse Lalla-Roukh, éprise d'une noble passion pour le poète-chanteur Nou-
reddin, qui est pourchassé par la crainte jalouse de Baskir. Au second acte
de la Déesse et le Berger, dont le lihretlo est facilement écrit, on apprend
que le pauvre berger est le fils de Bacchus et d'Ariane. Le dieu du vin, qui
joue dans cette pièce le rôle d'une espèce de père noble, reconnaît Ba-
thyle, et le proclame son fils légitime. Le berger inconnu remonte alors au
rang des dieux de l'Olympe et donne sa main à Maïa, qui, de simple mor-
telle qu'elle était, devient la compagne d'un être divin. Cette conclusion,
comme on voit, a beaucoup d'analogie avec celle de l'opéra de M. Félicien
David, où Lalla-Roukh retrouve dans le chanteur Noureddin son seigneur
et maître le roi de Boukharie.
Il est bien difficile de signaler les morceaux remarquables de la Déesse
et le Berger qu'on puisse attribuer à M. Duprato sans déni de justice. Après
l'ouverture, qui n'a rien de remarquable, on peut louer le premier chœur
que chantent les nymphes, bien que la couleur générale de cette gracieuse
introduction rappelle fortement la manière de M. Félicien David. Le duo
pour ténor et soprano, entre le berger Bathyle et Maïa, mérite le même
éloge et le même reproche. Il est d'ailleurs trop long, surtout alors que les
deux voix se réunissent et s'étreignent. Le chœur des nymphes invisibles,
que l'on chante derrière les coulisses pendant que Bathyle évoque les sou-
venirs de sa première jeunesse,
Les nymphes sont pour toi, berger, reprends courage!
reproduit un effet trop connu pour qu'on le remarque. J'en dirai autant de
la romance de Bathyle :
Je puis comme autrefois
Venir dans ce bois sombre,
mélodie médiocre, qu'une certaine partie du public a osé faire recommen^
TOME XLIV, 16
2A2 REVUE DES DEUX MONDES.
cer! Le duo entre Bacchus et Silène manque aussi de franchise. Il est inter-
minable, et rappelle des formules connues, comme presque tous les mor-
ceaux de la partition. Pourquoi donc a-t-on redemandé à M""' Baretti les
couplets qu'elle chante d'une voix aigrelette et sur des paroles que voici :
Je veux tenter l'expérience.
J'ai bien peur, mais, ma foi?...
n n'y a certainement rien de piquant dans la mélodie écourtée que débite
la cantatrice. Tout le premier acte de la Déesse et le Berger est rempli de
ces sortes de lieux-communs élégamment reproduits qui ne font illusion à
personne. Parmi les morceaux nombreux encore du second acte, je ne puis
vraiment louer ni le trio entre Bacchus, Silène et Palémon, ni le rondeau
de Palémon :
N'allez pas
Aux profanes la redire,
ni le quintette qui vient après, et dans lequel se détache un duo pour so-
prano et ténor entre Maïa et Bathyle , qui est bien long et d'une tournure
vulgaire. Faut-il citer les couplets que chante Bacchus d'un ton paterne :
Jupiter ne donne aux humains
Que des biens mêlés de tristesse ?
J'aime mieux le petit chœur de femmes qu'on chante en l'honneur de la
nouvelle déesse :
O Maïa, déesse charmante,
Nous accourons tous
Prier à tes genoux,
et la scène finale, où l'influence de Lalla-Roukh et de M. Félicien David
est frappante. J'ai rarement vu un phénomène plus curieux que celui que
présente l'ouvrage que je viens d'examiner rapidement. Ce musicien de
beaucoup de talent a fait un opéra en deux actes qui renferme de quinze à
vingt morceaux qui tous portent la trace des souvenirs de l'auteur, et de
son aptitude singulière à s'approprier les idées d'autrui. Il y a de tout dans
la partition de la Déesse et le Berger^ du Donizetti , du Verdi , du Pré aux
Clercs, et surtout une forte imitation du style et de la couleur élégiaque
de Lallor-Roukh. Il est pénible d'être obligé de conclure que le nouvel opéra
de M. Duprato, la Déesse et le Berger, n'ajoutera rien à la réputation que
s'est acquise cet habile artiste.
La musique et l'art de chanter viennent de faire une perte douloureuse.
M"* Damoreau-Ginti , la cantatrice la plus exquise et la plus parfaite qu'ait
produite la nouvelle école française, transformée par le génie de Rossini,
est morte ces jours-ci, âgée de soixante-trois ans. Elle était née à Paris au
commencement du siècle, et elle a traversé une longue vie avec un succès
REVUE. — CHRONIQUE. 243
qui n'a fait que s'accroître jusqu'à la fin de sa carrière dramatique. Nous-
reviendrons sur ce sujet charmant, et nous ne laisserons pas partir une
artiste aussi éminente sans lui faire nos adieux. p. scddo.
ESSAIS ET NOTICES.
LIVRES NOUVEAUX DU NORD.
Nous avons récemment essayé d'établir dans la Revue (1) à quel point
précis en étaient arrivées les études archéologiques en Suède et en Dane-
mark. Il n'est pas besoin de rappeler que les observations des savans du
Nord sont d'une extrême importance, et que nos archéologues français ont
un grand intérêt à pouvoir les suivre à mesure qu'elles se produisent (2).
M. Nilsson, d'après qui nous avons fait connaître le curieux monument de
Kivik, vient de publier tout récemment la seconde partie de son grand
ouvrage (3). Il y continue le développement de sa thèse : les tribus du
Nord, n'ayant encore que des instrumens et des armes de pierre, auraient
reçu à une époque difficile à déterminer, mais en tous cas fort ancienne,
une civilisation beaucoup plus avancée par l'arrivée des Phéniciens, qui
leur apportaient en même temps l'usage du bronze et le culte de Baal.
Après avoir recueilli des observations qui feraient remonter, selon lui, les
premières relations commerciales des Phéniciens avec le Nord aux temps
homériques, M. Nilsson arrive à un épisode intéressant de son sujet, au
fameux voyage de Pythéas dans l'île de Thulé , et , bien que les Allemands
aient accumulé sur cette énigmatique histoire les dissertations savantes, il
trouve moyen, après Movers, W. Bessell, Redslob et tant d'autres, d'obtenir
des résultats entièrement nouveaux. Il doit cet avantage particulièrement
à sa profonde connaissance de la nature septentrionale ainsi qu'à l'heu-
reuse et féconde alliance, par lui réalisée, des sciences physiques avec
l'archéologie; ajoutons l'expérience de toute une vie consacrée à ces no-
bles études.
On sait que Pythéas, né à Marseille, entreprit son voyage dans le Nord
vers l'an 350 avant Jésus-Christ. On sait aussi que nous n'avons sur cet im-
portant épisode d'autres témoignages que quelques fragmens du récit de
(1) Du l«f novembre 1862.
(2) I] suffit de connaître les attachans travaux de M. Henri Martin sur les monumens
celtiques en Irlande pour comprendre à combien d'interprétations diverses tant de nou-
velles remarques peuvent donner lieu, et jusqu'où elles peuvent intéresser nos propres
origines.
(3) Les Habitans primitifs du Nord Scandinave; Stockholm, in-4'', en suédois.
2i4â REVUE DES DEUX MONDES.
Pythéas lui-même, conservés par quelques écrivains romains ou grecs dans
l'intention évidente de démontrer la fausseté, suivant eux ridicule, d'asser-
tions qu'ils ne pouvaient comprendre. Voici comment M. Nilsson raisonne :
à ses yeux, Pythéas est Phénicien par la religion; c'est un adorateur du
soleil. L'inscription phénicienne trouvée en 18Zi5 à Marseille, publiée par
M. l'abbé Barges et commentée par M. Mo vers (1), qui la croit du iV' siècle
avant Jésus-Christ , a prouvé suffisamment que cette ville, fondée en 600
par des Phocéens d'Ionie, Pélasges d'origine (c'est-à-dire Phéniciens-Grecs,
suivant M. Nilsson). avait eu tout d'abord un temple de Baal et un gouver-
nement, avec des suffètes, semblable à celui de Carthage. Strabon nous y
montre de plus un culte de la Diane d'Éphèse, la même que l'Astarté phéni-
cienne. Cette religion paraît avoir duré à Marseille jusqu'après le temps de
Pythéas, puisqu'on voit les Romains, reconnaissans des secours que les Mar-
seillais leur avaient offerts , élever en leur honneur sur le mont Aventin
une image de Diane semblable à celle que ces derniers adoraient. Notons
de plus que la religion phénicienne nous apparaît partout fort jalouse de
tout partage, et nous conclurons que Pythéas était, comme ses compa-
triotes, adorateur de Baal et d'Astarté. Les pays occidentaux de l'Europe
ayant été visités et colonisés des longtemps par les Phéniciens, Pythéas
côtoie ces mêmes régions et rencontre partout des hommes de sa religion
et de sa race; géographe et astronome habile (il paraît avoir, sans autre
secours que celui du gnomon, déterminé, à quelques secondes près, la lati-
tude de Marseille), il est chargé par les Marseillais, peut-être par quelques
riches négocians de la ville, de faire un voyage à la fois scientifique et pra-
tique qui leur permette d'intervenir avantageusement dans le commerce,
monopolisé jusqu'alors par les Tyriens, puis par les Carthaginois. Il s'avance
le long des côtes de l'Espagne, de la France, de l'Angleterre, qu'il a par-
courue en différens sens, de la Hollande, de l'Allemagne, du Danemark ,
de la Suède et de la Norvège, allant de comptoir en comptoir avec les na-
vires dont se servaient ces Phéniciens des côtes. Un simple particulier sans
grandes ressources, comme le dépeint Polybe, ne pouvait guère accomplir
autrement une si lointaine expédition dans un temps demi-sauvage. Telle
est la conjecture proposée par M. Nilsson ; il faut reconnaître qu'elle est
fort ingénieuse et qu'elle permet»d'expliquer beaucoup de difficultés sans
elle insurmontables.
Quelle est la contrée que Pythéas désigne par le nom de Thulé? On a
i>ensé souvent que c'était l'Islande : pure supposition suivant M. Nilsson, et
appuyée sur une seule observation du moine Dicuil en 825, que des moines
irlandais, trente ans avant l'époque où ce moine écrit, c'est-à-dire en 795,
ayant résidé de février en août dans cette île, avaient cru y reconnaître Ja
(1) Dans un écrit particulier intitulé des Sacrifices religieux chez les Carthaginois
Breslau 1847.
REVUE. — CHRONIQUE. 2/i5
Thulé des anciens. M. Nilsson arrive à une autre conclusion par les déduc-
tions suivantes. Pline nous apprend que, dans Tîle de Thulé qu'a visitée
Pythéas, il y a une période de l'hiver où le soleil ne paraît pas pendant
plusieurs fois vingt-quatre heures, et une période de Tété où l'effet con-
traire s'accomplit. S'il avait ajouté pendant combien de temps au juste ce
phénomène se produisait, nous saurions précisément jusqu'à quelle lati-
tude Pj- théas s'éleva ; nous en savons assez toutefois pour ne point assi-
miler, comme on l'a fait, Thulé au groupe des îles Shetland, ni même à
celui des Féroe. Évidemment il a été plus loin; mais nous pouvons faire
un pas de plus : Géminus, astronome du i" siècle avant l'ère chrétienne,
qui , dans un ouvrage conservé sous le titre 'A' Introduction à l'étude de
l'astronomie, a transcrit des fragmens de Pythéas, parle d'un pays visité
par ce voyageur où la nuit ne dure que deux ou trois heures, puis d'un
autre où elle dure tout un mois, puis d'un troisième où elle dure deux
mois. Cette dernière latitude serait celle d' Alton, dans le Finmark norvé-
gien, par 70 degrés. On n'a aucun moyen de prouver absolument que Py-
théas soit venu en effet jusque-là; mais tout au moins peut-on, dit M. Nils-
son , quand Pythéas dit qu'on arrive à Thulé en faisant voile de la terre
appelée Nérigon, penser qu'il s'agit d'une des îles situées en face de la côte
occidentale de la Norvège, dans le groupe des Lofoden, sous le cercle po-
laire, par conséquent 3 degrés 1/2 plus au sud qu'Alten. Rien de plus vrai-
semblable que de supposer dans ces îles une pêcherie importante des Phé-
niciens : c'est là même que Léopold de Buch a vu célébrer la fête de Baal
pendant la nuit du tnidsom?narj et l'on retrouve encore aujourd'hui dans
toute la région beaucoup de noms qui rappellent le culte de Baal. Bien
plus, l'aspect actuel des lieux avec leurs phénomènes naturels correspond
exactement à celui du pays de Thulé, comme Strabon le décrit d'après
Pythéas. La plante d'où les indigènes de Thulé tiraient une abondante
nourriture est sans aucun doute Yangelica, qu'on voit protégée avec grand
soin par les anciennes lois norvégiennes. La manière toute particulière
dont la glace se forme sous ces latitudes a été fort bien observée par Py-
théas, qui compare avec raison cet aspect à «elui des méduses mortes qui
couvrent, après un orage, la surface des eaux dans les régions plus méri-
dionales. Si l'on doit enfin tenir compte des traditions qui ont pu éclairer
les poètes, l'expression de Stace, reflito circumsona gurgite Thule, s'ap-
plique à merveille à une île voisine du Malstrom et du Saltensstrom. —
Nous ne pouvons entrer ici dans les détails de la très fine analyse à laquelle
M. Nilsson s'est livré ; qu'il nous suffise de dire que rarement le concours
des sciences naturelles avec la science archéologique a paru plus efficace,
♦H que l'auteur semble avoir résolu de la façon la plus ingénieuse et la plus
solide en même temps plusieurs des problèmes que son difficile sujet avait
offerts avant lui aux savans anciens et modernes.
A la suite de cette étude particulière sur Pythéas et sa fameuse Thulé ,
246 REVUE DES DEUX MONDES.
M. Nilsson continue à rechercher les autres vestiges de la civilisation phé-
nicienne dans le nord de l'Europe. Il croit pouvoir noter comme tels Tusage
des chars de guerre et celui de couper avec des faucilles les épis de blé en
laissant la paille sur pied. Puis , revenant à la thèse déjà traitée dans la
première moitié de son nouvel ouvrage, sur la présence d'un culte phéni-
cien dans les mêmes contrées, il émet des conjectures dignes d'être signa-
lées à la sérieuse attention de tous les antiquaires, celle-ci entre autres :
après avoir rappelé que l'Apollon des Grecs, considéré comme dieu de la
lumière, est le même que le dieu phénicien Baal , il transcrit et commente
des fragmens fort curieux d'Hécatée d'Abdère (1). Hécatée, contemporain
d'Alexandre le Grand, parle d'une grande île située en face de la Celtique,
et dans laquelle se voit un temple de forme ronde , orné de nombreuses
offrandes et entouré d'un bois sacré. Latone est venue en ces lieux : aussi
Apollon, son fils, y reçoit-il un culte assidu; ceux qui chaque jour y célè-
brent ses louanges en s'accompagnant des cithares sont les prêtres d'Apol-
lon. Il y a même une ville consacrée à ce dieu. — Voilà, pour M. Nilsson,
tout un culte de Baal dans l'ancienne Angleterre trois cents ans avant l'ère
chrétienne. Bien plus, un antiquaire anglais (2) voit dans ces fragmens la
plus ancienne description du fameux monument de Stonehenge ou de celui
d'Albury.
En résumé, M. Nilsson est d'avis que la civilisation a été apportée pour
la première fois en Scandinavie avec l'usage du bronze et le culte de Baal
par ces mêmes Phéniciens qui s'étaient emparés du commerce de toute
l'Europe, et chez qui des rapports intimes pendant un temps avec le grand
peuple de la vallée du Nil avaient répandu quelque chose de la civilisation
égyptienne. A partir de leur arrivée dans les pays du Nord, les tribus demi-
sauvages qui les habitaient, — tribus cimbres d'origine celtique, et aux^
quelles il faut attribuer les grandes constructions appelées dans le Noi
dyss, en Angleterre cromlech et en France dolmen, — cessèrent d'être r^
duites à l'usage de la pierre dont elles avaient fait d'ailleurs un si habil
emploi. Outre la religion, les Phéniciens leur enseignèrent l'agriculture
l'art de la guerre (on a vu avec quels usages particuliers); elles avaiei
déjà la pêche et la chasse. Telle fut la nouvelle civilisation du Nord ji
qu'à l'invasion des populations indo-germaines qui apportèrent les dogme
de la religion odinique.
En même temps que nous montrions récemment ici les premiers dévc
loppemens de la théorie de M. Nilsson en Suède, nous disions que h
archéologues danois procédaient d'autre façon, par des observations pa-J
tientes, fines, et ne concluant qu'avec une extrême réserve. Si même l'i
d'entre eux commençait à s'avancer, il rencontrait les objections emprc
(1) Voyez le second des quatre volumes de la collection Didot contenant ce qui noï
reste des anciens historiens grecs non conservés en entier.
(2) Bateman, AntiquHie$ of Derbyshire,
REVUE. — CHRONIQUE. 247
sées d'un de ses collègues, et nous avons rendu compte des premières
passes échangées entre MA!. Steenstrup et Worsaae au sujet de la ques-
tion fort discutée d'un partage des âges de pierre et de bronze en diffé-
rentes périodes. M. Worsaae a inséré ses derniers argumens, comme les
autres élémens de toute la discussion, dans le Compie-reiidii des actes
de l'Académie des sciences de Copenhague (en danois). On peut les ré-
sumer comme il suit : le partage que M. Worsaae veut établir dans l'âge
de pierre ne se fonde pas seulement, dit -il, sur la diversité du travail
qu'ont subi les Instrumens, mais encore sur la multiplicité des formes et
des circonstances au milieu desquelles nous retrouvons ces objets. Est-il
vraisemblable que les tribus du Nord aient construit tout d'abord ces ma-
gnifiques dolmen qui comptent parmi les principaux monumens du paga-
nisme, et fabriqué ces beaux instrumens en silex, habilement ornés et
polis, qu'on retrouve en si grand nombre dans les dolmen du Danemark?
N'est-il pas probable qu'elles aient commencé par ces instrumens frustes
et grossiers qu'on ramasse sur les côtes et dans les petites îles danoises, là
où les populations primitives ont dû établir leurs premières demeures? —
Pour l'âge de bronze, comment ne pas se rendre aux nouveaux témoignages
que les plus récentes fouilles multiplient? On a trouvé à plusieurs reprises
dans ces derniers temps, en ouvrant les tertres funéraires, des troncs de
chênes creusés en forme de cercueils, et contenant des cadavres non brû-
lés, enveloppés d'étofifes tissées en laine, entourés d'armes et d'ornemens
en bronze ; on peut voir aujourd'hui les résultats de ces fouilles au musée
royal de Copenhague. Or ces cercueils étaient au fond même des tertres ;
mais, dans les mêmes tertres, à la partie supérieure, et tout près de la
surface, on trouvait souvent des vases de terre contenant des cendres hu-
maines avec des objets de bronze. Il est encore sans exemple qu'on ait
trouvé dans un tertre des cendres humaines en bas, et des cadavres datant
de l'âge de bronze en haut. Une foule d'autres observations se réunissent
d'ailleurs pour faire penser que toute la longue période de l'âge de bronze
s'est réellement partagée de telle sorte que, dans une première époque, les
corps ont été ensevelis sans être brûlés, l'usage de l'incinération n'ayant
dû s'établir que dans la seconde.
Avec ces derniers résultats, M. Worsaae a publié d'autres études archéo-
logiques qui méritent d'être mentionnées. Il a donné, à la suite de quel-
ques fouilles heureuses, un commentaire inattendu d'un usage païen du
Nord, que le passage suivant d'une saga danoise attestait, sans qu'on pût
jusqu'à présent en obtenir la confirmation : « Le roi Harald Hildetand ayant
été tué dans la bataille de Braavalla, son rival, le roi Sigurd Ring, fit pla-
cer son cadavre sur le char dont Harald s'était servi pendant le combat,
puis il fit tuer son propre cheval, pour l'ensevelir tout sellé avec le mort,
afin que celui-ci pût faire son voyage au Walhalla, selon son gré, à cheval
ou sur son char. » En effet, divers objets de harnachement, qui ne parais-
2A8 REVUE DES DEUX MONDES.
saient convenir qu'à des chevaux de trait, avaient été trouvés jusqu'à ce jour
dans les sépultures païennes, et Ton ne savait comment les expliquer; quel-
ques découvertes récentes, ingénieusement commentées par M. Worsaae,
ont fini par dissiper les doutes et confirmer une fois de plus les récits des
vieux écrivains. Ajoutons que parmi ces objets, datant sans aucun doute
des derniers temps du paganisme Scandinave, plusieurs, artistement cise-
lés, décèlent par leur ornementation une imagination originale dont il sera
important de recueillir, à mesure qu'ils se produiront, tous les témoi-
gnages.
Je placerais à côté de ces curieuses œuvres d'archéologie un volume qui
ne leur cède ni par le dévouement de l'auteur, ni par l'intérêt des re-
cherches. C'est un in-lf intitulé : Maes-Howe. Notice of runic inscriptions
discovered during récent excavations in the Orkneys made by James Farrer.
La publication est faite à peu d'exemplaires, et de plus for private circula-
tion. Ce qu'elle fait connaître est assez inattendu. La chambre sépulcrale
que M. Farrer a mise au jour contient un grand nombre d'inscriptions
runiques du moyen âge. Bien que les interprétations des savans du Nord
auxquels M. Farrer s'est adressé ne soient pas toujours concordantes, on
a du moins pu lire plusieurs fois le mot iorsalafarer, et recueillir ainsi
une preuve nouvelle de la part active que les Scandinaves ont prise au
grand mouvement des croisades. M. James Farrer est assuré d'avoir rendu
un véritable service à l'histoire du Nord en publiant de tels vestiges qu'on
était loin de soupçonner. C'est de quoi mettre sur la vraie voie une érudi-
tion spéciale, et de quoi ajouter, par des lueurs destinées à grandir, au
flambeau de l'histoire générale.
A côté de ces travaux, réelles conquêtes de la science dans le Nord, il est
triste de noter des vides dans les rangs du groupe si actif et si justement
célèbre qui la représente. Le 22 février dernier mourait subitement dans
'une des rues de Copenhague un des savans les plus distingués du Nord,
M. Eschricht. Grâce à une vivacité d'esprit peu ordinaire, il était encore,
à soixante-trois ans, dans toute l'effervescence du travail. Il avait com-
mencé pendant l'été dernier à Paris l'impression en français d'un grand
ouvrage sur les cétacés ; nous l'avions entendu lire à notre Académie des
sciences un mémoire fort remarqué; il venait de remplir à Paris et à Lon-
dres une mission scientifique donnée par son gouvernement; il avait pu-
blié tout récemment le résultat de ses études sur la reproduction des huî-
tres, et il était heureux de penser que ses efforts allaient contribuer à
rendre à son pays une des plus importantes richesses de ses côtes. A voir
cette juvénile ardeur qu'inspirait l'amour sincère, disons mieux, le culte
enthousiaste de la science, il semblait que M. Eschricht n'eût rien accom-
pli encore de la tâche patriotique et généreuse qu'il s'était imposée. Et
pourtant son nom était déjà rendu célèbre par de remarquables travaux et
par des créations fécondes. L'université de Copenhague lui doit un musée
REVUE. — CHRONIQUE. "IhO
physiologique devenu aujourd'hui, par ses soins infatigables, très impor-
tant. Il avait institué, outre son cours à l'université, des lectures publi-
ques par lesquelles, avec un don singulier d'expression à la fois pittoresque
et précise, il popularisait quelques-uns des problèmes les plus délicats de
la physiologie. On n'oubliera pas enfin ses beaux travaux sur l'idiotisme, et
particulièrement son livre sur Gaspard Hauser, qui l'engagea dans une vive
polémique avec le professeur allemand M. Daumer. La science perd en lui
un des hommes de ce temps-ci qui lui faisaient le plus d'honneur, le Dane-
mark un de ses plus dévoués citoyens, et la société de Copenhague, ainsi
que ses nombreux amis dans la société parisienne, un homme d'esprit et
de cœur. a. geftroy.
UN VOYAGE DANS LA TUNISIE. *
Parmi les pays sur lesquels la civilisation, après avoir passé comme une
vague, commence à refluer déjà, la Tunisie nous semble être un de ceux
qui seront le plus rapidement annexés au domaine de la société moderne.
Avant longtemps la ville de Tunis sera percée de boulevards et décorée de
squares : des touristes en foule iront visiter les ruines de Carthage et le ma-
gnifique amphithéâtre d'El-Djem; l'industrie, le commerce, les échanges de
toute nature relieront à l'Europe ces rivages dont nous sépare seulement
la largeur de la Méditerranée; mais sans attendre ces jours de voyages fa-
ciles, où l'on pourra glaner des souvenirs en calèche et parcourir sans
fatigue l'île des Lotophages ou le lac Tritonis, M. Guérin a fait son explo-
ration à l'ancienne et difficile manière des voyageurs savans. Pendant huit
mois, il a traversé le pays dans toutes les directions, bravant la chaleur, les
intempéries, la poussière du désert, les dangers d'attaque de la part des Bé-
douins. Désireux de pouvoir dresser un inventaire à peu près complet des
ruines de la Tunisie avant que le temps, la négligence des indigènes ou les
travaux de la civilisation moderne ne les eussent fait disparaître, il n'a laissé
en dehors de son itinéraire aucune ville de quelque importance, aucun amas
de débris antiques signalé par ses devanciers ou par les Arabes ; il a fouillé
sans relâche les vieilles masures, déchiffré les pierres romaines, estampé
les inscriptions. Ses recherches ont été couronnées de tout le succès qu'on
pouvait attendre d'efforts individuels. Il a retrouvé l'emplacement de plu-
sieurs cités, dont quelques-unes étaient inconnues, il a pu fixer définitive-
ment des noms de villes sur lesquels on hésitait encore , il a rectifié de
graves erreurs depuis longtemps accréditées; en un mot, il a reconstruit en
grande partie la carte de l'ancienne province d'Afrique. Peut-être M. Gué-
(l) Voyage archéologique dans la régence de Tunis, publié sous les auspices et aux
frais de M. le duc de Luynes, par M. V. Guérin; 2 vol., avec carte, Pion, Paris 1862.
250 REVUE DES DEUX MONDES.
rin espérait-il aussi rapporter comme trophée de son voyage la célèbre
pierre de Thugga, dont rinscription hilingue dans les idiomes punique et
li)3yque exerce encore la sagacité des orientalistes ; mais le savant français
arriva trop tard pour faire la conquête de ce monument. Plusieurs années
auparavant, un de ces archéologues anglais qui, à l'exemple de lord Elgin,
s'occupent d'enrichir leur nation des dépouilles précieuses du monde en-
tier, sir Thomas Reade, avait détaché la fameuse pierre du mausolée qu'elle
décorait. Elle se trouve maintenant au Musée britannique, ce rendez-vous
de tant de trésors recueillis aux quatre coins du globe. M. le duc de Luynes
a obtenu une remarquable copie de cette inscription bilingue, et l'a fait
insérer dans le Voyage archéologique.
Le but principal de M. Guérin était, il est vrai, la recherche des inscrip-
tions antiques; mais cette recherche ne l'a point tellement absorbé qu'elle
ait fermé ses yeux au spectacle de la nature et des hommes. Le voyageur
décrit aussi les contrées et la société qu'il a visitées, et fait songer le lec-
teur au grand avenir réservé à cette vieille terre carthaginoise, si impor-
tante jadis et de nos jours si désolée. La Tunisie occupe une position géo-
graphique admirable, bien plus heureuse que celle de l'Algérie sa voisine,
dont les côtes, battues par une mer dangereuse, se développent de l'est à
l'ouest sans endentations considérables. Les rivages de Tunis, situés à
une égale distance du détroit de Gibraltar et du futur détroit de Suez,
surveillent le passage qui met en communication les deux grands bas-
sins de la Méditerranée, et s'avancent vers cette nappe d'eau presque
fermée qu'entourent l'Italie, la Sicile, la Sardaigne et la Corse. Projeté
ainsi dans la direction de l'Europe comme pour prendre sa part du com-
merce immense qui anime la grande mer italienne, le littoral tunisien
oflfre en outre l'avantage d'être plus profondément découpé et de posséder
de meilleurs mouillages que les autres parties du massif continent d'Afrique.
Au nord, c'est le beau golfe de Carthage déroulant ses harmonieux con-
tours entre deux caps consacrés par les anciens, l'un au dieu du com-
merce, l'autre à celui de la poésie; au 'sud s'arrondissenl les golfes de Ham-
mamet et de Gabès, dont les plages basses seraient d'un accès difficile, si,
par un privilège exceptionnel dans la Méditerranée, elles ne présentaient
l'alternance régulière du flux et du reflux. Grâce au reploiement de la côte
dans la direction du sud, aucune partie de la Tunisie n'est éloignée de la
mer; les oasis viennent elles-mêmes affleurer le rivage et fournissent ainsi
une route des plus faciles aux caravanes qui se dirigent vers l'intérieur du
continent. Aux privilèges commerciaux que lui assure sa position d'inter-
médiaire naturelle entre l'Europe méridionale et le centre de l'Afrique, la
régence de Tunis joint les avantages de posséder un des plus beaux climats
du monde, un sol fertile et accidenté, des sources nombreuses, des rivières
relativement abondantes. Du reste, l'histoire et les ruines éparses nous en-
seignent ce que fut un jour et ce que pourra devenir bientôt cette belle
REVUE. — CHRONIQUE. 251
province d'Afrique qui donna son nom au continent tout entier (1) . Là do-
minait la grande Carthage, reine de la Méditerranée et rivale de Rome, qui
comptait parmi ses vassales plus de trois cents cités africaines; là s'éle-
vaient Utique, Hadrumetum et tant d'autres grandes villes connues et in-
connues dont les magnifiques débris jonchent le sol sur des espaces consi-
dérables. Des aqueducs, aujourd'hui sans eau, enjambent les vallées désertes
et pénètrent dans le flanc des collines ; des jetées et des môles, frangeant
le rivage, marquent l'emplacement d'anciens ports qu'envahissent inces-
samment les sables; des restes de ponts, dont l'un avait 6 kilomètres de
longueur, s'élèvent encore au-dessus des flots entre les îles de la Syrte et
le continent; des carrières ouvertes dans les promontoires développent au
loin leurs vastes cavités silencieuses, d'où sortirent autrefois les monu-
raens d'Utique et de Carthage.
Grande est la désolation de cette terre, jadis si riche et si peuplée.
L'œuvre de destruction est tellement complète qu'en Tunisie le mot de
henchir sert à désigner indifféremment une ferme ou un amas de ruine».
D'après M. Guérin, cette acception est même la plus commune. Les guerres
civiles, les incursions des Bédouins nomades et surtout le gouvernement
oppressif des anciens beys, aggravé dans les provinces par l'arbitraire
des cheiks, ont en certains endroits dépeuplé les campagnes. Cependant le
bord de la mer offre encore de distance en distance de petites villes com-
merçantes et industrielles; quant à la capitale, malheureusement située
sur une langue de terre à la fois insalubre et défavorable au commerce,
entre une saline marécageuse et une lagune encombrée de vase , elle est
néanmoins la troisième cité du continent africain : le Caire et Alexandrie
la dépassent seuls en importance. Lorsque la ville de Tunis aura été as-
sainie, nul doute qu'elle ne mérite le nom de Fleur de VOccident que lui
ont donné les Arabes.
Quel sera le peuple civilisé dont l'influence aura la plus grande part dans
l'œuvre de régénération de la Tunisie? C'est là une question des plus im-
portantes que les faits cités par M. Guérin peuvent aider à résoudre. Deux
nations européennes sont en présence à Tunis, la France et l'Italie. La
France, qui possède aujourd'hui l'ancien beylick d'Alger et dont les troupes
franchiraient la frontière tunisienne au premier signal, est une trop puis-
sante voisine pour que sa prépondérance politique ne soit pas inévitable.
Le consul-général français établi à Tunis pourrait facilement jouer un rôle
semblable à celui des ministres rêsidens que la compagnie des Indes entre-
tenait auprès des rajahs, et cette possibilité suffit pour assurer à ses conseils
une autorité décisive. Aussi les grands travaux d'utilité publique se font-
ils soit par l'intervention directe du gouvernement d'Alger, soit plus sim-
(1) Le bassin de la Medjerdah et tout le nord de la Tunisie conservent encore leur
ancienne dénomination sous la forme corrompue de Frikia ou Ifrikia,
252 REVUE DES DEUX MONDES.
Ijlement sous la direction d'ingénieurs français. Ce sont des employés venus
d'Alger qui ont posé le télégraphe électrique de Tunis à la frontière de la
province de Constantine; ce sont également des Français qui ont été char-
gés de reconstruire l'ancien aqueduc de Carthage, et qui s'occupent des
embellissemens de la capitale du beylick.
Là se borne, semble- 1- il, le rôle de la France. Quelques négocians
des départemens du midi sont établis à Tunis et dans les autres ports de
mer les plus considérables; mais la France n'a pas encore envoyé à la Tu-
nisie un seul colon proprement dit, à moins qu'on ne regarde comme tels
de malheureux proscrits échappés de Lambessa. Les émigrans d'Europe
venus dans la régence pour exercer une profession manuelle ou pour cul-
tiver le sol sont presque tous originaires d'Italie ou de Malte, cette île
presque italienne qui bientôt comptera, comme les Baléares, un plus grand
nombre de ses enfans sur les plages étrangères que sur son propre sol.
A Tunis, sur 10,000 Européens, 8,000 viennent de Malte, de Sardaigne, de
Sicile ou de Naples. A Sfax, à Sousa, à Mahédia, à Bizerte, à Porto-Farina,
les colonies d'étrangers sont aussi presque exclusivement composées d'Ita-
liens et de Maltais. Près du cap Bon, l'ancien promontoire de Mercure, ce
sont eux qui s'occupent de la pêche du thon ; dans File fameuse des Loto-
phages, ils recueillent les éponges; déjà même ils commencent à pénétrer
par groupes de familles dans les villes de l'intérieur : M. Guérin les a ren-
contrés à El-Kef, près de la frontière algérienne. Les Italiens , fils de ces
Romains qui avaient une première fois porté leur civilisation dans la pro-
vince d'Afrique, semblent donc avoir pour mission de rattacher cette con-
trée d'une manière définitive au monde européen. Nul doute que la facilité
croissante des communications, les exigences du commerce international
et la force d'attraction des colonies déjà existantes n'accroissent incessam-
ment le nombre des émigrans italiens domiciliés sur ces rivages de Tunis,
situés à quelques heures à peine de Palerme et de Cagliari. Tous les pro-
grès de l'Italie profiteront à son ancienne province. En ressuscitant, la pa-
trie des Régulus et des Scipions ne se relèvera pas seule; elle évoquera
aussi du tombeau son antique ennemie, la Carthage qu'elle écrasa jadis.
ELISÉE RECLUS.
Histoire de l'Émigration eoropéenne, asiatique et africaine an xik« siècle,
par M. Jules Duval (1).
L'émigration a pris depuis trente années un si rapide développement que
l'on peut aujourd'hui en écrire l'histoire. Soit qu'on la considère comme
un fait politique, soit qu'on l'examine comme un phénomène économique,
(t) 1 vol. in-8o, librairie Guillaumin, Paris 1862.
REVUE. — CHRONIQUE. 253
elle mérite au plus haut degré Tattention. Aussi l'Académie des sciences
morales et politiques a-t-elle été bien inspirée en proposant la question de
rémigration comme sujet de l'un de ses plus récens concours , et elle a pu
se féliciter de l'avoir mise à Tétude en décernant le prix à un travail où le
sujet a été traité à fond, dans les détails comme dans l'ensemble. Le vo-
lume de M. Jules Duval contient en effet tout à la fois la théorie et la sta-
tistique de l'émigration.
L'émigration, telle que nous la voyons procéder au xix^ siècle, présente
deux caractères très distincts : ici elle est volontaire et indépendante, là
elle est salariée, encouragée par des primes et constatée par des contrats
d'engagement. Le premier de ces caractères appartient en général à l'émi-
gration européenne, le second à l'émigration africaine et asiatique. Cette
distinction peut-être a déterminé le plan du livre, où sont examinées suc-
cessivement les deux sortes d'émigrations. Favorable à l'émigration libre
et volontaire, l'auteur se prononce nettement contre l'émigration salariée;
il étudie et démontre par des chiffres, que l'on ne saurait trouver surabon-
dans quand il s'agit d'un tel sujet, les avantages de l'une ainsi que les in-
convéniens de l'autre, et il résulte de ce double examen un enseignement
utile pour les métropoles et pour les colonies.
Le mouvement d'expatriation se produit dans les contrées les plus riches
de l'Europe comme dans les plus pauvres; tantôt c'est un excédant de po-
pulation qui s'échappe d'un puissant état et qui porte au loin l'influence
politique et l'action commerciale de la métropole; tantôt c'est l'élément
misérable de la population qui abandonne la mère-patrie et va chercher
ailleurs le travail, le bien-être matériel, la liberté qui lui manquent. L'excès
de richesse aussi bien que l'excès de misère alimente l'émigration, favo-
risée par l'abondance et la rapidité des moyens de transport. Vainement,
dans certains pays, a-t-on essayé de l'entraver par des lois et des règle-
mens; le droit d'aller et de venir est demeuré le plus fort, et l'expérience
enseigne que l'émigration spontanée et volontaire est généralement profi-
table non-seulement pour les individus et les familles, mais encore pour les
états. Quant aux régions vers lesquelles se dirige le flot de l'émigration eu-
ropéenne, comment pourrait-on douter des avantages que leur procurent
les capitaux et les bras importés de la vieille Europe? Les États-Unis et
l'Australie sont des produits de l'émigration. Celle-ci a fondé de grandes
colonies qui enrichissent les métropoles; elle a fait plus encore, elle a créé
des états libres.
L'émigration salariée a pour objet de fournir à des régions qui ne sont
point suffisamment peuplées les ressources de la main-d'œuvre agricole.
C'est dans l'Inde et en Chine, ces grands réservoirs de population humaine,
qu'elle se recrute principalement, et elle est dirigée en majeure partie vers
les colonies européennes des tropiques, où l'émancipation des noirs a di-
minué le nombre des bras employés à la culture. A première vue, ce sys-
254 REVUE DES DEUX MONDES.
tème offre de grands avantages, et il est certain que l'immigration des
coolies a préserré ou relevé de la ruine plusieurs colonies. Cependant
M. Duval signale avec raison les inconvéniens économiques et sociaux qui
sont attachés à la pratique trop généralisée de l'émigration salariée. Celle-
ci a souvent pour résultat de fausser le taux naturel des salaires, d'attribuer
à l'administration une intervention abusive dans les affaires coloniales, de
créer à la population noire émancipée une concurrence ruineuse et d'éta-
blir des luttes d'intérêts, des antagonismes de races qui peuvent compro-
mettre la paix publique. Ce sont là de graves objections contre les procédés
que l'Angleterre et la France ont adoptés pour leurs colonies à culture, et
qui provoquent une étude plus approfondie des moyens à l'aide desquels
les métropoles doivent substituer, dans leurs possessions, le travail libre
au travail des anciens esclaves.
La question de l'émigration se rattache par les liens les plus étroits à
l'ensemble de la question coloniale; mais elle présente tant d'intérêt par
elle-même, elle est si vaste, qu'elle peut être examinée à part et fournir la
matière d'une abondante monographie. M. Jules Duval a donc rendu
service à la science en abordant ce sujet, et en y consacrant les labo-
rieuses recherches qu'atteste la multiplicité des documens et des chiffres
cités dans son livre. Il a placé sous nos yeux l'histoire de ce grand mouve-
ment d'hommes et d'intérêts qui s'étend aujourd'hui au globe entier, et
qui répartit entre toutes les régions de la terre les forces de l'intelligence
et du travail. Un jour viendra où le niveau de la civilisation et de la richesse
sera établi entre l'ancien monde et le nouveau, où les idées comme les in-
térêts des différentes races se verront confondus et solidaires, où le pro-
grès moral, de même que le bien-être matériel, se répandra par une pente
naturelle et régulière dans les contrées les plus lointaines. Ce sera l'œuvre
de l'émigration. c. lavollék.
Étades sur le passé et l'avenir de l'Artillerie, par M. le colonel Favé (1).
S'il est un progrès incontestable , c'est celui que les peuples ont fait dans
l'art de se combattre et de se détruire. Depuis le commencement de ce
siècle, les armes à feu ont acquis une précision et une puissance qui dé-
passent tout ce que l'on osait imaginer. Les vieux fusils se sont transformés :
le soldat européen est aujourd'hui pourvu d'une arme qui , au siècle der-
nier, eût été distinguée dans une panoplie de luxe. Et l'artillerie? Il suffit
de nous reporter aux bulletins de la dernière campagne d'Italie. L'artillerie
a gagné les batailles; elle a démontré la victorieuse prépondérance du ca-
non rayé. Il est possible, comme on l'assure, que cette perfection à laquelle
(1) Un vol. in-4°, librairie militaire de Dumaine, 1862.
REVUE. — CHRONIQUE. 255
on est parvenu dans l'art de s'entre-tuer soit, au point de vue même de l'hu-
manité, un grand bienfait. La paix entre les peuples sera plus tenace, chacun
se souciant de moins en moins de mettre le feu aux canons de ses voisins,
et la guerre, quand on n'aura point su l'éviter, sera plus courte. Il faut du
moins, pour l'honneur de la civilisation, espérer qu'il en sera ainsi , et que
l'on ne prépare si bien la guerre que par amour de la paix. Quoi qu'il en
soit, on s'explique l'intérêt que doivent présenter, même pour les profanes,
c'est-à-dire pour les personnes les moins compétentes dans les choses mili-
taires, les études auxquelles s'est livré M. le colonel Favé en entreprenant
d'écrire une histoire de l'artillerie. Comment demeurer indifférent aux ori-
gines de cette arme aussi formidable que savante, à ses progrès successifs,
aux efforts d'invention et de génie qu'il a fallu dépenser pour obtenir les
résultats dont nous sommes témoins ?
Le travail de M. le colonel Favé remonte aux premiers temps de l'inven-
tion de la poudre, et nous fait assister aux progrès de l'artillerie jusqu'à la
moitié du xvii« siècle. Ce sont les Chinois, il faut leur rendre cet hommage,
qui les premiers ont inventé la poudre; mais ils s'en servaient surtout
pour l'innocente confection des feux d'artifice. Vers la seconde moitié du
x" siècle, ils trouvèrent la fusée volante, qu'ils attachaient à leur flèche
pour en augmenter la portée, et ils obtinrent ainsi un incendiaire qui pou-
vait être lancé avec une grande vitesse. Après eux, et à leur imitation, les
Arabes employèrent la poudre, et ils en découvrirent la force projective en
la disposant au fond d'un tube d'où elle lançait contre l'ennemi des balles ou
des flèches. Ce furent les premières armes portatives, et, comme le fait re-
marquer M. le colonel Favé, la poudre à canon, loin d'avoir servi dès son
origine à donner aux projectiles des portées plus grandes que les armes de
jet en usage, entrait seulement en concurrence avec les armes incendiaires
et devait frapper des ennemis très rapprochés. L'artillerie , telle que nous
l'appliquons aujourd'hui , est donc une invention toute différente de celle
de la poudre. Celle-ci nous est venue de l'Orient, l'artillerie est d'origine
entièrement européenne.
Ce fut un Allemand, un moine, nonwné Berthold Scliwartz, qui, d'après
les chroniques, eut l'honneur de tirer le premier coup de canon en l'an de
grâce 1313. L'invention se répandit bientôt dans l'Europe occidentale. Dès
la première moitié du xiv'' siècle, on la retrouve en Italie, en France,
en Espagne, où les Maures lançaient, en 13Zi2, des boulets de fer contre
les chrétiens qui assiégeaient Algésiras. Elle ne tarda pas non plus à se per-
fectionner et à produire d'énormes bombardes, lançant des boulets de
pierre de 200, UOO et même 900 livres. Dans l'état de guerre perpétuelle où
l'on vivait alors, les peuples s'appliquèrent à l'envi à se procurer et à amé-
liorer ces précieux engins de destruction. Il faut cependant arriver presque
au xvi« siècle pour voir généralisé l'emploi des bouches à feu en bronze et
des boulets en fonte de fer. Vers la même époque, on chercha à remédier
256 REVUE DES DEUX MONDES.
aux inconvéniens que présentaient Textrême variété des modèles et la di-
versité des calibres dans les pièces d'artillerie. Charles- Quint détermina
sept modèles lançant des projectiles de ZiO livres au maximum et de 3 livres
au minimum. Cette simplification fut imitée par la France, qui dès ce mo-
ment distance les autres peuples pour la perfection de tous les détails de
Tarme. Enfin la première bombe fut tirée en 163/i, au siège de Lamotte,
sous la direction d'un gentilhomme anglais, nommé Malthus, au service de
la France, et ce nouveau projectile fut bientôt employé dans toutes les
artilleries.
Grâce aux recherches patientes auxquelles s'est livré M. le colonel Favé,
l'on peut se rendre aisément compte de l'origine et des perfectionnemens
du canon : de nombreuses planches font passer sous nos yeux les plus an-
ciens modèles de l'arme, modèles curieux, presque fantastiques, qui ont
suffi longtemps à l'ardeur guerroyante de nos aïeux. Aujourd'hui il nous
faut mieux que cela, et, pour entrer décemment en ligne, une armée euro-
péenne veut être plus solidement pourvue. Un canon du temps de Charles-
Quint ne vaut point, pour la portée ni pour la précision, le simple fusil
d'un de nos fantassins : qu'est-ce donc si on le compare avec le canon rayé,
dont on a vu les œuvres à Solferino? Et si l'on en juge par les produits plus
récens des arsenaux européens, si l'on songe que tant de savans, tant d'of-
ficiers se consacrent à ce qu'on appelle l'amélioration du canon, nous ne
sommes pas au bout de ces inventions que le génie de la guerre inspire à
notre siècle, si bruyamment pacifique ! M. le colonel Favé a devant lui une
belle et riche matière pour continuer jusqu'à nos jours son histoire de
l'artillerie. Il est bien permis aux personnes les moins compétentes non-
seulement de s'intéresser à de telles études, mais encore de s'en préoccuper
très sérieusement. Quel avenir la science, avec ses progrès incessans, ré-
serve-t-elle à l'artillerie, ou plutôt à nous-mêmes? Cela devient, en vérité,
tout à fait efi"rayant. Les Chinois ne doivent pas trop se féliciter d'avoir
inventé la poudre. Puisse l'Europe n'avoir point à regretter un jour d'avoir
inventé le canon et porté si loin la manière d'en faire usage l c. lavolléb.
V. DE Mars.
M'-'-'^ LA QUINTINIE
ECONDE PARTIE (1).
TROISIÈME LETTRE.
M. LEMONTIER A SON FILS, A AIX EN SAVOIE.
Lyon, 6 juin 1861.
Avant de quitter Lyon, où notre rencontre a modifié tes projets,
je veux résumer notre entretien de douze heures en quelques pages
que tu reliras peut-être avec fruit dans les momens d'épreuve qui
t'attendent encore.
Tu étais dans le vrai, mon fils, et je n'ai eu qu'à t' encourager
dans ta vaillante certitude : l'âme des époux ne doit pas faire deux
lits. L'indissoluble union de deux êtres appartenant à l'humanité ne
doit pas s'assimiler à l'accouplement de deux êtres quelconques ap-
partenant aux rangs inférieurs de la vie organique. L'homme doit
être l'homme autant que possible, c'est-à-dire se tenir aussi près
de la Divinité que ses forces le lui permettent. C'est par là seule-
ment qu'il se place au-dessus des animaux, qui lui sont supérieurs
par la persistance et la simplicité dans la sphère des instincts ma-
tériels. C'est par cette constante aspiration vers l'idéal que l'homme
s'affirme lui-même, rend hommage à Dieu, prouve sa foi et fait acte
de religion réelle. Toute pensée, toute action, toute croyance con-
traires à ce but sont des pas bien marqués vers la déchéance , des
abîmes creusés entre Dieu, qui appelle l'homme, et l'homme, qui
fuit Dieu.
(I) Voyez la Revue du 1" mars.
TOME XLIV. — 15 MARS. 17
258 REVUE DES DEUX MONDES.
Voilà donc, en peu de mots, notre doctrine de l'amour dégagée
de toute incertitude et lumineuse comme le soleil. Dieu, type de
toute perfection, a mis dans l'homme le sentiment, le rêve et le be-
soin de la perfection. Qui nie ce principe est athée, fût-il prosterné
nuit et jour devant l'image de ce Dieu qu'il ne comprend pas, et
dont sa vaine prière ne peut être exaucée.
Je ne vois pas plus de nuages dans l'application de cette théorie
que dans la théorie elle-même. Ceux qui croient approcher de la
perfection en violant les lois de la nature, soit par excès, soit par
abstinence, ne peuvent être sur la voie d'une recherche sérieuse.
Obéir aux lois de la nature en les ennoblissant toutes par la com-
préhension saine du but sacré, voilà, je pense, la pratique de cette
perfection dont l'homme a pour mission de se rapprocher sans cesse.
La nature présente des contradictions , mais le défaut de logique
de Dieu n'est qu'une erreur de la vision humaine. Rectifions la vue,
étendons la notion, ouvrons notre esprit à toute la connaissance qu'il
peut contenir, et cherchons le véritable amour dans la plus puis-
sante et la plus douce de nos passions. Ne perdons point le temps à
faire le procès à telle ou telle doctrine religieuse. Il n'y en a qu'une
vraie, celle qui nous montre et nous donne Dieu. Toutes celles qui
le cachent le calomnient. La déduction de notre principe se fait
d'elle-même à toutes les heures de la vie. Toutes les idées, toutes
les actions humaines se rattachent désormais à l'un de ces principes
éternellement en guerre : la négation du progrès, qui est un principe
de mort; la perfectibilité^ mot nouveau, encore incomplet, mais qui
s'efforce d'exprimer le développement de la vie sous toutes ses faces
divines et humaines.
Nous étions déjà d'accord sur ce point de départ que je viens de
paraphraser, car il tient en deux mots : jamais plus d'ombres, tou-
jours plus de lumière entre Dieu et l'homme.
Cette lumière, qu'au dernier siècle la philosophie a cherchée avec
une noble audace et de mémorables succès, se dégage beaucoup
mieux de la philosophie de notre époque. Elle ne s'appuie plus seu-
lement sur ce qu'on appelait la raison^ elle n'est plus exclusivement
expérimentale , elle ne sépare pas la raison de la foi , la réalité de
l'idéal. Les sciences naturelles commencent à trouver Dieu au bout
de toutes leurs voies, c'est-à-dire la loi des lois, la loi mère, la
grande logique souveraine, l'effusion immense, la vie sans lacune,
la force sans épuisement, l'éternel renouvellement progressif de tout
ce qui est, par conséquent l'éternelle sagesse et l'infinie beauté...
Tu comprends que, quand notre pauvre langue humaine applique
à cette grandeur incommensurable, à cette inépuisable munificence,
à cette ordonnance éblouissante les mots de son vocabulaire, <( Dieu
MADEMOISELLE LA QUINTINÏE. 259
puissant, Dieu bon, Dieu juste, » elle exprime d'une façon encore bien
pauvre et bien enfantine ce qu'aucun terme convenable n'expri-
mera peut-être jamais.
Les esprits avancés de notre époque ont un grand combat à sou-
tenir aujourd'hui. Il s'agit d'étendre et d'élever la notion de Dieu,
que depuis tant de siècles les dogmes religieux s'acharnent à ren-
fermer dans les étroites limites du symbolisme. Le christianisme
lui-môme, qui ouvrit une ère de progrès si féconde, a perdu de sa
\ ertu progressive dans la captivité où la lettre a enfermé l'esprit.
Il s'agit donc entre autres choses, et celle-ci est peut-être la
plus pressée, de dégager la sublime doctrine évangélique de la
chape de plomb qui l'écrase, et disons à l'honneur de l'esprit phi-
losophique de notre siècle qu'aucune autre époque n'avait encore
compris cette doctrine d'une manière aussi saine, aussi large et
aussi élevée. La critique sérieuse ne s'occupe plus aujourd'hui de
contester ou de railler le côté légendaire de la mission du Christ.
Qu'elle accepte ou rejette les miracles, le respect s'attache au mer-
veilleux, comme l'enthousiasme au réel, en tout ce qui concerne la
vie et la mort, la parole et l'action de Jésus.
Mais faire adopter ce vrai sentiment chrétien si équitable et si
pur, pouvoir dire à tous les hommes : (( Soyons frères dans l'unité
de l'esprit, et laissons à chacun la liberté d'étendre le sens de la
lettre, » voilà ce qui paraît simple et facile, voilà ce que l'esprit de
persécution ne peut supporter et ce qu'il combat encore à outrance.
Ceci est très digne de remarque. A mesure que la philosophie s'est
|)iritualisée depuis un demi-siècle, la religion s'est matérialisée vi-
^.iblement. Sous la restauration, le clergé a perdu moralement et
intellectuellement tout ce qu'il avait regagné d'intérêt et de pres-
tige durant la persécution terroriste. Est-ce une loi fatale que les
croyances s'épurent dans les luttes et se perdent dès qu'elles gou-
^ernent le monde des intérêts matériels?
Voici que ce spectacle recommence et qu'une véritable intolérance
religieuse essaie une nouvelle campagne. Sagement contenue par la
liberté de la presse sous Louis-Philippe, beaucoup trop caressée
par la naïveté héroïque du peuple de 18/i8, aujourd'hui surveillée,
mais non contenue, par une arme à deux tranchans, la censure,
l'intolérance profite du silence plus ou moins forcé de ses adver-
saires naturels, les philosophes et les gens de lettres, pour risquer^
tout, pour oser au jour, saper en secret, et jouer le rôle de victime
aussitôt que les lois répressives, qu'elle aimerait tant à absorber à
son profit, atteignent les écarts de son zèle. Aussi prend -elle des
forces sous le manteau de cette prétendue persécution, qui ne sau-
rait la blesser réellement, puisqu'elle repose sur le même principe
260 REVUE DES DEUX MONDES.
qui la fait vivre. A l'intolérance religieuse ne faut-il pas, comme à
la défiance politique, le régime 'de l'étouffement?
Tu me demandais si réellement ce mouvement religieux rétro-
grade était à craindre, s'il fallait blâmer ou plaindre ce dernier râle
de l'esprit du passé? En philosophe, je t'ai répondu : Plains l'erreur
et ne la crains pas. Dieu l'a condamnée... Mais devant Dieu nos
dures et traînantes questions politiques et sociales comptent si peu!
Si nous les jugeons, nous, par leur durée relative, elles prennent
une réelle importance pour nous, dont la vie est si courte! Et quand
tu veux savoir quelles luttes t'attendent dans le reste de siècle que
nous traversons, je ne dois pas te donner plus d'insouciance ou
d'optimisme que je n'en ai. Donc j'ai répondu franchement : Oui,
mon enfant, l'intolérance religieuse peut triompher, et recommen-
cer dans peu d'années l'esprit du règne de la restauration. Il ne faut
pour cela qu'une suite d'événemens désastreux dont elle saurait
profiter, parce qu'elle veille, parce qu'elle est organisée, parce
qu'elle est prête. Elle ne conspire pas, je crois, pour ou contre
tel nom propre. Elle n'a pas besoin de renverser les gouvernemens;
elle s'accommode de tous ceux où elle peut s'insinuer, faire sa place
et empêcher la liberté de discussion, qu'elle n'invoque que lors-
qu'elle en est privée pour son compte. De sa nature, l'intolérance,
quand elle n'est pas hypocrite, est, comme toutes les mauvaises
passions, inconséquente.
Il y a une chose certaine, c'est que si l'interdiction de la presse
libre se prolonge beaucoup et si nos contemporains s'endorment
sous certaines influences cléricales, avant dix ans le faux christia-
nisme, l'hypocrisie, l'esprit persécuteur en un mot sera debout, et
c'est alors qu'il faudra dire : « La mort s'est levée, le spectre s'est
roulé sur les vivans. 11 écrase, il menace, il enlace, il tue, il pour-
suit l'individu dans tous les développemens de son existence, dans
ses intérêts, dans ses affections, dans ses devoirs, dans ses droits,
dans son honneur. Il a étendu sur les masses le linceul du silence.
Les plus mauvais jours du passé n'ont point vu une propagande
d'étouffement si ardente, un zèle de meurtre intellectuel si perfide
et si tenace, un anéantissement si honteux de la conscience sociale,
une démission si abjecte de la dignité humaine. »
Voilà ce que je te dirai peut-être à ma dernière heure, qui sait?
Mais dès aujourd'hui il y a une prédiction que je peux te faire, c'est
qu'en me suivant dans la voie où j'ai marché, tu cours le risque sé-
rieux de rompre avec toutes les espérances comme avec toutes les
sécurités de la vie. Quelle que soit la carrière ouverte à ta jeune et
légitime ambition, l'homme du passé t'y guette et t'y attend pour
se mesurer avec toi. Si tu es homme de science, il t'empêchera d'à-
MADEMOISELLE LA QUINTINIE. 261
Yoir une tribune pour professer ; homme de lettres, il te fera railler,
outrager, calomnier au besoin dans ta vie privée par les nombreux
organes dont il dispose ; artiste en contact avec le public, il te fera
siffler, lapider, s'il le peut, par les bandes qu'il enrégimente ou par
les passions qu'il soulève et qu'il égare; homme politique, il te fer-
mera tous les chemins de l'action et s'efforcera de t' ouvrir tous
ceux de la misère, de la prison ou de l'exil; homme de loisir ou de
réflexion, il suscitera des orages autour de toi, il troublera l'air que
tu respires par des paroles empoisonnées, il aigrira contre toi jus-
qu'au plus dévoué de tes serviteurs ; époux et père, il te disputera
la confiance de ta femme et le respect de tes enfans , car il est par-
tout! De tout temps il a ourdi une vaste conspiration au sein des
civilisations les plus florissantes, il traite avec les souverains, il les
menace, il les effraie. 11 a pénétré dans tous les conseils, il a mis le
pied dans tous les foyers domestiques; il est dans les armées, dans
les magistratures, dans les corps savans, dans les académies, sur la
place publique, sur le navire en pleine mer, dans la campagne, à
tous les carrefours, dans le cabaret de village, dans le couvent, dans
l'alcôve conjugale. Il obsède et consterne l'honnête curé qui croit
l'esprit préférable à la lettre. Il gouverne les pontifes, il raille, mé-
prise et violente ceux qui, une fois en leur vie, ont tenté de lui ré-
sister sur quelque point. Et peut-être dans dix ans j'ajouterai : Il
faut redoubler de courage, car l'homme de la nuit s'est armé de
toutes pièces; on a laissé faire, on a été confiant, on n'a pas prévu,
et à présent tout à coup il se dévoile, il injurie, il menace et il
frappe, tenant aux pauvres d'esprit le discours terrible que tenait
Éditue en l' Ile-Sonnante : « Homme de bien, frappe, féris, tue et
meurtris tous rois et princes de ce monde, en trahison, par venin
ou autrement, quand tu voudras. Déniche des cieux les anges : de
tout auras pardon; mais à nous ne touche, pour peu que tu aimes la
vie, le profit, le bien, tant de toi que de tes parens et amis vivans
et trépassés, encore ceux qui d'eux après naîtraient en seraient in-
fortunés! Amis, ajoute le sage Éditue pour expliquer une telle puis-
sance, vous noterez que par le monde il y a beaucoup plus d'eunu-
ques que d'hommes, et de ce vous souvienne! »
De cette vérité sanglante sous sa forme enjouée, encore considé-
rable aujourd'hui, souviens-toi en effet, cher Emile ! Ne te fais pas
d'illusion, n'espère pas éviter la destinée. Sois eunuque et engraisse,
ou sois homme et lutte; il n'y a pas de milieu.
^ Je t'ai forcé à voir cet abîme, je t'ai dépeint tous les avantages
d'une vie douce, tranquille, inoffensive, tolérante envers le mal,
soumise à toutes les habitudes du convenu. Je t'ai dit : « Épouse
une femme étroitement dévote, partage son âme avec le prêtre, ac-
262 REVUE DES DEUX MONDES.
compagne-la au sermon, élève tes enfans dans la routine, habitue-
les à ne pas raisonner, c'est-à-dire laisse étouffer en eux le sens
viiil et divin : tout ira bien pour toi. Choisis la carrière que tu vou-
dras pour tes fils et pour toi-même, vous ne serez entravés que par
la concurrence des eunuques; alors vous ferez à l'occasion un peu
de zèle pour vous distinguer du troupeau : vous insulterez quelque
mort illustre, vous persécuterez quelque vivant déjà persécuté. Dès
lors vous aurez le pouvoir, l'argent et le succès. Allez, le chemin
est sûr et facile; la voie opposée est semée d'écueils, de fatigues et
de déceptions. »
Tu as rougi jusqu'à la racine des cheveux et tu m'as dit : « Cesse
de railler, je veux être un homme. » Nous nous sommes embrassés,
et je t'ai laissé retourner à ton jardin des Oliviers, où l'isolement, la
douleur et l'effroi t'attendent. Tu vas beaucoup lutter et beaucoup
souffrir : vaincras-tu? Je l'ignore. Tu es seul contre un million d'en-
nemis, car la destinée de Lucie, l'influence qu'elle subit se ratta-
chent probablement par des fils innombrables à cette conspiration
de l'esprit rétrograde qui enlace la société, pour longtemps encore,
de la base jusqu'au faîte. Je frémis à l'idée du combat que tu vas
livrer, et je vois couler goutte à goutte le plus pur sang de ton cœur,
les forces vives du premier amour. Pourtant je ne suis plus inquiet,
tu lutteras sans défaillance pour arracher celle que tu aimes au
royaume des ténèbres, tu combattras à poitrine découverte contre
l'ennemi caché dans tous les buissons, tu exerceras ta force dans
une entreprise sérieuse et passionnée, et si tu succombes, si tu me
l'e viens seul et blessé, tu auras porté en toi l'amour dans un cœur
viril, tu n'auras pas versé les larmes de l'eunuque; la souffrance
t'aura grandi, tu seras un homme !
Courage, écris-moi tout, appelle-moi quand tu voudras, ton père
te bénit. H. Lemontier.
QUATRIÈME LETTRE.
EMILE LEMONTIER A SON PÈRE, A PARIS.
D'Aix en Savoie, 6 juin 1861.
J'arrive, je ne sais rien encore, je n'ai revu aucun de nos amis,
je m'enferme avec toi. Je veux te parler encore là, tout seul, dans
ma petite chambre, avant de reprendre le cours de ma vie d'orage.
J'ai besoin, avant tout, de te remercier pour le bien que tu m'as
fait. Père, c'est la première fois que tu me révèles le fond de ta
pensée. A te voir si doux, si modeste et si bon, même pour les mé-
chans, je croyais ton âme inaccessible à l'indignation. Ta sérénité
MxVDEAIOISELLE LA QUINÏINIE. 26 S
me faisait peur, je l'avoue; je la regardais comme le résultat de
cette noble et douloureuse lassitude, fruit du travail et de l'expé-
rience. Je croyais que tes années de labeur et de vertu avaient
creusé entre nous un abîme qui ne serait pas si tôt comblé! Tu m'as
traité comme un homme qu'on excite et non comme un enfant qu'on
apaise; je t'en remercie, et je te jure que tu as bien fait. Ta ten-
dresse a un peu hésité;... tu me croyais encore trop jeune... Pauvre
père, tu as tremblé en te laissant arracher le secret de ta force ; eh
bien! ne crains plus, j'étais mûr pour cette initiation, elle me re-
nouvelle, elle me baptise dans les eaux de la vie, elle me pousse en
avant. Tu voulais d'abord m'emmener loin à' elle , me distraire, me
faire voyager. — Et puis tu as compris que tout cela aigrirait mon
mal au lieu de le guérir, et tu m'as tendu la coupe en me disant :
(( Bois ce fiel et triomphe. »
Sois tranquille , je saurai souffrir, car à présent je vois un but
sublime à ma souffrance. Conquérir celle que j'aime, la disputer à
une mortelle influence, la sauver, l'emmener avec moi dans la sphère
de l'amour vrai, la rendre digne de cette passion sacrée que j'ai
pour elle, et me rendre digne moi-même de la lui inspirer; ré-
soudre le problème d'éclairer sa croyance en respectant sa liberté,
d'épurer sa foi sans lui enlever les vraies bases de sa religion : oui,
oui, je le tenterai, et si j'échoue, du moins rien ne m'aura fait re-
culer ou défaillir.
Et ne crois pas que cette passion soit le seul stimulant de mon
courage ! Me rendre digne de toi, être le fils de ta foi' et de ta vo-
lonté, c'est là mon ambition, maintenant que je t'ai compris. Oui,
mon père, tu es calme et doux parce que tu es absolu dans le vrai
et inébranlable dans la certitude. Tes idées sont simples, concises et
nettes; tu les as dégagées d'une suite d'études et de travaux qui se
présentent à mes yeux comme une puissante chaîne de montagnes,
et à présent tu t'es assis au faîte de la plus haute cime, tu as re-
gardé la terre étendue sous tes pieds, et puis, élevant tes mains vers
la Divinité, tu lui as dit : « IN on, le mal n'est pas ton œuvre ! il n'est
que l'ignorance du bien, et si tu abandonnes cette ignorance aux
châtimens qu'elle s'inflige à elle-même, c'est parce qu'ils doivent
la détruire. Ainsi tu as mis en chaque être, en chaque chose de la
création, l'agent fatal de sa transformation providentielle. L'erreur
doit se dévorer elle-même comme ces volcans déchaînés, qui, aux
premiers âges du globe, ont servi à constituer l'écorce terrestre,
berceau fécond de la vie. En toi est la source du bien, la loi du vrai,
et l'homme y boira de plus en plus à mesure qu'il te connaîtra. »
Consolé par la foi, tu t'es relevé, mon père, et le front baigné de
lumière, tu as souri à ces hommes qui te criaient : « Nous avons la
264 REVUE DES DEUX MONDES.
vérité; Dieu ne se révèle qu'à nous et pour nous! Maudit soit celui
qui nous résiste ! Notre parole l'extermine en ce monde, elle le dé-
voue aux enfers dans l'autre! »
Tu as souri de pitié, et ton âme a surmonté la colère; mais, la
flamme de la vérité dans le cœur, tu as poursuivi dans tous ses re-
tranchemens l'ignorance, qui, dans l'humanité, suscite tous les dé-
lires du mal. C'est bien, voilà où il faut en venir, et j'y arriverai.
Je serai doux et patient avec les hommes, inflexible devant le men-
songe; ceci sera ma religion. Je ne tuerai point, je ne maudirai,
je ne renierai aucun de mes semblables; mais j'aurai en exécration
les doctrines qui, au nom de Dieu, calomnient Dieu et combattent
la liberté humaine, le développement du vrai! Je ne fléchirai le
genou dans aucun temple d'où la liberté de penser sera exclue. Je
ne bénirai la main d'aucun homme ennemi de cette liberté, je n'ac-
cepterai aucun culte destructeur de la parcelle de vérité divine qui
s'appelle en moi amour et justice, je ne ferai plus grâce au pré-
sent par engouement poétique pour le passé, je ne m'abandon-
nerai plus à ces mollesses de l'âme qui, regrettant les joies de
l'imagination, les rêveries de l'enfance, abdique les austères de-
voirs de l'âge d'homme; je subirai toutes les persécutions, j'accep-
terai refl*et de toutes les vengeances : il faut que toute initiation
ait ses martyrs. Les tartufes d'aujourd'hui réclament ces gloires de
l'origine chrétienne; qu'ils nous les donnent, eux qui, se disant tou-
jours persécutés, se sont faits persécuteurs à leur tour ! Montrons-
leur qu'aujourd'hui les chrétiens c'est nous, et qu'ils sont, eux, les
pharisiens. Et si leur puissante conspiration contre la liberté hu-
maine atteint son but, s'ils parviennent, à défaut des bûchers de
l'inquisition, à rétablir la torture des cœurs et des consciences,
soyons prêts : je suis prêt, moi ! je les brave et les défie!
Je viens d'interrompre ma lettre pour recevoir et lire la tienne.
Ah! mon père, mon maître, mon ami, nos pensées ne se croisent
pas, elles se cherchent et s'embrassent. Tu vois! j'avais compris,
et je suis toujours sous le charme de ta parole, sous le coup de ta
vivifiante bénédiction. Oui, oui, je relirai cent fois tes lettres. Ne
crains pas de me donner la fièvre : je brûle de vivre, l'inaction me
tuerait !
A bientôt une plus longue lettre, et toi, écris-moi de Paris. Adieu,
je t'aime.
Henri entre chez moi et m'apprend que Lucie est de retour à
Turdy. Son père, le général La Quintinie, y est arrivé inopinément
hier soir. J'irai demain.
MADEMOISELLE LA QUINTIME. 265
CINQUIÈME LETTRE.
M*** A MADEMOISELLE LA QUIMINIE, AU CHATEAU DE TURDY.
Chambéry, 7 juin 1861.
Je m'inquiète un peu, non de cette joie que vous avez éprouvée
en apprenant l'arrivée de monsieur votre père, mais de l'empresse-
ment que vous avez mis à quitter M"^ de Turdy le soir même. J'ai
trouvé la bonne tante tout en émoi de vous savoir seule sur les
chemins à dix heures du soir. Ses braves serviteurs sont bien vieux,
ses vieux chevaux bien lents, et ce lac à traverser. . . Gomment avez-
vous fait, si, comme il est à craindre, votre barque ne vous atten-
dait pas? — Vous avez dû causer au général une bien agréable sur-
prise; mais, comme il ne vous appelait auprès de lui que pour le
lendemain matin, cette grande hâte était-elle si nécessaire?
Ne riez pas, mademoiselle, de voir votre ami s'inquiéter des pe-
tites choses. Quand il s'agit d'une personne telle que vous, les
moindres résolutions prennent de l'importance. Vous avez peut-
être cru me faire pressentir vos dispositions à demi-mot, et on peut
bien ne dire à son ami que la moitié d'un secret délicat. Puisque
vous autorisez la franchise de ma sollicitude, aussi fervente et aussi
désintéressée aujourd'hui qu'elle l'a été dans le passé, laissez-moi
vous dire ce que je pense de la situation de vos esprits. Ce jeune*
homme dont vous m'avez parlé vous occupe plus que vous n'osez
en convenir, et l'inquiétude que sa courte maladie vous a causée
n'était peut-être pas proportionnée au danger que sa vie a couru,
non plus qu'à la date si récente de vos relations.
Je n'ai pu vous témoigner que de l'étonnement, mais j'ai éprouvé
de la stupeur en apprenant que vous ne repoussiez pas l'idée de
vous unir à lui. Vous ne m'aviez pas dit son nom, et vous sembliez
croire que vous auriez sur sa conscience une influence à l'égard de
laquelle il ne m'est plus permis de me faire illusion. Souffrez que je
vous dise de quelle façon les renseignemens me sont venus, car je
ne veux pas que vous me supposiez capable de chercher la vérité
en dehors de vos paroles. Je n'ai pu vous dire encore la nature des
projets qui m'amènent ici. Ils vous seront soumis plus tard; mais ce
que je puis vous dire , c'est que je les ai formés avec une joie ex-
trême en songeant qu'ils me permettraient de vous revoir et de vous
dire de vive voix tout ce que les lacunes d'une correspondance
laissent de vague ou d'inachevé dans les relations du cœur et de
r esprit.
Je n'étais pas sans une certaine émotion au moment de vous re-
266 REVUE DES DEUX MONDES.
trouver. Je savais combien les idées échangées entre nous par lettres
depuis trois ans sont contraires à celles des deux principaux chefs
de votre famille, et c'est toujours une situation pénible pour une
âme délicate que celle dont votre confiance allait peut-être m'im-
poser les devoirs et les luttes. — Et puis, vous l'avouerai-je? je
craignais aussi ce que j'ai trouvé. J'avais comme un pressentiment
de la crise qui s'opère en vous. Vous m'aviez laissé prendre la très
douce habitude de recevoir vos lettres quatre fois l'an, et si j'ai
bonne mémoire, depuis le début de la présente année je n'en ai reçu
qu'une, et celle-ci de moitié plus courte et moins abandonnée que
les autres. Je me demandais donc comment vous recevriez le meil-
leur de vos amis, et si sa brusque apparition ne serait pas intem-
pestive, fâcheuse peut-être.
J'eus l'idée de vous écrire dès le soir de mon arrivée à Cham-
béry ; mais j'avais des instructions délicates et nécessaires à vous
donner sur ma situation, et je dus craindre qu'une lettre ne tombât
dans des mains ennemies. Je me rendis donc seul et à pied au bord
du lac, et, sous prétexte de promenade, je le traversai dans une
petite barque. Je demandai à voii' cette grotte dont vous m'aviez
souvent parlé dans vos lettres, cette chapelle érigée par vous à la
Vierge immaculée. .. C'est là, me disiez-vous, que souvent, aux heures
où le lac n'est guère parcouru par les oisifs, le soir ou aux premières
blancheurs de l'aube, vous aimiez à prier, les yeux tournés vers
cette pure étoile de l'Orient que nos saintes et poétiques litanies ne
craignent pas de comparer à la mère du Sauveur : Stella matutinaî
Je n'espérais pas, je ne désirais pas vous parler là; mais je me
demandais s'il ne serait pas possible d'y déposer une lettre que vous
ne manqueriez pas de trouver à l'heure de votre prière accou-
tumée.
C'est au moment d'aborder à cette grotte que j'appris votre ab-
sence du manoir; mais vous deviez revenir le lendemain, au dire
du batelier. Je feignis d'être indifférent à ce détail et de vouloir en-
trer seulement par dévotion dans la chapelle. Je n'osai pas laisser
de lettre; je déposai seulement aux pieds de la sainte image un bou-
quet de lis cueillis à Aix et liés d'un ruban qui ne pouvait pas me
faire reconnaître de vous, mais qui devait appeler votre prudente
attention sur un message subséquent plus explicite. Je ne pus m'ar-
rêter qu'un instant dans la grotte. Le batelier ne m'y faisait aborder
qu'avec une certaine crainte religieuse de vous déplaire. J'ai vu en-
suite aux discours de cet homme, que j'ai interrogé sur votre compte
comme s'il s'agissait pour moi d'une personne étrangère à ma vie,
combien votre nom était en vénération parmi ces gens pieux et
simples.
MADEMOISELLE LA QUINTINIE. 267
Pourtant ce batelier, qui parlait plus qu'il n'y était provoqué, me
fit entendre qu'il était encore question pour vous d'un mariage, et
que depuis quelque temps un jeune homme, qu'il appelait Valmare,
était assidu au manoir de Turdy. Je ne poussai pas plus loin des in-
vestigations qui déjà dépassaient les limites de la curiosité permise.
Je n'attachais d'ailleurs qu'une médiocre importance à cette nouvelle
obsession de mariage qui pouvait échouer auprès de vous comme
les précédentes, et je voulus ne tenir que de vous les effets de votre
confiance.
De retour à Ghambéry, j'ai su, dès le lendemain, votre retraite
aux carmélites, et je n'ai pas cru devoir la troubler. Que sont les
conseils d'un ami auprès de ceux que vous demandiez à Dieu même?
Je me bornai à vous informer par un billet du nom que vous deviez
m' entendre donner et du silence que vous feriez bien de garder à
certains égards, quand j'aurais l'honneur de vous être présenté par
M"^ de Turdy. Dès lors j'attendis avec résignation, et l'âme rem-
plie d'espérance, la fm et l'effet de votre semaine de retraite et de
méditation chez les saintes filles de ***.
Dimanche dernier, lorsque votre respectable tante me pria de l'ac-
compagner à' ce couvent pour vous entendre chanter et de là vous
ramener chez elle, j'eus un moment d'hésitation intérieure. Ce n'est
pas à travers une foule que j'eusse préféré vous entendre, et puis je
ne sentais pas dans M"'' de Turdy l'auxiliaire sur lequel vous m'aviez
toujours dit de compter. Cette vénérable dame est pieuse et croyante
sans aucun doute, mais elle fait grand cas du monde et de ses va-
nités. Elle est fort engouée de la perpétuité de sa noble race, et,
tout en décernant à ce qu'il lui plaît d'appeler mon éloquence des
éloges un peu puérils, elle m'a semblé compter sur moi pour vous
influencer à l'occasion dans un sens tout contraire au but qui jus-
qu'à ce jour avait fait l'objet de vos désirs.
Vous m'avez donc vu assez contraint, et dans l'impossibilité de
m' expliquer clairement sur quoi que ce soit devant elle. J'ai man-
qué totalement de prétexte pour me trouver seul avec vous, et je
dois noter ceci, que vous n'en avez fait naître aucun. Elle a parlé du
désir de votre grand-père de vous marier prochainement, et vous
n'avez point dit que vous fussiez décidée à refuser.
J'attendais que d'une manière détournée, et comme par hasard,
vous me missiez au courant des faits. Vous vous êtes très prudem-
ment abstenue. Une seule chose m'a donné l'espoir d'une confé-
rence prochaine : c'est quand vous avez parlé à M'^" de Turdy de
cette sieste qu'elle fait ordinairement à huit heures du soir, en at-
tendant que, vers neuf heures, son salon se remplisse de ses vieux
habitués jusqu'à onze. Je me suis probablement mépris sur vos in-
268 REVUE DES DEUX MONDES.
tentions... Quoi qu'il en soit, j'en ai pris note; mais, obligé par des
soins particuliers de m'éloigner un peu de Ghambéry , ce n'est qu'hier
soir que j'ai pu vous renouyeler ma visite. Qu'ai-je trouvé? M''^ de
Turdy seule, fort éveillée et fort alarmée de la précipitation de votre
départ. Sous le coup de cet événement, j'ai pu sans affectation la
rendre expansive, et c'est d'elle que j'ai appris la maladie du jeune
homme qui vous avait si fort inquiétée et l'empressement que vous
aviez montré de retourner à Turdy. Je savais déjà d'autres détails
sur vos relations avec M. Lemontier, car c'est de M. Lemontier fils
qu'il s'agit, et nullement de M. Henri Valmare, comme on me l'avait
dit d'abord. Je dois vous faire savoir comment le hasard m'avait
éclairé sur ce point. Ayant eu avant hier l'occasion de passer à Aix
quelques heures, j'attendais sur la promenade une personne à qui
j'avais donné rendez-vous, quand je me suis croisé tout à coup, dans
une allée, avec M'^^ Élise Marsanne, accompagnée d'une parente que
je ne connais pas et d'un jeune homme que j'ai su être M. Henri Val-
mare. J'ai sur-le-champ reconnu Élise malgré le changement qui
s'est fait en elle avec les années; mais soit que j'aie changé bien
plus qu'elle, soit qu'elle n'ait jamais beaucoup remarqué ma figure
au couvent de *** à Paris, soit enfin qu'elle n'ait pas le don de l'ob-
servation ou le sens de la mémoire bien développé, elle m'a re-
gardé un instant avec une légère hésitation, et ne s'est souvenue de
rien. Je vous signale ce fait pour que vous ne l'aidiez point à se sou-
venir, si elle ne vous interroge pas, et pour que vous l'engagiez à
se taire, si ses questions vous mettaient en péril de mentir.
Je la crois encore, sinon pieuse, elle ne l'a jamais été, et son air
n'annonce point qu'elle le soit devenue, du moins assez soumise à
l'autorité religieuse pour ne point oser me susciter d'obstacles. Dites-
lui donc que le nom sous lequel elle m'a connu n'est plus celui que
je porte, et que j'ai le droit de porter désormais. Quant à mon état,
je ne dois pas l'afficher en ce moment; j'ai pour cela des motifs qui
échappent à la discussion frivole, et qu'elle respectera, si elle se
rappelle l'attachement filial qu'elle a eu pour moi. Parlez-lui en ce
sens. C'est à vous que je confie le soin de ma liberté d'action pour
le moment. Ces précautions sont l'affaire de quelques jours, pas da-
vantage.
Vous allez vous demander comment, ne pouvant me faire recon-
naître de M"^ Marsanne, j'ai su d'elle tout ce qui vous concernait :
le hasard m'a servi à l' improviste. Ramené à un banc de verdure
que j'avais choisi fort ombragé à cause de la chaleur, je me suis
trouvé séparé du groupe dont elle faisait partie par un rideau de
plantes grimpantes serrées sur un treillage, et, sans chercher à
écouter, j'ai entendu toutes les réflexions qu'elle échangeait sur
MADEMOISELLE LA QUINTINIE. 269
votre compte avec la personne qu'elle appelait sa mère et ce jeune
Valmare, qui me paraît être son fiancé. Elle disait que votre ma-
riage avec Lemontier ne se ferait pas, malgré l'inclination pronon-
cée que vous aviez l'un pour l'autre, parce que jamais M'^^ de Turdy
ne consentirait à vous laisser porter un nom sans titre et sans par-
ticule, et parce que le général devait avoir en horreur un nom com-
promis par des opinions anarchiques.
A ces raisons, légèrement alléguées selon moi, elle en ajoutait
une plus sérieuse, qui m'a frappé : Lucie rompra tout, disait-elle,
quand elle verra qu'Emile n'a aucune religion et prétend être l'u-
nique confesseur de sa femme.
Là-dessus M. Valmare a répondu d'un ton assez grave des choses
péremptoires et bien faites pour donner du poids aux paroles d'ÉHse.
D'après les réflexions de ce jeune homme, j'ai compris que Lemon-
tier fils était le parfait disciple de son père, un esprit fort dans
toute l'acception du mot, c'est-à-dire un de ces prétendus penseurs
de la pire espèce, qui feignent je ne sais quelle fantastique religio-
sité panthéiste et je ne sais quelle morale épurée tirée du christia-
nisme, à la manière des protestans, qui osent se dire plus catholi-
ques que nous dans le vrai sens du mot.
La définition que le jeune Valmare donnait de ce qu'il lui plaît
d'appeler les principes de son ami m'avait donc suffisamment édifié,
et lorsque votre tante m'a nommé le prétendant à son tour, je n'ai
pu me résoudre à lui cacher ma surprise et mon inquiétude. J'ai
reconnu avec une surprise nouvelle qu'elle ne s'opposait point à ce
projet d'union, qu'elle faisait bon marché du nom, qu'elle était sé-
duite par le chiffre d'une fortune au moins égale à la vôtre, et sur-
tout par l'intérêt que vous paraissiez porter au jeune Lemontier.
C'est alors que, m' ouvrant son cœur comme si elle m'eût connu de-
puis dix ans, elle m'a dit les sentimens que vous lui aviez confiés ou
qu'elle vous attribue,... car je ne puis me persuader que vous ayez
pris si grande confiance en un étranger apparu depuis si peu de
jours dans votre existence. Vous prétendez, selon votre tante, qu'il
n'a rien d'un athée, qu'il croit aux principaux dogmes de la foi, et
que vous avez la ferme espérance de le convertir au culte des vrais
fidèles. M''« de Turdy, qui me paraît fort crédule, partage cette
illusion, et a fait tout son possible pour me la faire partager. Selon
elle, ce serait une gloire pour vous et un triomphe pour la religion,
si le fils d'un homme dont les dangereux écrits sont tristement cé-
lèbres abjurait pubhquement ses erreurs en vous épousant. Elle
croit que l'amour fera ce miracle, que Dieu n'a pu faire, et j'ai dû
combattre de telles espérances avec des argumens que je viens vous
répéter et vous soumettre en peu de mots.
270 REVUE DES DEUX MONDES.
Non, ma chère Lucie, — laissez-moi vous donner encore ce doux
nom de votre enfance si pure et de votre adolescence si édifiante,
— non, l'amour profane ne fait point de miracles sérieux. 11 est ca-
pable de toutes les hypocrisies, et, s'il est sincère, il se prête aveu-
glément à tous les sophismes. Pour vous obtenir, bien des hommes
seraient capables de tout; mais l'amour vrai, l'amour sacré, l'amour
de l'âme n'habite point le cœur de l'incrédule, et quand la passion
charnelle est assouvie, le vieil homme reparaît. 11 a des sophismes
nouveaux à son service pour expliquer au profit de son parjure ceux
qu'il a invoqués pour faire croire à sa conversion. Il est le chien de
l'Écriture qui retourne à son vomissement. Il brise ce qu'il a adoré,
il adore de nouveau ce qu'il a brisé, et chaque jour le voit devenir
semblable au figuier stérile, à la mauvaise terre où l'ivraie repousse.
Lucie, ouvrez les yeux, il en est temps encore, ce jeune homme
veut vous perdre, et il vous perdra, si vous ne le fuyez. Il est doué,
dit-on, d'une certaine instruction, probablement superficielle, qui
vous éblouit. Il a hérité de son père la grâce des manières et le
charme de la parole. Enfin il a une figure régulière et des yeux
expressifs... Combien il leur est facile de plaire, à ceux que l'aus-
térité de leur vie et les ordres rigoureux de leur conscience n'en-
veloppent point du suaire des renoncemens sublimes! Ils n'ont ni
mérites ni vertus, ils sont des enfans sans pureté, des hommes
sans mœurs, des chrétiens sans Dieu; ils se montrent et ils plaisent!
Quoi! mademoiselle, vous! vous-même! vous qu'une véritable
vocation semblait animer, vous qu'un céleste rayonnement de la
grâce semblait couronner de l'auréole des saintes et de la splendeur
des vierges choisies pour le ciel,... parce qu'^Y est jeune, parce
qu'?7 est beau!...
Mais je ne veux pas vous faire de reproches, je n'ai sur votre con-
science que des droits fraternels, et d'un jour à l'autre vous pou-
vez me les retirer. Ma douleur serait grande, si ma sollicitude bles-
sait votre juste fierté... Ah! Lucie, en ce rapide instant que j'ai
passé dans la grotte du lac, j'avais bien prié pour vous cependant!
J'avais mis dans une minute de prosternation toute une vie de dé-
vouement et de ferveur! C'était un seul cri de l'âme, mais un de
ces cris qui parfois ébranlent la voûte du ciel et montent jusqu'au
trône de Dieu! Le jour où je vous ai entendue chanter dans l'église
des carmélites, votre voix, devenue si belle, avait des accens si ma-
gnifiques d'adoration et de candeur, que je crus ma prière exau-
cée et que des larmes de joie et de reconnaissance baignaient mon
visage... Je ne vous voyais pas, mais votre âme était devant mes
yeux comme une lumière ineffable.. . Et à présent vous voilà ren-
due aux misérables épreuves de la vie, vous voilà choisissant le
MADEMOISELLE LA QUINTINIE. 271
chemin rempli d'embûches, et infatuée de l'espoir d'un chimérique
triomphe ! Et quand vous l'obtiendriez, ce triomphe si précaire de
faire plier un instant les deux genoux à un impie, qu'est-ce que
cela au prix de ce que vous perdez de gloire, de bonheur, en renon-
çant à l'hymen du Christ! Eh quoi! cet obscur enfant du siècle est
une conquête plus précieuse que la palme immortelle et la lampe
éternellement resplendissante des vierges sages !
Adieu, Lucie, le jour paraît, et le sommeil ne m'a point visité.
J'ai beaucoup prié en songeant à vous. Votre réponse dictera ma
conduite. Selon ce que vous lui prescrirez, votre ami s'abstiendra
'le toute sollicitude importune, ou s'introduira au manoir de Turdy
ous le nom de Moreali.
SIXIÈME LETTRE.
LUCIE A M. MOREALI, A CHAMBÉRY.
Château de Turdy, vendredi soir 7 juin.
Monsieur et ami, votre lettre, furtivement remise par un inconnu,
m'a surprise et touchée; mais, est-ce votre faute ou la mienne? c'est
la première fois qu'une lettre de vous ne m'apporte point une sa-
tisfaction sans mélange. Je trouve dans celle-ci comme un ton de
blâme et d'amertume, et, je veux vous le dire avec la franchise à
laquelle vous m'avez autorisée, des expressions qui me blessent, des
idées que je ne connais pas. J'y vois bien votre constante sollicitude
pour moi, le zèle que vous avez pour mon salut, la ferveur enthou-
siaste de votre piété; mais la délicatesse de votre amitié fraternelle,
la charmante pureté de votre entretien paraissent avoir souffert, de
vos préoccupations, quelque atteinte singulière qui me contriste
sans que je puisse dire pourquoi. J'examine ma conscience et je ne
la trouve pourtant pas si coupable. Je m'interroge avec crainte et
je ne sens rien de déchu dans mon être, rien de souillé dans mes
pensées. Yous me reprochez une réserve prudente qui n'est pas
dans mon caractère, et que le mystère dont vous entourez votre
présence me commandait absolument. Je ne sais rien feindre, et je
vous avoue qu'en parlant de la sieste de ma bonne tante, je ne son-
geais pas du toulj à vous avertir d'en profiter. Ce que j'attendais,
moi, dans cet entretien plein de contrainte que nous avons eu de-
vant elle, c'est qu'il vous vînt l'idée de lui confier le nom sous le-
quel je vous ai connu jusqu'ici. Ce nom, que je lui ai souvent répété
en lui faisant part de vos lettres, lui eût expliqué notre liaison.
Ma tante est faite pour garder un secret, et j'eusse trahi le vôtre
sans inquiétude, si vos regards n'eussent exprimé une méfiance et
272 REVUE DES DEUX MONDES.
une crainte particulières. Laissez-moi vous dire, mon ami, que si je
respecte les mystères de nos dogmes sacrés, je n'aime pas ceux qui
ne tiennent qu'aux intérêts de l'église. A coup sûr, vous vous êtes
dévoué à une œuvre de propagande dont le résultat doit être selon
Dieu; mais quel est donc le bien qu'on ne peut pas faire ouverte-
ment ? Ces allures de conspirateur conviennent-elles à un homme
de votre caractère ?
Quant à moi, je ne saurais aller plus avant dans cette sorte de
complicité. Je vous supplie de vous ouvrir franchement à ma tante,
puisque vous voilà déjà lié avec elle, et de ne pas me demander de
tromper mon grand-père et mon père; autorisez-moi au contraire à
leur parler de vous ou à ne leur annoncer votre visite qu'après les
avoir mis dans votre confidence. Mon père n'apportera probable-
ment aucun obstacle à nos rapports : depuis plus d'un an que je ne
l'ai vu, je sais qu'il s'est fait^en lui un changement extraordinaire,
et que ses anciennes idées sont comme si elles n'avaient jamais été.
C'est là une chose importante dont nous parlerons à loisir, si nous
pouvons causer sans abuser de la confiance de personne.
Pour mon grand -père, il sera plus difficile de le persuader : il
m'en a coûté de ne jamais lui parler de vos lettres; mais son op-
position à ma croyance lui était si douloureuse que j'ai cru faire
mon devoir en évitant tout sujet de discussion. Pourtant lui aussi
s'est modifié et radouci devant la douceur et la tendresse, et de ce
que la tâche est difficile, je n'y renonce pas. Dites-moi que vous
tenez essentiellement à être reçu chez nous à Turdy, et j'essaierai
avec courage, mais toujours sous la condition de ne pas mentir, de
vous y faire bien accueillir de tout le monde.
Mettez ma conscience en repos sur tous ces points, et si nous
n'arrivons pas à ce résultat de pouvoir nous parler, je vous écrirai
une longue lettre sur l'état de mon âme et sur le fond de mes pen-
sées. Vous y verrez, je l'espère, que je mérite toujours votre estime,
votre fraternelle et bienfaisante affection. Lucie.
SEPTIÈME LETTRE. *
M*** A MADEMOISELLE LA QUINTINIE, AU CHATEAU DE TURDY.
Ghamtéry, 8 juin.
Mademoiselle,
Si j'avais une mission secrète, ce secret ne m'appartiendrait pas,
et je n'hésite pas à vous dh^e que vous n'auriez, ni comme femme
bien pensante, ni comme chrétienne orthodoxe, le droit de censure
et d'examen sur les démarches officielles ou secrètes qui tendent à
MADEMOISELLE LA QUINTINIE. 273
assurer le triomphe de la religion et la prospérité de l'église. N'es-
sayez pas de faire une distinction spécieuse entre ces deux termes
identiques : ce serait une hérésie dont votre nouvel ami vous aurait
infectée. J'espère que vous n'en êtes point encore là, et que vous
reconnaîtrez la nécessité où nous pouvons être, dans ces temps de
persécution, de cacher nos actes les plus purs et les plus méritoires.
Les premiers chrétiens célébraient les divins mystères au sein des
catacombes de Rome. Étaient-ils des conspirateurs et des traîtres?
Mais je n'ai de mission secrète ni publique ; rassurez-vous. Un
scrupule qui vous honore du reste vous fait hésiter à tromper vos
parens. S'il le fallait absolument pour le service de Dieu et de l'é-
glise, je vous absoudrais du péché en toute conscience; il ne le faut
pas cependant, et cela ne sera pas. J'ai devancé vos confidences à
M"^ de Turdy. Elle sait maintenant qui je suis, elle me connaissait
déjà par les lettres de moi que vous lui aviez communiquées. J'ai
toute sa confiance et même son amitié.
Quant au général, je sais maintenant que je pourrai m'ouvrir à
lui aussi. Mademoiselle votre tante m'a fait connaître l'heureux
changement qui s'est opéré dans son esprit, et dont ses lettres té-
moignent. Je compte lui être présenté par elle dès qu'il viendra la
voir. Il ne reste donc que votre grand-père à ménager à cause de
ses préventions particulières. Je crois que nous pourrons éviter le
contact avec lui, et mettre ainsi votre sincérité à l'abri de toute
souffrance.
Vous me trouvez changé, Lucie; n'est-ce point vqus qui l'êtes?
Et d'ailleurs pouvez-vous dire que vous ayez jamais connu en moi
une personnalité quelconque voulant se placer entre vous et Dieu ?
Vous avez cru découvrir en moi quelques lumières, et vous m'avez
consulté comme on consulte un frère aîné doué d'expérience et plein
de dévouement. Toute ma sagesse consistait, soyez-en sûre, dans
une sincérité d'affection que vous ne rencontrerez nulle part aussi
entière et aussi pure. Ma tâche était facile. Il n'y avait jamais eu de
discussion entre nous, et jamais vous ne m'aviez confié un projet
de votre esprit, un vœu de votre cœur, que je ne fusse en mesure de
bénir et d'approuver. Votre foi était si belle, si large, si tranquille!
Elle paraissait assurée à jamais, et l'on ne pouvait que remercier
Dieu de vous avoir faite telle que vous étiez! J'ai donc pu vous pa-
raître optimiste et tolérant par nature. Je ne le suis pas, Lucie; j'ai
trop souffert en ce monde pour croire qu'on y trouve le bonheur, et
j'ai trop sondé les abîmes de ma propre faiblesse pour croire qu'il y
a des fautes légères devant le tribunal d'une conscience vraiment
chrétienne. Pécheur entre tous, je ne me flatte donc pas d'avoir ex-
pié mes propres chutes, et si quelque chose pouvait m'en adoucir
TOME XLIV. 18
•274 REVUE DES DEUX MONDES.
l'amer regret, c'est le spectacle que me donnait l'épanouissement
de vos vertus. Hélas! dois-je renoncer à cette joie si sainte? Suis-je
destiné à l'horrible épreuve de vous voir quitter le commerce des
anges et les voies du bien éternel?
Quelques expressions de ma dernière lettre ont eu le malheur de
vous déplaire. Je ne sais lesquelles; mais, si elles portent la plus
légère atteinte au noble attachement que je vous ai voué, je les re-
tire et les désavoue. Il faut me pardonner d'être devenu un peu
sauvage dans la retraite où j'ai passé ces derniers temps, auprès
d'un de ces esprits de forte race qui ne connaissent pas les mena-
gemens, parce qu'ils se placent de droit au-dessus des vaines con-
venances.
Et puis C3tte langue italienne, dans laquelle j'ai pris l'habitude
d'écrire et de penser, est aussi plus primitive que la nôtre dans ses
allures. Elle définit mieux les cas de conscience, elle épargne moins
les susceptibilités de la pudeur. J'ai à me corriger et à me repren-
dre, d'autant plus que, par nature, j'ai le malheur d'être un homme
de premier mouvemerlt. Pardonnez-moi donc, Lucie; épargnez-moi
le calice de perdre votre amitié et de ne plus pouvoir travailler effi-
cacement avec vous à l'œuvre bénie de votre salut éternel.
Votre ami M....
HUITIÈME LETTRE.
HENRI VALMARE A M. H. LEMONTIER, A PARIS.
Aix en Savoie, 8 juin 18G1.
Monsieur et ami.
Je sais que vous avez déjà reçu des nouvelles d'Emile depuis son
retour de Lyon, et je viens seulement, d'après vos ordres, vous con-
firmer le bon état de sa santé. J'en voudrais dire autant de son es-
prit, auquel un peu de calme serait fort nécessaire ; mais il y a là
encore bien de l'agitation en dépit de lui-même et de vos bons con-
seils. Je ne me permettrai pas de vous donner sur la circonstance
l'avis d'un petit blanc-bec de mon espèce. Pourtant la sincérité dont
je me pique et l'affection que je vous porte à tous deux me com-
mandent de vous dire que je n'augure rien de bon de ce projet de
mariage, — qu'il s'accomplisse ou qu'il se dénoue. Du moment
qu'Emile ne veut pas transiger avec ce que j'appellerai les nôcessitês
du temps, et du moment surtout que vous l'approuvez dans l'austé-
rité de ce principe, je ne vois plus la nécessité d'une lutte où il sera
vaincu à coup sûr, et dont la durée rendra ses regrets beaucoup
plus sensibles. J'eusse préféré qu'il écoutât le conseil de votre pre-
MADEMOISELLE LA QUINTINIE. 275
mier mouvement, qu'il partît avec vous pour Paris et qu'il s'effor-
çât d'oublier une personne dont le mérite est incontestable, mais
dont le caractère me paraît inflexible. C'est l'avis de son amie
M"^ Marsanne, qui la connaît bien, et ce serait peut-être aussi le
vôtre, si vous jugiez utile de la voir et de pénétrer dans sa famille.
Emile m'a dit que vous aviez eu cette intention d'abord, mais que,
réflexion faite, vous aviez craint de l'engager trop lui-même en vous
montrant. C'est là un cercle vicieux d'où je prévois qu'il sera mal-
aisé de sortir.
Permettez-moi d'insister sur cette situation, monsieur, et de vous
confier un souci de ma conscience. Vous savez tout, Emile vous a
tenu au courant, M'"^ Marsanne vous a écrit... Vous n'ignorez donc
pas que, sans le vouloir, je me suis trouvé en rivalité de position
avec Emile auprès de la charmante Élise. Croyez bien que jamais je
n'eusse donné cours à mon inclination naîssantey si Emile ne m'y
eût autorisé par ses confidences et ses encouragemens. Il m'a juré
que vous l'autorisiez, lui, à ne pas se marier sans amour, il m'a juré
aussi qu'il n'aurait jamais d'amour que pour Lucie. N'ai-je pas été
bien jeune, bien enfant, moi qui me pique de raison, de prendre
cet enthousiasme si spontané au pied de la lettre? Je crains de vous
avoir déplu, je crains d'avoir été un mauvais ami, et d'avoir, au
beau milieu de cette promenade matinale de notre vie, saisi avec
empressement le meilleur chemin, en laissant mon aventureux ca-
marade s'engager follement dans les abîmes! Si je suis coupable
d'égoïsme, grondez-moi et arrêtez-moi. Rien n'est perdu peut-être.
Elise n'a encore pris envers moi aucun engagement, non plus que
moi envers elle. Elle est encore assez jeune pour que sa mère ne
soit point pressée de fixer son avenir. Emile peut un jour, bientôt
peut-être, renoncer à Lucie et regretter Élise... Enfin dites un mot,
et je retourne à Paris sur-le-champ. Je suis peut-être égoïste de
premier mouvement; mais vous m'avez toujours dit qu'au fond du
cœur j'étais un assez bon diable, et je suis jaloux de ne pas vous
faire mentir pour la première fois que je me vois à l'épreuve. Le
sacrifice me serait un peu dur, je l'avoue, beaucoup plus dur qu'il ne
l'eût été il y a environ un mois, quand Emile m'a interrogé pour la
première fois; mais il n'est pas encore impossible , et impossible ou
non, si la délicatesse et l'amitié l'exigeaient!... Vous voyez, d'après
ma soumission, que je peux encore vous prendre pour arbitre sans
compromettre le bonheur de M"^ Marsanne, jusqu'ici fort peu im-
patiente de faire son choix.
Nous avons tous passé l'après-midi à Turdy pour y fêter le re-
tour de M"« La Quintinie dans ses pénates. Je ne vous dirai rien de
ce qui s'est passé entre elle et Emile, d'abord parce qu'en ce mo-
276 * REVUE DES DEUX MONDES.
ment il est, j'en suis bien sûr, occupé à vous l'écrire, ensuite parce
que je crois qu'il ne s'est rien passé du tout. Nous avons été tous
fort guindés et presque glacés par la présence d'un nouveau per-
sonnage, le général La Quintinie, père de la jeune personne, un
être fabuleux en vérité, et auquel je ne puis penser sans rire tout
seul en face de mon encrier, en dépit du sérieux de mes réflexions
sur tout ce qui vous préoccupe. Je crois que c'est une réaction ner-
veuse contre la gravité qu'il m'a fallu soutenir toute la soirée.
Je m'explique à présent l'épithète à' imposant qu'un jour, avec
un certain sourire moqueur, le vieux Turdy appliquait à son gendre
en parlant de lui, à Emile et à moi, avec éloge. Figurez-vous le gé-
néral, un homme de soixante-cinq ans, un ancien beau de 1830,
très dévasté par les campagnes d'Afrique, un brave, un lion, mais
parfaitement incapable, et que de notables fautes ont relégué défi-
nitivement, dit-on, dans les emplois pacifiques et honorables. Ce
guerrier naïf croit que quelques marques imprudentes de regret
pour les princes d'Orléans ont entravé sa carrière, et il passe sa
vie à justifier de très honnêtes sentimens dont il voudrait bien se
faire un héroïsme politique. Gela est difficile à concilier avec l'en-
thousiasme qu'il proclame pour le gouvernement actuel; mais j'ai
remarqué souvent, et l'histoire du siècle en témoigne, qu'il y a
pour quelques hommes un code tout spécial de fidélité militaire,
particulièrement pour les hauts grades. Servir la patrie est un grand
mot qui implique un magnifique devoir, celui de la défendre contre
l'ennemi du dehors, quelle que soit la couleur du drapeau. Sans
aucun doute, M. La Quintinie a ce principe dans le cœur et le met-
trait encore volontiers en pratique; mais il est de ceux qui adorent
tous les pouvoirs, quels qu'ils soient, et qui font, des hommes qui
se succèdent sur les trônes, une galerie de fétiches également re-
grettables, mais également autorisés à se chasser les uns les autres.
Ainsi le général est à la fois légitimiste, orléaniste et bonapartiste,
ce qui ne l'empêche pas d'avoir quelquefois une parole de sympa-
thie pour le général Cavaignac à cause des journées de juin 18i48.
Ce qui le fascine, c'est l'autorité et ce qu'il appelle invariablement
la vigueur. Ainsi les princes d'Orléans avaient de la vigueur, le gé-
néral Cavaignac a eu de beaux momens de vigueur, et l'empereur
Napoléon III est un homme de vigueur. Quant aux légitimistes, ils
prennent place dans sa considération à cause de la vigueur de leur
principe, qui est d'arrêter l'anarchie des esprits, comme le souve-
rain d'aujourd'hui a la vigoureuse mission de réprimer l'anarchie
des événemens. Je ne sais pas si les souverains font grand cas de
ces admirations banales, ni si elles leur sont véritablement utiles;
mais je sais que le général La Quintinie est le plus ennuyeux apo-
MADELMOISELLE LA QUINTINIE. 277
logiste du pouvoir que j'aie jamais rencontré. C'est là, j'imagine, le
mauvais côté, le côté excessif de l'esprit militaire. Le fétichisme
outré de la discipline doit produire ces types, exceptionnels, je
l'espère, d'engouement aveugle pour toutes les causes qui triom-
phent. Le général La Quintinie est un modèle du genre, et, pour
compléter la liste de ses croyances variées et assorties, il s'est fait
dévot depuis peu, et tient déjà pour le pouvoir temporel avec fureur.
Il faut vous dire, pour excuser ce sabreur papiste, que s'il a beau-
coup fait brûler de poudre en sa vie, il n'en a pas inventé le plus
petit grain. Je le crois d'une bonne foi parfaite dans ses inconsé-
quences, et le grand cas qu'il fait de lui-même ne doit d'ailleurs
pas lui permettre de s'interroger et de se reprendre sur quoi que ce
soit. Cette foi en sa propre infaillibilité se trahit dans la raideur et
l'aplomb de toute sa personne. Son cou est ankylosé, à coup sûr,
par la majesté du commandement. Il coupe son pain avec une di-
gnité hautaine; il avale sa côtelette d'un air féroce; il ne touche à son
verre qu'après l'avoir regardé d'un œil menaçant, et si son fromage
se permettait de lui résister, il lui passerait son sabre au travers du
corps. Son œil rond lance des éclairs sur les paltoquets qui se per-
mettent d'avoir une opinion quelconque avant qu'il n'ait émis la
sienne. Il a avec le vieux Turdy le ton bref et rogue d'un caporal
parlant à un conscrit. Sa voix rauque a la prétention d'être ton-
nante, et les vieux domestiques de son beau-père prennent devant
lui des poses de volaille effarouchée. M"^ Lucie n'a pourtant pas
l'air de le craindre, et le grand-père, qui ne manque pas de malice,
le traite poliment de crétin sans qu'il s'en aperçoive. Il se pourrait
bien que ce pourfendeur au service de toutes les causes gagnées fût
dans son intérieur le plus doux et le meilleur des hommes.
Emile l'a trouvé insupportable ; mais il a fait bonne contenance,
et j'ai admiré le courage qu'il a eu de ne pas le railler; je m'en
suis abstenu aussi dans la crainte de brouiller les cartes : aussi nous
avons tous bâillé à nous décrocher la mâchoire.
Ceci n'est encore que plaisant, mais je crains que ce guerrier à
courtes vues n'apporte de nouveaux embarras à la situation. Il nous
a déjà fait entendre clairement qu'il fallait de la religion, et qu'une
famille impie ne pouvait prospérer. Emile, qui a du sang-froid et
qui se pique d'être plus religieux que les dévots, lui a répondu gra-
vement qu'il était de son avis : le grand La Quintinie a paru flatté
de cette adhésion; mais gare l'interrogatoire en détail! Je doute
qu'Emile soutienne l'assaut sans que la bombe éclate.
Répondez deux lignes paternelles, cher monsieur, à l'offre très
sérieuse qui fait le fond de cette lettre absurde, et croyez-moi très
sérieusement votre serviteur dévoué sans réserve.
Henri Valmare.
278 REVUE DES DEUX MONDES.
NEUVIÈME LETTRE.
EMILE LEMONTIER A SON PÈRE.
Aix, 8 juin 18C1.
Henri m'a promis de t' écrire ce soir et de te faire, comme il l'en-
tend, le portrait d'un certain général que, pour ma part, j'ai trouvé
plus fâcheux que divertissant. Ce qu'il t'importe de savoir, c'est
dans quelles dispositions j'ai retrouvé Lucie. Ah! mon père! Lucie
est bien bonne, elle est adorable, et que je sois un jour le plus heu-
reux ou le plus malheureux des hommes, je l'aime avec idolâtrie.
Je l'ai trouvée pâle, fatiguée et pourtant plus active que de cou-
tume, agitée presque à mon arrivée, comme si elle m'eût attendu
avec impatience. Elle m'a serré la main à la dérobée tout en embras-
sant M'"^ Marsanne et Élise, dont les voltigeans atours nous déro-
baient un instant à la vue du général, et il me semble qu'il y avait
dans ce serrement de main une tendresse réelle. Elle m'a présenté
ensuite à son père en lui disant d'un ton confiant et décidé : — Voici
M. Lemontier dont je vous parlais tout à l'heure. — Puis elle m'a
interrogé sur ma maladie, sur mon voyage à Lyon et sur toi, avec
une sollicitude non équivoque et des regards inquiets et attendris
qui m'ont rafraîchi et ranimé jusqu'au fond du cœur; mais ce qui
m'a rendu fou de bonheur, c'est qu'elle a chanté pour moi, oui,
pour moi seul. Son père l'avait priée de chanter, et elle se disait un
peu souffrante. J'ai dit que j'allais me retirer, et que sans doute elle
chanterait pour son père, car en ce moment nous étions seuls avec
lui au salon. — Je chante toujours pour mon père et pour mon
grand-père, a-t-elle répondu, et jamais pour les autres, parce que
je ne sais que de la musique sérieuse qui ennuie généralement;
mais, si vous me dites que vous aurez du plaisir à m' entendre, je
chanterai.
Avant que j'eusse répondu, le général a braqué sur moi ses gros
yeux ronds, et m'a dit d'un ton moitié agréable, moitié furieux,
— je ne sais pas encore lire dans cette physionomie hétéroclite, —
que j'étais privilégié, et que j'eusse à mériter cette gâterie.
— Ce n'est pas une gâterie, a repris Lucie. C'est tout bonnement
parce qu'il est l'homme le plus sincère que je connaisse, et que s'il
me demande de chanter, ce n'est pas pour être poli et bâiller en-
suite en cachette; c'est parce qu'il a envie que je chante.
J'ai dit oui, elle s'est mise au piano, annonçant qu'elle ne chan-
terait qu'à demi- voix, et, se tournant vers moi, elle a ajouté : — Ce
n'est pas par avarice, c'est pour ne pas couvrir le bruit de la cas-
cade qui empêche les promeneurs du jardin de m'entendre. — Et
comme je l'aidais à chercher son livre de musique, elle m'a encore
3IADEM0ISELLE LA QUINTINIE. 279
dit tout bas : — Dès qu'ils rentreront, ne me demandez pas de con-
tinuer. Je chanterai tant que vous voudrez quand nous serons seuls
avec mes parens.
Elle a chanté un vieux air italien d'une ravissante simplicité, et,
comme elle le disait en effet à demi-voix et avec une douceur suave,
le général s'est endormi à la dixième mesure. Elle a réprimé un sou-
rire en me disant du regard : — Vous voyez l'effet ordinaire de ma
musique ! — mais elle a bien vu que je buvais comme une rosée du
ciel cette mélodie adorable , si adorablement exprimée , et ses yeux
se sont attachés sur les miens avec une fixité calme, une confiance
absolue. Jamais encore elle ne m'avait regardé ainsi : l'étrange et
magnifique regard! Aucun trouble, aucune frayeur, aucun embarras
déjeune fille. Il semble que cette âme de diamant n'ait pas besoin
de cette petite honte ingénue et touchante qu'on appelle la pudeur.
Elle plane au-dessus de la région des sentimens définis et des idées
connues. Elle questionne, elle observe, elle veut savoir si elle est
comprise, et sa fière loyauté semble dire : — Je croirai avec la force
que je mets à chercher, j'aimerai avec la puissance que je porte
dans mon investigation. — Je te jure, mon père , qu'il faut être un
honnête homme jusqu'au bout des ongles pour soutenir ce regard-
là sans effroi.
Elle a été contente de la réponse de mes yeux. M'^'^' Marsanne
rentraient. Elle m'a souri en refermant le piano, et pendant que son
père travaillait à se réveiller, elle m'a dit très vite : — Venez sou-
vent. ,
En revenant à Aix, j'ai causé avec M'"^ Marsanne. Elle m'a dit que
Lucie était pour elle un grand problème, qu'elle paraissait m' aimer
réellement, bien qu'elle n'en voulût convenir avec personne et avec
Élise moins qu'avec toute autre. Élise paraît un peu piquée de cette
réserve, que pour mon compte je m'explique instinctivement. Élise
ne m'inspire pas à moi-même une confiance absolue. Elle n'a aucun
sot dépit contre moi , et pourtant elle est femme , et peut-être eût-
elle mieux aimé repousser mes assiduités, qu'elle ne désirait pas,
que de n'avoir pas à les repousser du tout. Elle porte Lucie aux
nues à tout propos; mais, comme il n'est pas dans sa nature d'ad-
mirer quelque chose ou quelqu'un, on sent dans ses éloges le man-
que de naturel et d' à-propos. C'est comme si elle obéissait à l'esprit
d'un rôle qu'elle se serait tracé, mais qu elle ne saurait pas bien
jouer. Je suis peut-être injuste, ne crois pas rigoureusement ce que
je te dis là; mais il faut bien que tu saches pourquoi je ne me sens
porté à aucun abandon avec elle, tandis que sa mère est toujours la
même pour moi.
Celle-ci m'a appris que Lucie s'était fort inquiétée de me savoir
280 REVUE DES DEUX MONDES.
malade, ou plutôt de m' avoir su malade, car on ne lui a dit ma fièvre
que quand j'ai été hors d'afiaire. Et puis, en apprenant mon départ,
elle s'est évanouie, et elle t'a écrit ensuite une lettre qu'après ré-
flexion elle n'a plus voulu t'envoyer. Que s'est-il donc passé dans
cette âme mystérieuse? Pourquoi, si elle m'aimait, avoir agi de ma-
nière à me désespérer? Il est impossible de soupçonner en elle la
moindre perfidie, et jamais femme n'a ignoré plus complètement les
coquetteries du caprice. Elle subissait une influence... L'a-t-elle
définitivement secouée? Ah! qu'il me tarde de pouvoir être seul
avec elle et avec le grand-père, devant qui elle peut dire tout ce
qu'elle pense! — Sois pourtant bien tranquille sur mon compte, et
si Henri t'écrit que je suis trop agité, n'en crois rien. Henri ne sait
pas ce que c'est que les bienfaisantes consolations et les vivifians
conseils d'un père comme toi. . Ton Emile.
DIXIÈME LETTRE.
LUCIE A M. MOREALI, A CHAMBERY.
Turdy, le 9 juin.
La voici, cette grande confidence. Soyez assuré qu'elle est aussi
nette et aussi sincère qu'une confession.
Je ne vous ai écrit qu'une fois cette année, et ma lettre était plus
courte que les autres. Je n'arrangerai rien, j'avouerai le fait. Je n'ai
pas senti le besoin de vous écrire davantage , et comme c'est tou-
jours moi qui ai besoin de vous, comme vous ne pouvez jamais avoir
besoin de moi, je me suis crue dispensée de vous importuner de ces
écritures sans but et sans portée qui servent à tuer le temps dans
les relations des gens du monde.
Depuis un an, mes idées se sont modifiées. Je croyais que cela ne
durerait pas, j'attendais pour vous le dire que je fusse sortie de cette
épreuve; mais ce n'était pas une épreuve, c'était une vue nouvelle :
sa clarté et sa durée m'ont donné le droit d'y croire.
H y a un an, mon grand-père était à Lyon; j'étais à Ghambéry,
auprès de ma tante. Je voyais beaucoup les communautés instituées
pour r éducation chrétienne des jeunes filles. J'aime les enfans, vous
le savez, et quand j'ai aspiré si longtemps et si fortement à l'état re-
ligieux, c'est toujours sous la forme d'institutrice et de mère adop-
tive de l'enfance que ce noble état m'apparaissait. Vous m'aviez
conseillé de fréquenter ces établissemens afin d'y prendre de plus
en plus le goût des devoirs auxquels ils sont consacrés. Eh bien!
c'est là précisément que j'ai perdu le goût de cette maternité banale
qui n*est pas celle que Dieu inspire directement à la femme. D'abord
MADEMOISELLE LA QUINTINIE. 281
ces établissemens ne peuvent se soutenir qu'à l'aide de spéculations
et de calculs dont le côté matériel me répugne, et puis ils sont bien
plus institués par l'esprit de parti du dehors que par l'esprit de
charité du dedans. L'hostilité déclarée, ardente, sans cesse en mou-
vement de cette lutte contre le siècle a quelque chose qui m'effraie
et me consterne. J'ai craint de me tromper, j'ai obtenu de mes pa-
rens la permission de voyager avec des dames missionnaires en
tournée; j'ai fait avec elles plusieurs voyages, j'^i visité une grande
partie du centre et du midi de la France. Eh bien! j'ai vu des intri-
gues véritables pour faire tomber les établissemens séculiers, pour
tuer toute concurrence, pour accaparer et monopoliser le bénéfice
d'un commerce, car cela est devenu un commerce la plupart du
temps. L'état religieux est devenu généralement lui-même un mé-
tier pour vivre, et l'esprit de corps n'est qu'un esprit d'égoïsme un
peu moins étroit, mais beaucoup plus âpre que l'égoïsme individuel.
Ne vous récriez pas, mon ami : je ne sais comment les choses se pas-
sent ailleurs; mais aujourd'hui, en France, je les ai vues telles
qu'elles sont, et elles ne sont point à la gloire de Dieu. J'ai voulu
savoir si c'était seulement la corruption de l'idéal dans certaines
communautés. J'ai été mise dans la confidence de l'esprit de l'ordre,
et j'ai vu un esprit de lucre et de domination poussé et soutenu par
un esprit de conspiration, je ne dirai pas contre tel ou tel gouver-
nement, mais contre toute espèce d'institutions ayant la liberté pour
base. Je suis à peu près sûre aujourd'hui qu'il en est ainsi dans la
plupart des établissemens religieux des deux sexes et que cette po-
pulation de serviteurs de Dieu, en prenant une extension subite et
en disposant de ressources considérables, s'est donnée à l'esprit
mercantile et positif du siècle. Non, Dieu n'est plus là, et cela devait
arriver. L'état de renoncement est un état sublime qui doit rester
exceptionnel, pauvre, et pour ainsi dire caché. Du moment qu'il
s'affiche, qu'il tourne au prosélytisme calculé et intéressé, du mo-
ment qu'il' se recrute avec aussi peu de choix et de scrupule que
s'il ne s' agissait pas de servir d'exemple, du moment qu'il se répand
dans toutes les affaires de ce monde et qu'il se mêle à tous les cou-
rans vulgaires de ses intrigues puériles, il n'est plus le premier,
mais le dernier des états, car il trafique des choses les plus sacrées,
la foi et le renoncement.
Je me suis donc éloignée de ces projets, navrée d'abord, et puis
peu à peu rassurée dans ma foi, car rien ne prouve contre Dieu, et
les faux prophètes n'ont point ébranlé l'arche sainte de la vraie
croyance; mais j'ai souffert pour me remettre sur mes pieds. Il y
avait eu pour moi quelque chose de si doux à me sentir vivre dans
une atmosphère de vaste fraternité religieuse avec la foule grossis-
282 REVUE DES DEUX MONDES.
santé des fidèles! L'association des idées, des sentimens et des actes,
c'est vraiment l'idéal social et divin! J'étais fière alors d'appartenir
à l'église romaine, à ce catholicisme dont le nom signifie doctrine
universelle. Je voyais se réaliser le rêve de ma foi, l'esprit de Dieu
se répandre dans les masses, les aumônes se formuler en millions,
les monastères se relever sur tous les points de la France, les poé-
tiques chartreuses se rebâtir avec leurs propres ruines dans les sites
sauvages, les paysans se prosterner naïvement devant les chapelles
pittoresques et les croix bénies, les églises se remplir d'une foule
avide de la parole de Dieu, comme aux plus beaux temps de la foi;
je voyais enfin cette grande chose s'opérer : l'union dans la force de
l'amour! Et ces belles sociétés de secours, cette fraternité puissante,
cet appui que le faible était toujours sûr de trouver en invoquant le
nom du Christ, ce sentiment de confiance qui me poussait dans la vie
avec la certitude de pouvoir faire le bien en donnant tout, ma fortune,
mon temps, mon intelligence et ma vie à une église vraiment évan-
gélique, oh! oui, tout cela était bien beau, et je respirais à pleine
poitrine dans mon idéal! J'étais jeune, j'étais gaie; tout me souriait
dans le présent et dans l'avenir. Il n'y avait aucune ombre en moi,
aucun écueil possible dans ma vie. Le ciel était pur sur ma tête, le
monde était lancé irrésistiblement sur la pente du vrai. Tous mes
semblables allaient être heureux et bons. Plus de détresse, plus
d'isolement pour ma pensée! L'Évangile était debout, et l'humanité
chrétienne était une immense chaîne de mains amies, enlacées les
unes aux autres pour s'aider et s'entraîner dans la voie du beau et
du bien î
Rêve d'enfant que j'ai bien pleuré ! Les temps que je croyais venus
sont loin encore. Il n'a manqué qu'une chose à ce grand élan reli-
gieux du siècle, la sincérité! Elle n'y est point; par conséquent ni
foi, ni charité réelle, ni espérance rassurante dans ce prétendu ré-
veil divin. Le bien s'y fait mal, avec partialité, avec calcul. On y
vend l'aumône, puisqu'on y achète la prière. On y spécule de l'ai-
sance des familles et de la sécurité des existences. On y chante les
louanges de Dieu sans penser à Dieu. On s'y permet beaucoup de
ce que l'on défend aux autres , et le mal lui-même y a quelquefois
des sanctuaires de refuge et des licences impunies comme au moyen
âge. Ne dites pas que je me trompe, que j'ai mal vu, mal compris,
que je subis de funestes influences. Je n'en ai subi aucune, je n'ai
jamais laissé discuter ma foi, même par mon grand-père, qui est
mon meilleur ami; je ne suis pas un esprit faible, et je ne m'aban-
donne pas à l'impression d'un fait isolé. Je n'en signale aucun en
particulier, et ce n'est pas le pays que j'habite qui m'a fourni des
sujets saillans d'observation; c'est un ensemble de choses qu'on m'a
MADEMOISELLE LA QUINTINIE. 283
laissé connaître et apprécier, comptant me rallier à l'œuvre géné-
rale. Je ne me suis pas livrée à cet examen attentif et clairvoyant des
personnes et des choses par curiosité frivole et avec l'arrière-pen-
sée d'y trouver le prétexte d'une défection. Oh non ! Dieu m'en est
témoin ! mon parti était pris , j'avais accepté d'avance toutes les
luttes, et j'allais même jusqu'à la cruauté envers la famille pour
réaliser le vœu de mon cœur. Je voulais être religieuse et je ne vou-
lais que choisir l'ordre où je me sentirais plus utile à la religion.
Qu'ai-je trouvé? Rien qui parle à ma foi, si ce n'est ce pauvre cou-
vent de carmélites où je vais encore quelquefois et où je n'irai
plus, parce que j'y ai reconnu, à mon dernier examen, un esprit
étroit et sombre, un ascétisme sans chaleur, un sauvage mépris de
l'humanité, une protestation sincère, mais sauvage et stupide contre
la civilisation et contre l'avenir de la société (1).
Ceci n'est pas ce que vous m'avez enseigné, mon ami! Vous
m'avez montré le vaste et riant horizon de la foi sous les couleurs
de mon rêve. Ce rêve s'est évanoui. J'ai dû alors rentrer en moi-
même et me demander au service de quelle cause sainte et féconde
mon cœur toujours croyant et mon esprit toujours logique allaient
maintenant se dévouer.
Jusqu'ici ma vie n'a pas été celle de tout le monde. Il m'a man-
qué d'avoir une mère , j'ai à peine connu la mienne, et ma grand'-
tante ne pouvait pas la remplacer; il y avait trop de distance d'âge
entre nous. Mon père a toujours vécu loin de moi, mon enfance s'est
donc écoulée dans le monde antique et suranné de Ghambéry ou dans
l'austère solitude de ce vieux manoir, en tête-à-tête avec un vieil-
lard excellent et charmant, mais tout d'une pièce dans ses idées et
fort peu disposé à régler et à développer mes premières aspira-
tions. Point de sœurs, point de compagnes de mon âge; à Turdy,
point de religion; à Ghambéry, beaucoup de pratiques religieuses,
aucune dévotion intérieure et sentie. Hélas! faut-il reconnaître que,
panni tant de manières de croire qui se partagent la religion de
notre temps, cette dévotion inoffensive et tolérante est encore une
des moins mauvaises?
Quoi qu'il en soit,' j'étais sans religion aucune quand ma tante
me fit envoyer à ce couvent de Paris où j'ai eu le bonheur de vous
connaître. Vous vous souvenez de cette enfant sauvage qui chantait
d'une voix de clairon à la tribune de l'orgue et qui ne se souciait de
rien que de musique, d'étude silencieuse et de récréation bruyante?
Vous avez mieux auguré d'elle que les autres, vous avez dit : « G'est
une bonne personne, elle est tout entière à ce qu'elle fait. » Et
(l) L'auteur n'a pas besoin de dire qu'il ne désigne aucun couvent particulier, et
qu'il ignore s'il y a des carmélites à Ghambéry ou aux environs.
284 REVUE DES DEUX MONDES.
VOUS avez entrepris de m'instruire dans la religion, en même temps
que vous dirigiez mes études profanes dans le sens le moins étroit
possible, au sein d'un couvent de femmes. On m'a trouvé de la mé-
moire et de la facilité : vous me trouviez , vous , du jugement et de
l'ordre dans les idées. Vous m'avez beaucoup gâtée en m'encoura-
geant à me servir de ma logique naturelle pour comprendre Dieu,
et de mon cœur tel qu'il était disposé à l'aimer. Je vous dois tout
le bonheur que mon âme d'enfant pouvait trouver en ce monde si
désert pour moi. Vous m'avez donné le ciel, et vous avez toléré tous
les élans de mon petit esprit, jusqu'à me permettre en souriant de
ne pas croire d'une manière absolue à l'éternelle damnation et à
ces tortures matérielles de l'enfer qui me paraissaient indignes du
sens moral de la foi.
Sur bien d'autres points encore, vous avez élargi pour moi le
cercle étroit d'une certaine orthodoxie farouche; vous m'avez pro-
mis que mon grand-père ne serait pas jugé et perdu sans retour
pour n'avoir pas compris Dieu; vous m'avez autorisée, fût-ce à
l'heure suprême de la mort, à ne pas le tourmenter inutilement
pour le faire rentrer dans le sein de l'église; vous m'avez défendu
de haïr et de mépriser les dissidens; enfin vous m'avez enseigné
une religion d'amour, de grâce et de bonté qu'il ne me serait plus
possible de changer contre une autre, et pour laquelle je vous bé-
nirai tant que je serai moi-même.
Vos lettres si paternelles et si véritablement évangéliques ont
continué votre ouvrage et maintenu mon cœur dans cet état de
béatitude jusqu'à l'année dernière. De ce moment, il m'a semblé
que vous changiez de sentiment intérieur et que vous me parliez un
langage nouveau. Après avoir ajourné pendant des années le désir
que j'éprouvais de renoncer au monde, vous m'avez poussée à ce
parti avec une énergie soudaine. Il semble que ce vénérable père
Onorio, dont vous me parliez avec enthousiasme, ait modifié, dirai-
je dénaturé? votre foi... Vous ne pensiez plus que mon salut fût con-
ciliable avec mes devoirs de famille, et pendant quelques instans,
quelques semaines peut-être, j'ai travaillé à vous obéir en pesant
un peu sur la tendresse de mon grand-père, et en le dominant par
la crainte de me pousser à la révolte. Mon ami, je me suis vue au
seuil du fanatisme, et j'ai eu là quelques accès d'obstination et de
malice d'un enfant gâté. Au moment où je commençais à me le re-
procher, la désillusion s'est faite à l'égard de l'esprit de la religion
de ce temps-ci, et voilà où j'en étais quand votre arrivée m'a sur-
prise, quand votre lettre m'a bouleversée. Ah! que cette lettre-là
ressemble peu aux anciennes, et comme il m'est difficile de vous
reconnaître à travers ce ton indigné, chagrin et rempli d'épouvantes!
MADEMOISELLE LA QUINTINIE. 285
Votre style lui-même est changé comme votre accent, comme votre
figm'e, et je vous ai cru lancé dans ces mystérieuses affaires qui
se résolvent toujours par une récolte d'argent, dont l'emploi n'est
pas toujours vraiment utile et pieux! Mon ami, pardonnez-moi de
vous dire tout cela; mais je ne sais pas feindre. Vous aimiez ma
franchise. Il faut l'aimer encore et répondre à mes objections par
des raisons, non par des menaces; je n'y croirais pas. Souvenez-
vous qu'entre Dieu et moi je n'ai jamais pu apercevoir le diable. Si
Dieu veut me châtier, il ne se servira pas de l'esprit du mal pour
me ramener au bien, et s'il est pour moi sans merci, s'il veut me
confondre et m'anéantir, il m'abandonnera à moi-même. C'est bien
assez de moi pour me torturer, si ma conscience est coupable; c'est
bien assez de l'horreur des ténèbres, si l'œil de Dieu n'est plus le
flambeau de ma vie.
Pour aujourd'hui, voilà tout ce que j'ai à vous dire. La confidence
de mes sentimens personnels et de mes projets est tout à fait inutile,
si nous ne pouvons plus nous entendre sur le point de départ, la re-
ligion. La mienne n'a pas changé depuis tantôt six ans que vous
lisez dans mes pensées, et je ne vois rien dans le présent que je ne
puisse combattre seule, si je m'y sens en péril sérieux. Soyez sûr
que j'y ai songé et que je n'ai pas été pour rien m' enfermer aux
carmélites. Lucie.
ONZIÈME LETTRE.
MOREALI A MADEMOISELLE LA QUINTINIE, A TURDY.
Chambéry, le 10 juin.
Oui, j'ai changé, Lucie, j'ai changé complètement d'esprit et de
volonté; ne vous l'avais-je pas écrit? J'étais sorti de la voie du salut,
j'y suis rentré, et il faut que je vous y ramène, il le faut absolument,
ou un remords éternel pèsera sur mon âme en ce monde, peut-être
un éternel châtiment dans l'autre.
Lucie, vous êtes toute préparée pour ce que j'ai à vous dire; vous
avez vu clair, la vraie religion est perdue. Personne ne croit plus,
chacun l'interprète à sa manière, il n'y a plus d'orthodoxie. Les ca-
tholiques se sont faits protestans à leur insu, beaucoup se sont faits
juifs tout en criant contre les juifs, moins âpres dans leur cupidité
que ne le sont ces prétendus chrétiens. Le mal est partout, il ne
connaît même plus cette contrainte de l'hypocrisie dont on disait
qu'elle était un hommage rendu à la vertu. Non, en fait d'hypo-
crites, il n'y